lundi 7 juillet 2025

Anvers. Vlaamse Opera, le 27 avril 2011. Richard Strauss: La Femme sans ombre, Die Frau ohne Schatten. Stephanie Friede, Tanja Ariane Baumgartner, Marion Ammann… Alexander Joel, direction. Marco Arturo Marelli, mise en scène

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Aviel Cahn, intendant du Vlaamse Opera (à Gand et à Anvers) poursuit sa programmation ambitieuse. Après avoir accueilli un Don Carlos en français dans sa version complète parisienne, indiscutablement convaincante dans ses délires surprenants (mars 2010), -également dirigée par Alexander Joel-, voici une nouvelle production de La Femme sans ombre, « FSO », présentée initialement à Graz, fin 2010.


« FSO » esthétique, vocalement prenante

La mise en scène de Marco Arturo Marelli respecte les deux facettes visuelles de l’ouvrage, majoritairement symbolique, entre réalisme (le tableau « socialiste » du final où chacun, malgré sa classe: empereur, teinturier, ouvriers… se retrouve à la table de la paix, en un banquet de famille qui aujourd’hui pourrait sembler naïf mais qui dans le contexte des auteurs, soit au moment du choc de la Première Guerre, revêt un caractère hautement moral et spirituel, celui d’une fraternité qui a réussi la paix sociale), et l’onirisme propre aux mythes et légendes, car La Femme sans ombre sait recycler avec génie, le souffle des opéras magiques de Mozart à Wagner (de La Flûte Enchantée à Parsifal).
La machinerie sur plateau tournant souligne ce cortex propre aux métamorphoses: on passe du monde des mortels (le ménage tendu de Barak et de sa femme) à la quête de l’Impératrice guidée par la Nourrice; sans omettre les incursions solitaires de l’Empereur ou les évocations ritualisées du royaume des Esprits… Chaque personnalité est portraiturée avec clarté malgré les difficultés d’adapter à la scène, une partition surtout lyrique et orchestrale.
La réalisation sait être esthétique (murs mobiles couverts de carreaux vernissés bleu turquoise dont les irisations raffinées citent évidemment les palais d’un Orient de légende). Le cheminement de l’Impératrice, sa résistance à la tentation, sa loyauté indéfectible qui préserve le salut de tous … sont remarquablement explicités: de sa compassion sincère découle la paix finale. Strauss et Hofmannsthal ont élaboré un drame où les solitudes apparemment opposées découvrent que leur sort sont interdépendants: aucun ne peut être sauvé tant que tous ne comprennent ni ne rencontrent véritablement l’autre. C’est un manifeste pour l’humanité qui n’a pas pris une ride.
A l’époque de Strauss et Hofmannsthal, l’Empire Austro-Hongrois que l’on croyait insubmersible, s’effondre avec la fin de la guerre en 1918: c’est un choc et un traumatisme effroyable. La Femme sans ombre, créée à l’Opéra de Vienne (ex Opéra de la Cour Impériale) en octobre 1919, recueille les vibrations d’une période soumise au cataclysme: confrontés à la barbarie de la guerre, le duo Strauss/Hofmannsthal milite pour la paix: cette ombre que recherche l’Impératrice est en fait sa propre identité. En apprenant l’amour, la compassion, la fraternité, cette âme en errance réalise sa destinée: c’est l’exemple de Barak, le plus humain des personnages (et le seul de l’opéra à posséder une identité fixée par son prénom) qui désigne le vrai chemin…

Dès l’ouverture, on suppute que l’orchestre saura s’engager, explorer les délices multiples d’une partition singulière, composée pendant la Première Guerre dont la sauvagerie, la barbarie instrumentale mais aussi les joyaux conçus par un Strauss au sommet de ses possibilités symphoniques disent l’étendue et les vertiges d’une totalité lyrique et musicale sans équivalent à l’opéra. Strauss et son librettiste Hoffmannsthal réalisent un opéra symboliste et initiatique, aux légendes mêlées, mi orientale mi européenne, surtout humaniste: le chant de Barak, le plus tendre des protagonistes; la prière et la loyauté de l’Impératrice qui sait s’émouvoir et comprendre (en une exhortation déclamée bouleversante au III) ce qu’est la fragilité de la condition humaine incarnent cet ardent désir pacifiste et reconstructeur des deux auteurs.
On oublie trop souvent cet aspect de l’oeuvre: la force tellurique qui s’en dégage, le bruit du cataclysme, le cri de la guerre… tout s’entend dans la fosse. Strauss peint très scrupuleusement l’inhumanité sanglante des armes: la pureté d’âme des protagonistes, leur basculement rédempteur, leur résistance à la tentation du diable disent en un grand crescendo, la volonté des auteurs de sortir l’Europe d’alors, de la fatalité du chaos.
A la tête de l’Orchestre Symphonique du Vlaamse Opera, Alexander Joel conduit ses troupes en bon ordre, favorisant la réalisation du drame plutôt que la ciselure du raffinement instrumental. La puissance de l’orchestre et parfois ses fulgurances (solo de violoncelle au II pour l’air de l’Empereur) n’atteignent que rarement les milles perles éblouissantes du texte straussien: on espère les déflagrations martiales de l’orchestre, la terreur et la menace qui s’en dégagent… en vain. Le chef semble souvent dépassé par la partition, trouvant péniblement un juste équilibre entre les pupitres omniprésents des cuivres et ceux des vents et des cordes. Nonobstant, le duo d’amour de Barak et de sa femme qui ouvre le III, puis la grande scène de l’Impératrice invitée à boire l’eau de la vie au royaume de son père, l’omniscient Keikobad, souverain des Esprits, sont de vraies réussites.


Cantatrices superlatives

La distribution, pourtant inégale, révèle elle aussi de vraies surprises, accomplissant grâce à l’engagement vocal de certains chanteurs, des instants de théâtre mémorables.
Le second acte est dans ce sens, le plus prenant. L’Orchestre s’y déchaîne avec une violence et une sauvagerie comme on en voit peu au théâtre… or le chef souligne mal les points forts et les arêtes vives de cette architecture de fin du monde. Sur scène, l’opposition des couples Empereur/Impératrice, Barak/sa femme s’exacerbe; les deux femmes ont d’ailleurs leurs airs les plus importants: l’Impératrice y exprime sa compassion pour Barak (impossible pour elle de voler l’ombre de la femme et de détruire de ce fait, le couple mortel: son salut ne peut se construire sur le malheur des autres); la Teinturière de son côté, après avoir passablement dénigré son époux, avoue son amour pour lui; ainsi se réalisent les deux valeurs clés de l’opéra: la tendresse et la compassion. Le sort de l’impératrice et de la femme de Barak sont semblables…. et l’action ne peut se résoudre tant que chacun de leur désir ne trouve son accomplissement par la résolution morale et spirituelle de l’autre.

Stephanie Friede éblouit dans le rôle de la Teinturière: en elle souffle une volonté ardente de se libérer: voix puissante et souple, aigus rayonnants et timbrés, justesse de l’intonation… ses qualités vocales et dramatiques sont indiscutables. La cantatrice sait exprimer cette âme vindicative voire hystérique, dont le refus des enfants et les pointes haineuses vis à vis de son époux indiquent un être en souffrance qui n’a pas encore trouvé son identité profonde. Le basculement du personnage à la fin du II, quand elle avoue son amour pour Barak, dévoile la dynamique psychologique d’un caractère clé. Quel chant vibrant et sincère, d’un raffinement évident qui associe expressivité et subtilité! Tant d’investissement évoque la performance de ses ainées, légendaires: Rysaneck, Jones sous la baguette de Boehm et Karajan.

Face à elle, l’Impératrice de Marion Ammann gagne en sûreté pendant le spectacle. Au I, la voix est incertaine, les aigus tirés, le style en manque d’aplomb. Puis tout s’inverse au II, surtout au III, quand le personnage s’affirme face à l’inéluctable loi de son père Keikobad. Il y a de la Walkyrie dans ce caractère: une âme en lutte contre la loi du père, qui s’ouvre à l’amour et s’émeut de la condition humaine, en proie au spectre de la guerre et de la mort. Le chant progresse avec nuances, et l’angélisme aristocratique un rien distancié à ses débuts, se fait au III, manifeste pour l’humanité grâce à son son sens des prhasés, un sprechgesang captivant. De ce point de vue, la soprano réussit sa grande scène de l’eau de la vie: affectée par le sort de l’Empereur et pourtant inflexible dans son refus de sacrifier le Teinturier et sa femme.

A leurs côtés, soulignant l’excellence des femmes, Tanja Ariane Baumgartner campe une Nourrice séductrice et calculatrice quant il faut négocier auprès de l’épouse de Barak, l’obtention de son ombre… Voix ample et fluide, délicieusement cuivrée, d’une opulence sans tension, la prestance est jubilatoire. C’est une mezzo ardente qui demain chantera magnifiquement Fricka chez Wagner.


Neutralité des hommes

Malheureusement, les hommes sont autrement convaincants: si Thomas Johannes Mayer offre un chant toujours couvert et musical pour le rôle primordial de Barak, on regrette sa neutralité égale, ce caractère lisse et sans trouble du personnage. Il s’agit d’une prise de rôle: augurons que le baryton basse approfondisse encore les aspérités ambivalentes du personnage: ardent humaniste, d’une fraternité de plus en plus généreuse, mais aussi capable de colère criminelle (vis à vis de sa femme à la fin du II, quand il envisage de la tuer avec une lame). En constante difficulté, n’arrivant jamais à acrocher un aigu ni de le maintenir, bien pauvre en phrasés et nuances, le ténor Jon Villars rate son incarnation de l’Empereur. Car il ne s’agit pas de chanter les notes, il faut encore chez Strauss colorer, articuler, suggérer. Le ténor américain ne possède rien du diseur impérial qu’exige un rôle flambloyant qui le dépasse.

En conclusion, la production reste globalement intéressante. Les femmes se distinguent, atteignant souvent à d’exceptionnels moments de magie, d’intensité expressive, de vérité théâtrale. La partition de Strauss est trop rare pour la manquer. Ses effets scéniques entre magie et terreur, humanité et tension paroxystique composent une expérience unique à l’opéra. Anvers affiche encore ce spectacle réussi jusqu’au 11 mai (30 avril, 3, 6, 8 et 11 mai 2011). N’hésitez pas à (re)découvrir les joyaux d’une partition exceptionnelle. Le festival de Salzbourg 2011 affiche aussi la partition dans une production soignée qui entend renouer avec les grandes réalisations mémorables que la ville a connu sous la direction de Boehm et Karajan: autre production événement, sous la direction de Christian Thielemann, à suivre évidemment. Strauss: La Femme sans ombre, Die Frau Ohne Schatten, Salzbourg 2011, du 29 juillet au 21 août 2011.

Anvers. Vlaamse Opera, le 27 avril 2011. Richard Strauss: La Femme sans ombre, Die Frau ohne Schatten, création à l’Opéra de Vienne le 10 octobre 1919. Livret de Hugo von Hofmannsthal. Stephanie Friede, l’épouse du Teinturier. Tanja Ariane Baumgartner, la Nourrice. Marion Ammann, l’Impératrice. Thomas Johannes Mayer, Barak le Teinturier. Jon Villars, l’Empereur… Choeur et Orchestre du Vlaamse Opera. Alexander Joel, direction. Marco Arturo Marelli, mise en scène.

Illustrations: Vlaamse Opera © A. Augustijns 2011 – Die Frau ohne Schatten
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