Que de passions pour cette Passion
L’orchestre des Passions d’abord mérite une mention particulière pour sa précision et sa présence forte sans excès. La virtuosité est très opérante, porteuse d’émotion et de musicalité. Quand dans l’orchestre I Nirina Bougès officie au premier violon (quelles arabesques sublimes dans Erbame dich) et Pierre Bleuse tient le premier violon de l’orchestre II (quelles impressionnantes embardées de traits dans Gebt mir meinen jesum wieder), on devine la qualité des cordes. Mais surtout il faut mentionner la suavité et la justesse des flûtes (traversières et droites) la fraîcheur des hautbois (quelle délicatesse chez les hautbois d’amour et di caccia), la profondeur des bassons (dans l’orchestre I !), le continuo sublime de précision souple, et une mention toute particulière pour la viole de gambe la plus élégante et la plus sensuelle qui se puisse rêver (Sylvie Moquet) ! Avec un tel orchestre, répartis en deux comme il convient, le socle de l’émotion et de perfection musicale est posé avec une stabilité que rien n’ébranlera. Car une Passion selon Saint-Matthieu est une aventure longue, autant musicale que spirituelle, qui repose sur la stabilité et la solidité de l’orchestre, qui jamais ne doit faiblir.
Les solistes ensuite ont été choisis avec un art savant des contrastes de timbres et la complémentarité d’une amicale musicalité, souvent entretenue de longue date. Ainsi le soprano fruité d’Isabelle Poulenard et le timbre sublime de gravité de Guillemette Laurens sont musicalement associées aux Passions depuis longtemps et ce mélange d’opposition et de complémentarité de phrasé et de lumières est un bonheur retrouvé avec joie, que leur duo magnifie. Arnaud Richard est une basse élégante et sensuelle capable de douceur comme de vigueur avec une splendeur de ligne admirable. Vincent Lièvre-Picard dont le timbre brillant de haute-contre impressionne ailleurs, sait modérer son soleil ardent pour mettre le texte en valeur. La terrible tessiture de l’Evangéliste, qui en a éprouvé plus d’un et des très grands, lui semble aisée et il arrive même à mettre tendresse et douceur dans ces hauteurs qui ailleurs seraient héroïques. Sachant la splendeur de ses aigus triomphants on apprécie particulièrement la fragilité et l’émotion douce qu’il sait y mettre. Un Evangéliste simple et humain qui touche par sa candeur et sa profondeur artistement mêlées. Jean-François Rouchon a une belle voix souple de baryton qui lui permet de camper un Jésus proche de chacun, noble et sans effets vains. Très souvent les échanges entre l’évangéliste et Jésus sont marqués par un naturel confondant. Antonio Guiaro aborde avec intensité les phrases si fondamentales de Judas et Pierre. Il faudrait pour être juste détailler l’art de chaque chanteur dans tous les merveilleux airs que Bach leur a offerts. La voix dramatique par essence, au timbre si profond et à la lumière si noire de Guillemette Laurens se met toujours au service du texte qu’elle magnifie. Chacune de ses interventions est un intense moment d’émotion tragique. L’air Erbame dich avec les encorbellements du violon radieux de Nirina Betoto associe des lumières complémentaires, celle sombre de l’alto et la plus claire du violon, convoquant une émotion rare. Isabelle Poulenard adapte sa voix qui peut être si brillante et fruitée aux divers airs, avec une émotion troublante lorsqu’elle élimine tout vibrato pour oser des sons piano timbrés et fragiles comme du cristal. La subtilité des phrasés n’est jamais ostentatoire mais toujours porteuse d’émotion vraie. C’est peut être l’air Aus Liebe will mein heiland sterben qui restera le plus mémorable avec une écoute mutuelle et une recherche de sons communs avec la flûte et le hautbois di caccia très troublantes. L’aplomb et la vaillance associés de la basse et du violon dans l’air Gebt mir meinen jesum wieder voit en Arnaud Richard et Pierre Bleuse des complices aussi virtuoses que parfaits musiciens de cœur. La palme de l’humaine tendresse va à l’association de la viole de gambe avec le ténor puis la basse dans leurs airs Geduld, Geduld et Komm Süsses Kreuz. Voix humaines et de cordes frottées rivalisant de touchante mélancolie. Ces moments de musique si vivants, figent l’auditeur dans un bonheur rare. D’ailleurs il est fréquent dans de tels instants d’union que Jean-Marc Andrieu ne dirige pas laissant musiciens et chanteurs s’écouter avec le cœur et se voir avec les oreilles.
Les chœurs répartis en trois. Gauche, droite et fond est admirable d’homogénéité et de subtilité de nuances. Aucun chœur ne domine jamais. La Maîtrise du Conservatoire de Toulouse au centre devant le chœur mixte est particulièrement mis en valeur avec douceur et tendresse. Les voix d’enfants sont fragiles mais droites et parfaitement justes, elles planent sans jamais disparaître au plus fort des nuances. Le spectaculaire renfort pour certains chorals clefs, d’ensembles vocaux amateurs dans la salle, apporte beaucoup d’émotion car les voix d’enfant sont comme portées par cette force tellurique maîtrisée. Le plus grand mérite de la direction précise et vivifiante de Jean-Marc Andrieu est de constamment alléger et faire avancer les masses chorales faramineuses (près de 600 chanteurs). Aucune lourdeur, jamais la moindre faiblesse dans l’avancée dramatique de cet opéra sacré magnifique. Et la liberté qu’il laisse à certains moments de fusion musicale est autant geste de respect des musiciens que de confiance dans une partition écrite dans une perfection formelle réconfortante.
Le don de chaque musicien et de chaque chanteur, radieux soliste ou anonyme choriste, est si total que cette version de la Saint-Matthieu dépasse et de loin la très belle version enregistrée par Andrieu et ses amis en 2000 dans cette même Halle-Aux-Grains. Le choral final, sans la lumière radieuse des voix d’enfants qui s’éteint à la Crucifixion, mêle tous les musiciens et les chanteurs (y compris les solistes dans les rangs des chœurs) pour un ultime moment de communion musicale rempli d’émotion.
Le succès a été colossal et passionné, marqué par des applaudissements généreux. Car c’est bien La Passion des passions qui a été offerte généreusement à Toulouse, ville où la musique et le chant sont tant aimés, par un public très souvent musiciens ou chanteurs amateurs qui sait reconnaître les fins musiciens des simples virtuoses. Ce soir : Total respect ! Et nous y serons dimanche prochain avec joie.
Toulouse. Halle-aux-Grains. 27 mars 2011. Johann Sébastien Bach (1685-1750) : La Passion selon Saint Matthieu. Isabelle Poulenard, soprano. Guillemette Laurens, alto. Vincent Lièvre-Picard, ténor (l’Évangéliste). Arnaud Richard, basse (Pilate). Jean-François Rouchon, basse (Jésus, Pilate). Antonio Guirao, basse (Pierre, Judas) Chœurs : à contretemps, chef de chœur : Guy Zanesi ; Choeur Archipels, chef de chœur Joël Suhubiette ; Groupe Vocal Arpège, chef de chœur Jacques Charpentier ; Maîtrise du Conservatoire de Toulouse, chef de chœur : Marc Opstad ; Orchestre des Passions. Jean-Marc Andrieu, direction.
illustration: J.-M. Andrieu © J.Vandersfeesten