Tugan Sokhiev héraut de Prokofiev
Au moment où paraît un CD merveilleux chez Naïve avec le 2° concerto pour violon de Prokofiev, cette superbe production des Fiançailles au Couvent (coproduction du Capitole et de l’Opéra Comique) va certainement prendre les cœurs du public parisien pour quatre représentations après avoir séduit la ville Rose. Prokofiev semble réussir pleinement à Tugan Sokhiev. Lauréat en 2001 du concours Prokofiev, révélation internationale à Aix en 2004 avec l’Amour des trois Oranges (visible en DVD), il en est aujourd’hui l’un des plus parfaits interprètes. Cet ouvrage bouffe de Prokofiev écrit pendant la deuxième guerre mondiale est savoureux en raison de la démesure qui le constitue. Le livret est brillant en sa fausse simplicité. Un vieux barbon veut épouser la belle et jeune fille de son futur associé. On devine rapidement que tout terminera bien et les trois heures du spectacle passent trop vite. Longue partition, tout d’une pièce, cela empêche les tentatives de coupures si habituelles sur les opérettes et autres ouvrages comiques. Ici l’orchestre est bien mieux qu’un partenaire, c’est un magma mouvant sur lequel tout se construit, de l’intrigue à la caractérisation des personnages. L’orchestre est fondamental afin de tenir le juste équilibre entre tous les ingrédients hétéroclites utilisés par un Prokofiev qui s’amuse à mettre des références musicales multiples et parfois avec une insolence rare (Mozart, Rossini, Verdi, Tchaïkovski, Puccini, Wagner). Tugan Sokhiev qui a déjà dirigé cette partition au Mariinsky semble la maîtriser en ses plus intimes replis. Sa direction limpide en dégage toutes les strates nombreuses et les contorsions stylistiques. Jamais il ne se laisse aller à trop d’emphase ou de lyrisme, trop de sarcasmes, trop de puissance, tout est parfaitement dosé et les chanteurs ne sont jamais mis en danger alors que l’orchestration peut être très lourde. La beauté qu’il obtient de son orchestre irradie dans les moments comme la scène du Couvent de femmes, le duo d’amour au balcon, le quatuor… Ce subtil dosage, la splendeur constante de tout l’orchestre permet au spectateur une sécurité qui l’autorise à s’abandonner au théâtre en toute jubilation. Le genre comique avec déguisements, stratagèmes et conventions n’a en soi rien d’original, mais bien souvent le public ri de bon cœur. La satire est sévère tant du côté du matérialisme que de la religion, des rapports hommes/femmes et de la suffisance des puissants, la rouerie des petits.
Une distribution superlative
La distribution est comme une petite troupe issue du Mariinsky ou la célèbre Larissa Gerguieva officie. Tous ou presque étant russes, l‘aisance dans la compréhension des finesses du texte est un atout précieux. Les surtitres permettent de tout suivre parfaitement y compris les moments d’humour. Les voix sont les fleurons de l’école russe avec un placement dans le masque si efficace en termes de projection. Tous jouent la comédie avec art. La Duègne de Larissa Diadkova remporte la palme vocale et théâtrale. Mais tous sont si nombreux qu’il est impossible de les détailler, sont admirables. Même un petit rôle (frère Elustaphe) révèle en Vasily Efinov une voix de ténor de grande dimension et d’un grand charisme qu’il faudra suivre.
Le chœur admirablement préparé par Alfonso Caiani joue et chante à la perfection.
Un théâtre poétique et coloré
La mise en scène de Martin Duncan, les décors et costumes d’Alison Chitty et les lumières de Paul Pyant forment un tout qui renforce le côté kaléidoscopique de la partition par un parti pris « décalé ». Le spectateur est mis à contribution pour recréer mentalement l’histoire et ses éléments visuels. Les chaises, tables, échelles sont les parties du décor qu’il faut mentalement déplacer pour concevoir les détails. Les portes sans murs demandent de croire en ce qu’on ne voit pas. Certaines images sont de poésie pure. Le carré de ciel bleu nuit derrière une simple fenêtre au haut d’un praticable à roulette permet d’évoquer le plus romantique des balcons. Les lumières magiques font structure par moments faisant même du mur de fond de scène un allié somptueux. Quelle belle idée que ce cloître de lumière verte de sœurs écologiques avec leurs pots et leurs arrosoirs (elles ont assurément la main verte). La pagaille des poissonniers (aux mains rouges de tueurs ?) n’a d’égal que le « bordel » des prêtres alcooliques. Personne n’est épargné, des pères autoritaires aux mâles imbus d’eux même, aux femmes trop exigeantes…
La chorégraphie de Ben Wright allie efficacité et humour dans une gestuelle roborative jubilatoire exactement calquée sur la musique.
Ainsi tout cela se termine bien dans un final d’opéra sidérant de virtuosité, digne du plus fou des ensembles de Rossini. Les beautés musicales sont surprenantes et la scénographie d’une grande subtilité. Un spectacle intelligent parfaitement construit par une équipe sans maillon faible. Il faut remercier Tugan Sokhiev, d’avoir porté avec tant de rigueur ce beau projet qui débute admirablement une année lyrique tonique. Probable grand événement lyrique 2011.
Toulouse. Théâtre du Capitole. Le 16 Janvier 2011. Sergueï Prokofiev (1891-1953) : Les fiançailles au couvent, Opéra lyrico-comique en quatre actes et neuf tableaux, livret du compositeur assisté de Mira Alexandrovna Mendelson, d’après le livret d’opéra-comique de Richard B. Sheridan : La Duègne ou Le double enlèvement ; Création au Théâtre Kirov de Leningrad le 3 novembre 1946 ; Nouvelle production Théâtre du Capitole / Opéra-Comique . Mise en scène, Martin Duncan ; Décors et costumes, Alison Chitty ; Lumières, Paul Pyant ; Chorégraphie, Ben Wright. Avec : Brian Galliford, Don Jérôme ; Gary Magee, Don Ferdinand ; Anastasia Kalagina, Louise ; Larissa Diadkova, la duègne ; Danil Shtoda, Don Antonio ; Anna Kiknadze, Clara d’Almanza ; Mikhail Kolelishvili, Isaac Mendoza ; Yuri Vorobiev, Don Carlos ; Eduard Tsanga, Père Augustin ; Vasily Efimov, Frère Elustaphe / Premier masque ; Marek Kalbus, Frère Chartreuse/Deuxième masque ; Mischa Schelomianski, Frère Bénédictine / Troisième masque ; Eleonora Vindau, Lauretta ; Catherine Alcoverro, Rosina ; Claude Minich, Premier novice / Pablo ; Emmanuel Parraga, Deuxième novice / Pedro ; Alfredo Poesina, Lopez ; Pascal Gardeil, Miguel. Chœur du Capitole, direction, Alfonso Caiani ; Orchestre National du Capitole ; Direction musicale : Tugan Sokhiev.
Illustrations: © Patrice Nin