« J’aurais hésité longtemps encore à vous témoigner par lettre mon admiration, si tous les jours mes yeux ne tombaient sur des articles indignes, ridicules, où on fait tous les efforts possibles pour diffamer votre génie. Vous n’êtes pas le premier homme à l’occasion duquel j’ai eu à souffrir et rougir de mon pays…Votre opéra représente le grand, et cela pousse au grand. J’ai retrouvé la solennité des grands bruits, des grands aspects de la nature, et la solennité des grandes passions de l’homme. On se sent tout de suite enlevé et subjugué… J’y ai éprouvé la jouissance de comprendre, de me laisser pénétrer, envahir, volupté vraiment sensuelle, et qui ressemble à celle de monter dans l’air ou de rouler sur la mer. Et la musique en même temps respirait quelquefois l’orgueil de la vie…Je suppose devant mes yeux une vaste étendue d’un rouge sombre. Et quand c’est arrivé à l’incandescence de la fournaise, une dernière fusée vient tracer un sillon plus blanc sur le blanc qui lui sert de fond. Ce sera, si vous voulez, le cri suprême de l’âme montée à son paroxysme. » Belle critique intuitive et rétrospective, et qui, n’est-ce pas, rend hommage et justice à une partition en son temps mal écoutée ? Cela fut écrit en 1850, après la création française de Genoveva, l’œuvre schumanienne qui avait reçu un accueil tiède en sa « terre natale ». Et pas par n’importe quel plumitif de service : un certain Charles Baudelaire, de l’autre côté du Rhin, portait ainsi témoignage de ce qu’on appellerait plus tard (en une banalité qui l’eût fait écumer) « un coup de cœur ».
Mélodie infinie et action intérieure
Mais j’aperçois quelques baudelairiens douter devant quelque manipulation-citation ? Baudelaire, oui, et pas même pastiché, mais un rien antidaté et surtout transposé ? Et le club des Bayreuthiens surgit du « poulailler » pour condamner l’abus de confiance : c’est leur Richard qui reçut la lettre, expédiée de Paris en 1860 ! Baudelairophiles et wagnérolâtres, même combat, du moins ici. Ils ont raison, bien sûr. Il n’empêche, Baudelaire eût aussi pu s’indigner d’une surdité française… dont le syndrome se manifeste encore un siècle et demi plus tard au chapitre : « Schumann et son unique opéra ». Mais revenons au réel – 2010, de Lyon à Paris : quelle belle idée, fut-ce en version de concert, de proposer à la découverte scénique ce Genoveva si délaissé! Surtout si cette situation « en réduction drastique d’images et de mouvements » devait centrer le regard sur… l’intériorité de la musique, une austérité à peine re-compensée par quelques concessions (va-et-vient scène- coulisses des « personnages », par ailleurs esquissant fugitivement quelques pas de « danse » gestuelle, voire costumière). Ainsi – aidé par un livret au minimum descriptif du récit et le permanent surtitrage français -, l’auditeur pouvait s’embarquer en mer médiévale et romantique. Et mieux saisir combien le personnage essentiel de l’opéra, ici à découvert et non point dérobé dans le sous-sol d’une fosse, semble bien demeurer l’orchestre, dont la pensée en action visible, surtout exaltée par un chef, « opère » d’autant mieux en continuité que le génie schumannien rompt avec la convention traditionnelle (le récit et les airs) et opte pour une sorte de mélodie infinie de ce qu’un éminent mozartien appela « l’action intérieure ». En métaphore filée, on parlera de la vague événementielle qui ne saurait –quelle chance ! – dissimuler la houle jusque dans ses profondeurs. Cette « œuvre d’art (opératique) de l’avenir » qu’au même moment Wagner inventait – et dont il allait tirer juste gloire devant la postérité – était sans doute la voie royale, mais Schumann lui donnait une « coloration » d’un entrelacement et d’une subtilité que « malheureusement » il eût fallu (il faudrait encore maintenant ?) accompagner de préparation à la représentation et de réécoute ultérieure.
En quête du Graal amoureux
En sa très haute culture (allemande), lyrique et symphonique, Jun Märkl est bien notre conducteur vers des chemins complexes et anti-spectaculaires. Ce chef précis, d’un enthousiasme pudique mais chaleureux « ne rend pas le visible, il rend visible ». Il communique à ses musiciens (et aux très beaux chœurs « invités » de l’Orchestre de Paris) la foi palpitante qui attire l’œuvre vers une forme de sacré dans la passion humaine, faisant passer au second plan ce que la partition peut recéler de maladroitement soumis à ses idées complexes et souterraines. Dans Genoveva – et si on accepte de jouer le jeu en regardant les proches « modèles » comme l’Euryanthe de Weber ou Tannhäuser puis Lohengrin -, la complexité symbolisante et christiano-chevaleresque n’est pas en soi un obstacle absolu, même en sa naïveté de vitrail néo-gothique. C’est plutôt la mosaïque des climats inspirateurs – geste héroïque médiéval à coups de théâtre, quête du Graal amoureux, embardées de miroir et de tables tournantes vers le fantastique, méditation sur le pardon et l’inconscient– que le spectateur « innocent » peut trouver, du moins à première vision, difficile à mettre en place.
L’anti-héros et la sainte
C’est dire aussi que la version de concert fait reposer sans pitié une encore plus lourde charge sur les solistes. Il faut non seulement des voix amples et un style pleinement conscient des ambiguïtés de chaque rôle, mais surtout une « réserve » constante de cette intériorité qui à tout moment irrigue , jusqu’à parfois noyer dans le mystère, la part ombreuse de l’action et de ses motivations. C’est ainsi qu’un admirable chanteur de lieder romantiques tel que Matthias Goerne (Siegfried) semble désorienté, et se laisse même aller à des facilités pseudo-scéniques avant de trouver, dans l’acte IV, le ton juste pour son personnage de mari et Croisé psycho-rigide enfin repentant. Ou que le beau dessin et l’autorité vocale impérieuse de Birgit Remmert (Margaretha) prolifèrent parfois un peu, manteau rouge du genre Cruella aidant. (Pourtant un rien de comique grinçant ne messied pas aux excellents Jae-Hyong Kim et Gun-Wok Lee, Dupond et Dupont des basses œuvres sans frontières… ) . Encore ne faut-il pas se sentir(ou montrer) dépassé dans les abîmes de la contradiction : ce qui déchire l’être en ses postulations vers la beauté de l’amour fou et le mal qui organise la punition fait de Golo un anti-héros d’une rare ambivalence, un rôle que Matthias Klink ne peut que bien partiellement assumer . En face de lui, se tient, forte de sa faiblesse tendre mais aussi de son refus de toute « gesticulation » d’interprète, l’infiniment émouvante Geneviève de Anne Schwanewilms : voix très pure d’une musicienne qui prend la dimension de son personnage, ne cherche pas à le tirer vers une image germano-sulpicienne, et accède sans nulle mièvrerie à une « sainteté » non exempte d’ambiguïté et de malentendus. Si on atteint certains très hauts moments de la partition, c’est aussi grâce à elle, qui « porte » vers la poésie son incertain partenaire dans le duo « Wein ich ein Vöglein », et rayonne dans les scènes de solitude confiante (la prière en fin du 2nd acte) ou d’abandon à la menace (tout le début du 4e acte).
Paradis perdu au chant de l’aube
Ainsi rejoint-on mieux un paradis perdu comme au début de « Wein ich… », que Schumann « emmènera » jusque dans les derniers mois de sa vie, amulette musicale d’innocence et lumière tendre dans le crépuscule, ou « chant de l’aube » impossible à faire se lever. Une culpabilité comme murmurée, du désir condamnable, un triple langage, d’irrésolution et perte dans le mystère (ah ! ce « départ » final de Golo, vers quel lointain de la terre et de la conscience ?), tout cela fonde l’écriture de Schumann, au-delà d’une dramaturgie qu’un grand écrivain eût bien pu et dû améliorer. C’est sans doute aussi parce que tout ce non-dit et ce crypté circulent essentiellement dans l’orchestre – parfois comme la « 3e voix » en filigrane dans l’Humoresque pour piano – qu’on se rallie à la conception de Jun Märkl, qui demande beaucoup à ses instrumentistes (et en obtient tant !), cisèle dans la lenteur méditative une Ouverture admirable, puis s’avance dans le récit en rêveur fiévreux… C’est parfois au point d’oublier les excès de va-et-vient des chanteurs et tout ce qui nuit à la compréhension générale d’un public par moments désorienté. Mais le chef a vraiment raison, puisque version orchestrale il y a, de donner à saisir l’essentiel, les lignes de force, les fils tendus entre personnages et idées – de nous aider surtout à comprendre que cet opéra se refuse à une lecture immédiate, et que c’est à nous ensuite, en des écoutes attentives (que diable, des enregistrements intégraux existent !), de reprendre ces chemins qu’il a ouverts. Schumann croyait à un opéra national allemand aux vertus (un rien « nationalistes », d’ailleurs…) desquelles il eût ainsi apporté sa contribution décisive. Nous ne raisonnons plus en ces termes, bien sûr, mais Genoveva – avec ses obstinations, ses beautés évidentes et parfois secrètes, sa haute et noble visée, sa façon plus ou moins dissimulée de parler d’amour trahi ou impossible, fût-ce avec happy end un rien claironnante – nous passionne.
Chapeau bas pour deux génies
Belle manière de relire un chapitre peu connu d’histoire musicale, de s’interroger sur la réussite visible d’un opéra et sur ses parcours souterrains, pour remettre en cause le spectateur souvent paresseux et au jugement stéréotypé que nous nous obstinons à entretenir en nous. Un orchestre et un chœur français, des solistes et un chef allemand réunis à Lyon puis Paris pour une très magistrale restitution : le procès en révision des idées toutes faites, n’est-il pas heureux qu’il s’inscrive dans une année de célébration anniversaire où justement (et… injustement) la France néglige quelque peu Robert Schumann pour ne songer qu’au plus immédiatement évident et « aimable » Frédéric Chopin. Et pourtant, « Chapeau bas, Messieurs, deux génies ! »
Lyon. Auditorium, 5 juin 2010. Robert Schumann (1810-1856): Genoveva, opéra en version de concert. Orchestre National de Lyon, Chœurs de l’Orchestre de Paris. Matthias Goerne, Anne Schwanewilms, Matthias Klink, Birgit Remmert, Markus Marquardt, Jae-Hyong Kim, Gun-Wok Lee. Jun Märkl, direction.