L’Or du Rhin, Wagnérien ou Freyerien ?
Eté 2010: l’opéra de Los Angeles présente sa première Tétralogie, représentée dans la continuité de ses 4 chapitres. Après dix années de planification et deux années de travail intense, durant lesquelles les quatre épisodes de l’Anneau ont été successivement montés et montrés, le « LA Opéra » présente son premier Ring.
Dès sa nomination à la tête du Los Angeles Opéra en 2000, Placido Domingo décidait de faire entrer le Ring dans le répertoire de la Compagnie : « C’est, » avait-il déclaré, « le test ultime pour une maison d’opéra pour montrer ce dont elle est capable !».
Compte rendu de la Tétralogie à l’Opéra de Los Angeles mis en ligne par Adrien De Vries, rédigé par notre correspondant spécial: Maxime Ohayon.
Et c’est naturellement une star des effets spéciaux, le cinéaste Georges Lucas, qui fut sollicitée – nous sommes dans la capitale du cinéma après tout, et des effets spéciaux, il en faut pour faire un Ring crédible. L’idée d’un « Star Wars Ring » fut abandonnée lorsque les premières estimations chiffrèrent cette production à 60 millions de dollars… Le metteur en scène australien Bar Luhrman (Moulin Rouge) s’intéressa, un temps, au projet. Et c’est finalement Achim Freyer qui releva le défi. L’artiste allemand s’était précédemment illustré à Los Angeles avec une mise en scène hautement controversée de La Messe en si mineur de Bach, et une production artistiquement très réussie de La Damnation de Faust de Berlioz.
Peintre, homme de théâtre, visionnaire, postmoderne … Achim Freyer est un artiste inclassable, et son Ring ne ressemble à aucun autre. Utilisant des techniques modernes – lasers, vidéo-projections, effets 3D – et anciennes – cordes et poulies, miroirs et rideaux -, il offre une production audacieuse avec un degré d’imagination et une prise de risque encore jamais vus aux USA, où l’on produit habituellement des Rings d’une grande sagesse.
Le proscenium est encadré sur toute sa longueur, en haut et en bas, par un néon – Freyer aime les néons, il y en aura beaucoup dans ce Ring. L’espace scénique est délimité par deux immenses écrans – à l’avant et à l’arrière – sur lesquelles seront projetées occasionnellement toutes sortes d’effets vidéo et en particulier l’imagerie géométrique propre à l’univers de Freyer – des cercles, des lignes et des spirales. Le centre de la scène est occupé par un immense plateau circulaire, capable, tel un micro-organisme, de se « mouvoir » – tourner, s’élever, s’incliner, s’ouvrir… C’est sur ce cercle que se jouera tout le drame wagnérien (freyerien ?) du Ring. À l’arrière, une large bande de tissu, agitée manuellement, représentant le fameux Rhin – symbole de la conscience primordiale de l’humanité.
Comme Brecht dont il a été l’élève et l’assistant, Achim Freyer ose raconter le grand destin des héros et l’impitoyable compétition qui oppose les dieux et demi-dieux aux nains et aux géants sous la forme d’une foire aux pantomimes. Mélange de burlesque, de cirque et de vaudeville noir engendrant une série de créatures bizarroïdes :
le Roi des dieux, Wotan, porte un masque démesuré frappé d’un seul œil. L’autre œil, celui qui a été sacrifié pour conquérir l’épouse Fricka, est présent sur scène sous forme d’un immense globe oculaire, témoin du drame.
Fricka, poupée géante et gémissante au visage de clown triste, promène des bras extra longs et des mains allumées.
Les géants Fafner et Fasolt sont de massifs O.S. du bâtiment, en bleu de travail, de gigantesques loupes devant la tête accentuant la cupidité de leurs personnages.
Les Nibelungen, Albericht et son frère Mime, portent aussi des masques surdimensionnés. L’expression de leur sadisme ne pourra venir que de leurs chants.
Loge, dieu du feu, est un diable perfide à quatre mains. Et Toutes sortes de symboles de l’univers wagnérien flottent un peu partout sur scène.
Le tout est un cabinet des merveilles issues de l’imagination d’un Disney associé à Dali dans un film de Spielberg… Les personnages de cette monumentale saga, transformés en gigantesques marionnettes transportant leur double de carton pâte, deviennent totalement intemporels et acquièrent un vrai pouvoir émotionnel… Ils touchent, ils bouleversent.
Dans la grande manière wagnérienne, Achim Freyer s’engage totalement dans le Gesemtkunstwerk et signe mise en scène, décors, costumes, lumières; sa fille Amanda, l’aide en ce qui concerne les costumes – des merveilles, peintes à la main. – et les lumières – en collaboration avec Brian Gale.
La distribution affiche, de son côté, une remarquable homogénéité : l’ukrainien Vitalij Kowaljow fait ses grands débuts dans le rôle de Wotan : beau timbre, belle voix, subtile et raffinée, pas franchement puissante mais suffisamment souple pour exprimer les nuances du personnage. Un Wotan avec lequel il faudra compter dans les années à venir.
L’américaine Michelle DeYoung, superbe de voix et d’expression musicale, ne manque pas de courage : le premier soir, on la retrouve en Fricka dans L’Or du Rhin. Le lendemain, dans La Walkyrie, elle chanta Sieglinde, jumelle et amante incestueuse de Siegmund (Placido Domingo), en remplacement d’Anja Kampe qui s’est retirée du projet quelques jours seulement avant le début du Festival. La chanteuse américaine passe avec une étonnante facilité du registre mezzo (Fricka) à celui de soprano (Sieglinde).
Ekaterina Semenchuk, de la troupe du Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg, fait une excellente Fricka dans La Walkyrie.
Quant au ténor américain Graham Clark, il fait honneur à sa réputation et assure une fois de plus un superbe Mime, rôle qu’il chante dans tous les opéras du monde. Tout comme Richard Paul Finck, grand habitué du rôle d’Albericht, il est croustillant de malveillance.
Coup de chapeau également à Morris Robinson, noir de méchanceté dans le rôle du géant Fasolt, à faire froid dans le dos.
Saveur teutonne au « LA Opera »: le bar d’entracte, transformé en « biergarten », proposait de la Pilz et de la Wurtz, accompagnées de choucroute – Wagner était pourtant végétarien -. Et comme à Bayreuth, l’orchestre conduit par James Conlon reste invisible du public, tapi dans la fosse recouverte par une toile noire. Dans une salle à l’acoustique difficile – le Chandler Pavillion a tendance à étouffer les sons – James Conlon s’en sort pourtant très bien, compensant le manque de présence orchestrale par une superbe fluidité, une texture luxuriante et un lyrisme qui transporte.
Il n’y a pas vraiment ici de « relecture » du Ring de la part de Freyer, mais une façon singulière et unique de raconter l’histoire du Rhin en renforçant les multiples questions philosophiques qu’elle comporte sans gêner le théâtre et la musique. À 76 ans, Freyer signe là une véritable œuvre d’art d’une grande beauté esthétique, souvent magique et féerique. Même ceux qui ne trouvent aucune qualité à cette mise en scène reconnaîtront qu’elle frappe par sa vision d’ensemble.
Los Angeles. Opéra, le 29 mai 2010. Wagner: la Tétralogie. L’or du Rhin. Das Rheingold. Avec Vitalij Kowaljow (Wotan), Arnold Bezuyen (Loge), Richard Paul Fink (Alberich), Graham Clark (Mime), Michelle DeYoung (Fricka), Marris Robinson (Fasolt), Eric Halfvarson (Fafner), Ellie Dehn (Freia), Wayne Tigges (Donner), … James Conlon, direction. Achim Freyer, mise en scène. Plus d’infos sur le site de l’Opéra de Los Angeles.