Créé sur la scène de l’Opéra de Paris en 1936, Oedipe de George Enescu (1881-1955) n’avait plus guère été donné depuis sa création. Heureux duo qui montre la voie lyrique: Nicolas Joel (mise en scène) et Pinchas Steinberg (direction musicale) ressuscitent l’une des perles de l’opéra français moderne où musique et chant (très proche du langage parlé) relisent les multiples implications du mythe grec.
Voici assurément l’une des productions les plus marquantes du travail de Nicolas Joel sur la scène toulousaine, d’autant plus significative après Le Roi d’Ys d’Edouard Lalo (présenté il y a un an, en octobre 2007), qu’elle souligne là encore, l’intérêt des partitions françaises totalement oubliées aujourd’hui. Le spectacle « ouvre » magistralement la 18 ème et ultime saison lyrique du metteur en scène à la direction du Capitole puisqu’il rejoint ensuite l’Opéra de Paris, pour de nouvelles « recréations », souhaitons-le, tout aussi passionnantes.
L’Orphée moldave
Dans le livret-programme qui accompagne la compréhension de l’ouvrage, Nicolas Joel brosse le portrait de « l’Orphée moldave »: Enescu fut cette étoile musicale, d’origine roumaine, adulé des têtes couronnées, apprenant à Vienne de Brahms; à Paris, de Fauré; mais produisant grâce à un génie dramaturgique puissant et original, une scène théâtrale complètement hors normes, à part, comme peuvent l’être du côté des tchèques, Bartok (le Château de Barbe Bleue) ou Janacek (Jenufa, La petite Renarde Rusée)… Violoniste virtuose et compositeur admiré, Enescu fut aussi le mentor et le guide spirituel et musical de Yehudi Menuhin et de Dino Lipati auxquels il sut transmettre son exigence artistique.
Si la France était pour le compositeur qui signe alors sa seule pièce lyrique, une seconde patrie, Oedipe démontre sa connaissance profonde de la prosodie de notre langue, une conception du discours musical et de la projection spécifique du texte poétique, totalement inédite jusqu’alors, sinon à inscrire dans le verbe musical d’un Lully… celui d’Armide par exemple. Ecouter Jocaste déclamer son ultime imprécation avant son suicide, entendre de la même façon Oedipe prenant conscience des crimes atroces qu’il a perpétrés inconsciemment, nous donne la claire mesure d’un art lyrique personnel, certes néoclassique, comme le furent beaucoup de pièces créées à Paris dans les années 1930, mais ici réinvesti par la sensibilité d’un grand maître de la modernité; qui mêle chant et déclamation parlée, servis sur un tapis instrumental d’une permanente invention.
Temps forts
Plusieurs temps forts restent emblématiques de « la manière Enescu » dans ce jaillissement révolutionnaire de la pensée théâtrale et musicale.
Ainsi le duo entre Oedipe et sa mère adoptive Mérope qui réconforte son fils malgré l’annonce de ses vraies origines et de sa destinée future par Apollon, à travers la voix de l’oracle de Delphes; la métrique de la ligne vocale s’accorde alors idéalement au second chant de l’orchestre, lequel mieux que le texte dévoile le flux de la psyché qui fait alors surface… Le sens du poète et du dramaturge, associant orchestre et solistes, atteint dans cette scène où vibre la tendre humanité d’une mère pour son fils prétendu, une éblouissante maîtrise. Cette réussite témoigne du style d’Enescu, ni serviteur de Wagner, ni délicatement français, mais roumain et européen à la fois.
Soulignons aussi la scène de la Sphinge, faisant le siège de Thèbes, dévorant à l’entrée de la ville natale d’Oedipe (qu’il a vainement fui pensant échapper à son destin), tous ceux qui ne savent pas répondre à son énigme. Le génie d’Enescu s’y montre direct, efficace: non sans cynisme, le compositeur modifie la formulation de la question posée par le monstre ailé: à la question: « nomme quelque chose ou quelqu’un qui soit plus grand que le destin? », la terrifiante entité fait répondre Oedipe: « L’homme ! L’homme est plus fort que le destin« . Voilà qui souligne l’aveuglement dérisoire de cet être qui s’est pensé supérieur aux dieux et à la providence. De fait, avant de se crever les yeux, Oedipe était déjà aveugle sur son sort.
L’incarnation de Nicole-Marie Lemieux dans le rôle de la sphinge tient d’un prodige visuel et vocal: c’est à la fois par la magie de la voix ample, sombre et ronde, et parfaitement articulée, le délire d’un monstre sans équivalent, à la fois vampire à la Murnau, mais aussi chouette à tête de mort, oiseau maléfique, présence vénéneuse qui en expirant, sait qu’elle mène sa proie illusoirement triomphante, dans le lit de sa propre mère, pour un inceste des plus méprisables… (d’où son hululement final, entre rire syncopé et rictus de jouissance). La barbarie cynique des dieux semble alors sans limite.
Tout l’acte IV enfin, réaccorde l’orchestre au diapason d’un accomplissement nécessaire: après les gouffres tragiques des trois premiers actes, où l’horreur fusionne avec l’inconcevable, Enescu colore l’orchestre d’harmonies nouvelles et caressantes qui annoncent l’apothéose finale du Prince. De héros détestable, Oedipe réhabilité, devient entité protectrice et bienfaitrice… Dévoilant cette architecture du mythe, la direction de Pinchas Steinberg sait conduire les spectateurs au fil de ce parcours dramatique exceptionnel: aucun autre opéra dédié au sujet antique, ne l’approche dans sa globalité: Thèbes, Corinthe, Thèbes à nouveau, puis l’Attique… Enescu déploie la fresque grecque en une succession de tableaux plus passionnants les uns que les autres. Son intelligence est de parler à propos du héros, de son coeur pur et loyal, de lui opposer par exemple la perfide manipulation d’un Créon… En abordant le mythe, Enescu lui offre un nouvel éclairage: moderne, humain, universel.
Epure minérale
Nicolas Joel qui a conçu la scénographie convoque une sobre et monumentale architecture dorique dont l’épure minérale cite la présence de l’Antiquité grecque. A ce titre, l’admirable frise dorique (métope et triglyphes), dès le premier tableau thébain, réorchestre visuellement la rythmique écrite par le compositeur… L’espace ainsi délimité forme une demi cercle, occupé par les gradins d’une arène. Pas d’ouverture ni de perspective dans l’évocation du destin d’Oedipe: l’horizon du héros se borne à cette estrade graduée, à cette colonnade imposante. Tout impose le huit-clos, l’enfermement, le gouffre, d’où s’élève la Sphinge depuis son sommeil sous-terrain. Ainsi à la fin du II: pour souligner le surnaturel fantastique de l’épisode, les décorateurs ont puisé dans l’architecture égyptienne antique cette fois, la découpe en pierre des portes d’apparition, reliant le monde des vivants avec celui des défunts… Faille d’un bleu profond et énigmatique propice aux apparitions terrifiantes.
Il n’y a que la respiration du IV ème acte, qui dans le Bois sacré, aux abords d’Athènes, consacre le héros enfin réhabilité et récompensé du sommeil des justes… Tout s’élève alors (colonnes, architrave…), débouchant le ciel, en une clarté réelle, d’un bleu nouveau et triomphal, succédant au gris blanchâtre qui avait marqué les trois actes précédents.
Cohérence du plateau vocal
Dans le rôle-titre, Franck Ferrari relève le défi d’un rôle écrasant dans lequel après le créateur Mounet-Sully qui a profité des indications d’Enescu lui-même, José Van Dam avait éclairé pour le disque en 1989 (Emi Classics), les subtilités des registres vocaux, requis pour le caractère. S’agissant de Franck Ferrari, le chant est constamment gêné par un manque d’articulation et d’intelligibilité mais la puissance, l’autorité qui heureusement se bonifie en cours d’action, surtout aux actes finaux, III (la peste à Thèbes) et au IV (dans le bois sacré de l’Attique), suscite l’adhésion du public. Le chanteur démontre alors, en plus de sa stature, une humanité plus franche moins raidie, plus naturelle qu’en début de représentation.
A ses côtés, saluons la cohérence de la distribution qui bénéficiant de seconds rôles de premier plan, fait surgir les multiples éblouissements poétiques de la partition, d’autant que Pinchas Steinberg montre infiniment de subtilité et de délicatesse à la tête d’un orchestre du Capitole invité à dire et chanter, à articuler et suggérer comme chacun des solistes. Dans la fosse, l’activité permanente de l’orchestre fait entendre un ouvrage surtout musical (cet « orchestre verbal« ), constellé de micro épisodes, portés par une vie permanente qui exprime le souffle secret de la Psyché.
Saluons l’excellent veilleur du saisissant Jérôme Varnier: la déclamation et la projection du français sont exemplaires. Son jeu prépare idéalement à la scène de la confrontation d’Oedipe et de la sphinge. Hier (mars 2008) Padmavâti sur la scène du Châtelet, dans la production du chef d’oeuvre lyrique d’Albert Roussel, Sylvie Brunet en Jocaste impose à Toulouse, la soie sombre et ciselée de son chant captivant. Le naturel de son âme tragique éclabousse chacun des tableaux où la veuve de Laïos et la mère-épouse d’Oedipe paraissent: chant bouleversant d’une humaine impuissance… De même, la Mérope de Maria José Montiel (Acte II), comme le Thésée d’Andrew Schroeder à l’acte IV, confirment aussi l’excellente sélection des voix dans son ensemble.
Les choeurs, magnifiquement préparés, participent activement à la réussite du spectacle. Pas moins de deux collectifs (Capitole et Opéra de Bordeaux) pour assurer la présence quasi permanente du choeur antique, tour à tour des Thébains et des Athéniens… Articulation, accentuation, déplacements: voilà à l’évidence, un excellent travail.
La (re)découverte de l’opéra de George Enescu est une production mémorable. En choisissant une oeuvre écartée du répertoire, Nicolas Joel « ferme » son travail à Toulouse, marqué du sceau de l’exploration, de la nouveauté, du défi: souhaitons un même discernement pour Paris dont il prend la tête à partir de septembre 2009.
Toulouse. Capitole, dimanche 19 octobre 2008. George Enescu: Œdipe (1936), tragédie lyrique en quatre actes sur un livret d’Edmond Fleg. Mise en scène : Nicolas Jœl et Stéphane Roche ; décors : Ezio Frigerio ; costumes : Franca Squarciapino ; Lumières : Vinicio Cheli. Avec : Franck Ferrari (Œdipe), Sylvie Brunet (Jocaste), Marie-Nicole Lemieux (la sphinge), Amel Brahim-Djelloul (Antigone), Maria José Montiel (Mérope), Arutjun Kotchinian (Tiresias), Vincent Le Texier (Créon), Emiliano Gonzales Torro (Le berger), Enzo Capuano (Le Grand-prête), Harry Peeters (Phorbas), Jérôme Varnier (le veilleur), Andrew Schrœder (Thésée), Léonard Pezzino (Laïos)… Chœur du Capitole (chef de chœur : Patrick-Marie Aubert), Maîtrise du Capitole (chef de chœur : David Godfroid), Chœur de l’Opéra de Bordeaux (chef de chœur : Jacques Blanc), Orchestre National du Capitole, Pinchas Steinberg, direction. Diffusion sur France Musique le 25 octobre, à 19 heures.
Illustrations: toutes les photos © Patrice Nin, Capitole de Toulouse 2008. Légendes:
1. Franck Ferrari (Oedipe) se présente aux portes de Thèbes pour défier la sphinge
2. Franck Ferrari (Oedipe) et sa mère supposée, Mérope (Maria José Montiel)
3. Marie-Nicole Lemieux (la sphinge) questionne Oedipe
4. Oedipe et le veilleur (Jérôme Varnier) devant l’une des portes de Thèbes
5. Oedipe et ses enfants dont Antigone, à droite (Amel Brahim-Djelloul)