lundi 12 mai 2025

Verbier 2008. Carnets de concert (4). Les 29 et 30 juillet 2008

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Verbier 2008
Notes de concert (4)

Les 29 et 30 juillet 2008

Le principe, c’est que quand on doit partir, on part : compte des jours et préceptes valaisans, donc sérieux. La modalité, c’est qu’on s’arrange avec le C(c) iel, le calendrier, les horaires, et qu’on se dit : allons, dans deux soirs, il y aura encore un Matthias Goerne avec Christoph Eschenbach, et ce serait indécent de partir avant une telle bénédiction romantique. Et puis un ultime entretien, légèrement reporté, sans oublier un jour de grâce parce qu’il fait très beau. 4e carnet de notes qui s’attarde à Verbier, donc…

Mardi 29 juillet, soir, Eglise
Le récital par excellence, d’une musique de chambre complexe et raffinée, d’une dramaturgie (du) sublime. Un de ces moments attendus, à cause des œuvres qui constituent autant d’éléments pour un autoportrait des deux compositeurs, à cause des interprètes, aussi. Christoph Eschenbach-chef prestigieux, certes : mais les plus jeunes auraient pu « oublier » en lui le pianiste, et comme les plus grands solistes, compagnon rêvé du chemin vers le monde intérieur du lied. Matthias Goerne, la présence et l’engagement de la voix, rayonnante mais qui sait retenir l’éclat-pour-lui-même dès lors que l’essentiel romantique est en jeu. Sans oublier dans ce programme une relation passionnante poésie-chant-piano, à travers la rencontre de Heine et Schumann. Au fait, pourquoi l’Eglise n’est-elle pas vraiment pleine pour cette fête sans pareille ? En raison d’une impitoyable concurrence horaire, puisque Médran propose en même temps avec orchestre 3 Maisky (pour le prix d’un seul, a-t-on envie de plaisanter), en un programme aussi hétéroclite que spectaculaire et « carte blanche » de Micha Père invitant Fille et Fils. Voilà qui donne à méditer sur les motivations de festivaliers en altitude et ailleurs, mais enfin : « Viva la liberta dei suoni ! », chanterait en d’autres lieux M.Goerne-Don Giovanni….

L’inquiétante étrangeté
Loin d’opéra, dans l’intime, voici la multiplicité des Schumann et l’unicité de Brahms, dans un concert à l’évidence bâti sur antithèse en miroir. Les géomorphologues parleraient de chevauchement des couches de mots et de notes pour Schumann-Heine, évoqueraient la complexité des nappes de charriage alpines fracturées et re-soulevées par les tragiques épreuves de l’inspiration et de la vie mentale : c’est l’intuition miraculeuse et effrayante chez le musicien et le poète d’une autodestruction rendue possible par la beauté. Et il faut y ajouter chez Robert le très troublant cri de triomphe qu’il lance vers Clara en lui annonçant qu’il a composé 27 pages en une journée : « J’ai ri et pleuré de joie. Les sons et la musique me tuent en ce moment, je sens que je pourrais en mourir. » Avant le Liederkreis op.24, les interprètes préludent avec 3 lieder isolés, bouleversants, comme 3 imageries médicales qui fouillent sans pitié le psychisme des auteurs, et nous-même par conséquent. Abends am Strand commence en tableau de Friedrich, C .Eschenbach posant d’emblée le voile pianistique nécessaire entre le peintre (le poète, le musicien) et son réel, M.Goerne répondant de sa voix d’ailleurs qui conte ensuite les peuplades étranges et parfois leurs cris, l’un et l’autre écoutant dans le mystère une impossible conclusion du récit. Es leuchtet meine Liebe miroite en histoire fantastique, piège et déchaîne (le courroux du géant), et sous l’ironie de l’effondrement propre aux mots de Heine, Schumann inscrit son invention géniale, cet apport ineffaçable de l’histoire du lied, le postlude pianistique ici avalanche en clavier puis douceur mortelle d’endormissement. Mein Wagen rollet langsam : Papa Sigmund (Freud) eût-il eu quelque curiosité de la musique ( mais on sait qu’il s’en souciait comme un poisson d’une pomme), il se fût saisi de ce texte et de ses équivoques harmonies pour son concept de « l’inquiétante étrangeté ». Obsessionnelle claudication du piano, grimaces des hétéronymes dans la voiture (tiens, le peintre belge James Ensor s’y trouve aussi avec masques et squelettes de farce flamande), et approfondissement du postlude où un piano encore apparemment incohérent rassemble les éclats du miroir brisé dans la conscience…

Winterreise et meurtre de soi
A ces morceaux épars de lieder trop peu connus répond la pensée circulaire du Liederkreis, unifiée par le schéma perpétuellement auto-meurtrier de Heine et sa description allègre tout à coup ou sournoisement explosée par la mort de cet amour, des amants ou de tout vivant. Avant la perfection si totale du Dichterliebe, c’est un voyage aux 9 étapes où chaque fois le vent tourne – il suffit parfois d’un mot,d’une syllabe, d’une altération pour que tout vacille et que l’histoire heureuse s’écroule -, où le calme désespoir des eaux dormantes englue les innocentes chansons du matin, où l’hymne de l’amour se glace d’étreinte cruelle. Le piano est souvent désinent, en houle sur qui monte et descend la voix (fin du 5e), double du Winterreise de Müller et Schubert, postlude laissant tomber le couperet du vide (4), on s’adonne à la violence parce qu’elle est vérité (6), on dit le paysage par un battement paisible d’où sortira la mort (7), les navires à l’amarre de Friedrich s’y balancent dans le brouillard du fleuve (fin de 9). Et puis il y a le terrible 8e lied, choral descendant au puits du néant, menace brève et sans âge, ellipse et raréfaction comme nulle part ailleurs dans le romantisme et en son centre, tel un « innommable » beckettien qui confère au chant son aura métaphysique. En tout ce voyage, jamais une errance des interprètes vers leur ego, mais une adéquation miraculeuse et parfois héroïque en face des tentations de leurs moyens (sans pareils !) et du sens exigeant des textes. La voix si pleine et riche de M.Goerne – houle, et tempête, et prière, ironie, malheur – est en souveraine symbiose avec le piano de C.Eschenbach, si beau et surtout si vrai. Les avalanches, les grandes orgues, les opéras sans opéra, les tendres éclaircies viendront ensuite pour que l’un et l’autre montrent combien en regard Brahms est enfantin, on veut dire d’une confiance d’enfant. D’abord dans de trop rares lieder où le compositeur unifie la pensée amoureuse – sur des textes de Platen et Daumer, parfois prosaïques et en tout cas privés du raffinement cruel de Heine : les Lieder und Gesänge op.32 ont la véhémence, l’immense souffle, la grandeur de la proclamation amoureuse, mais parfois – dans la coda du 9 – font retomber la pensée tristanesque en petite aventure poétique. Au fond, Brahms est plus à son aise dans le grand théâtre de la mort et de la survie spirituelle qu’invoquent les 4 Chants Sérieux. Les interprètes donnent dimension universelle à ce cycle si humain (la mort qui berce, l’éloquence de l’amour-charité), car ils sont aussi, eux-mêmes, en la vérité de leur art. Matthias Goerne dans la tension touchante de son « grand corps »…maladroit et la projection de sa voix loyale, Christoph Eschenbach dont jeu pianistique, démarche, visage et regard transmettent bonté, harmonie et sérénité. Et maintenant, que la mémoire seule s’aide elle-même dans le récit qu’on peut garder de ce concert, puisque aucune caméra, aucun micro n’auront troublé…ni, hélas, prolongé cet admirable dialogue d’Eglise entre de tels interprètes et des spectateurs subjugués !

Mercredi 30, fin d’après-midi, une rue de Verbier
La dernière image de Verbier, n’est-il pas bien qu’elle soit d’une sorte d’improvisation, d’un art en conditions précaires, en dehors des lieux constitués et sous le signe de la liberté ambulatoire ? Imparfaitement arrachée au bloc-notes d’un temps suspendu, qui s’effiloche et qu’on voudrait retrouvé avant que de l’avoir perdu. Une petite « Symphonie des adieux » en Valais d’année orageuse…
Le dernier soir, donc, on remonte la rue de Médran ; à l’arrondi surplombant d’une terrasse de restaurant s’installe un de ces quatuors à cordes comme il en existe implicitement une dizaine en Verbier jeune et estival. Ces 4 participants de la Chambre d’Orchestre – ils se nomment « Millenium » en hommage amical à l’établissement qui les « abrite » – ont choisi de parcourir deux Divertimenti de Mozart (K.136 et 137), qu’ils jouent avec limpidité, d’un son fruité, d’une allure « vivace », sans précipitation ni suspicion de nombrilisme virtuose. Pour le plaisir de jouer, et dans cette forme de plein air, allégée, qui sied tant à ces œuvres de jeunesse dont la postérité médiatique s’appellera Petite Musique de Nuit. Un fugitif incident détend instrumentistes et assistance, histoire de pince de partition qui a glissé sur une ligne de portée, il faut reprendre et c’est fait d’un entrain si naturel…Ah oui, l’assistance ? Pour une part minoritaire, celle de l’adolescent Wolfgang en tournée parisienne chez les nobles, et ne faisant guère attention à un bruit d’ameublement qui n’entrave en rien conversations et choses sérieuses. Mais pour la plupart à l’image de ces vrais auditeurs, bienveillants, attentifs, et qu’importent les voitures qui remontent vers Médran – il y a même une Jagu’ klaxonnante ! -, les bouffées concurrentes des collègues-jazz installés au carrefour d’en-bas, ce n’est que plaisante superposition du genre Charles Ives…Un guitariste style décontracté vestimentaire s’assied sur le sol. Une petite fille – l’âge qu’avaient les 4 du Quatuor il y a moins de 15 ans -, se tient debout, fascinée par ce qu’elle regarde et écoute intensément ; elle restera longtemps, tutellée par des grands-parents ravis et attentifs à Mozart, puis s’en ira dansant à son ondulante et indienne façon le Menuetto du K.137. Mais vient le 3e orage de ce mercredi, qui préparait en sourdine ses assauts à l’horizon de la vallée : les premières gouttes arrêtent tout élan du Quatuor, il faut épargner les instruments ; ça gronde, ça vente, une vraie métaphore des problèmes financiers agitant Verbier 2008, avec la mise en veilleuse des banques « mécènes », qui pour être helvétiques n’en demeurent pas moins exposées au repli financier de la planète. Ces jeunes continueront, Verbier aussi, n’est-ce pas ?
Dans la nuit, on devrait encore aller à l’Eglise pour écouter d’autres « Verbier-Orchestre » jouer Rain Tree de Takemitsu. Mais paresse terminale ? On restera sur place à regarder les arbres et la pluie du réel, et l’orage qui s’éloigne. Demain matin le départ, un autre jour, la promesse d’un autre Verbier, chi lo sa ? Demain 2009…

Deux concerts à Verbier, 29 et 30 juillet 2008. R.Schumann (1810-1856), Liederkreis op.24 ; Johannes Brahms (1833-1897), Lieder und Geänge, op.32, Vier ernste Gesänge, op.121. W.A.Mozart (1756-1791), Divertimenti K.136 et 137.

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