Dans l’Abbaye Saint-Michel de Cuxa (effectivement non loin de la scène installée sous l’abside, sur notre droite, paraît une splendide statue de bois doré d’un Grand Saint-Michel), les solistes du Festival de Prades 2007 jouent les compositeurs de leurs pays, pour cet ultime célébration publique de la 56 ème édition. La vaste nef de l’église est bondée.
Un haut lieu du roman catalan
Le lieu est d’autant plus enchanteur que le visiteur-mélomane découvre la noblesse minérale de ses proportions romanes, en traversant au préalable le cloître, à ciel ouvert… première scène offerte sous la voûte étoilée. A l’heure où toute la région se trouve bloquée du fait d’une grève sauvage des pompiers de l’aéroport de Perpignan, le festivalier bercé par de nombreux concerts précédents (depuis le 26 juillet), sait oublier ce soir, les petites vexations quotidiennes afin de savourer à sa juste mesure le dernier concert du Prades, opus 2007.
Le dernier concert du Festival de Prades fut une source de délectation rare, l’un des concerts de musique de chambre parmi les plus stimulants de la saison estivale. Non contents de pratiquer ensemble, un chambrisme passionné, d’une subtilité de ton souvent jubilatoire, chaque soliste honore ce soir un répertoire avec lequel il déploie d’évidentes affinités, qu’il connaît parfaitement et dont quelques volets s’avèrent de passionnantes (re)découvertes. Saluons en particulier le captivant Sextuor d’Ernst von Dohnanyi, oeuvre datée de 1937, à l’exubérance straussienne d’une santé conquérante (allegro vivace final). Plus que l’expertise technique et la musicalité des individualités présentes, c’est leur désir d’entente, l’écoute de l’autre, le poli et l’articulation, ici soumis à la volonté du partage et du dialogue qui se révèlent constamment convaincants. Au sommet de l’engagement communicatif et de la fièvre éloquente, le violoncelle de Marie Hallynck (un Matteo Goffriller de 1717) sait attiser courbe et éclat de chaque accent.
Ce tour international qui passait donc de la Hongrie (Sextuor de Dohnanyi) à la Grande-Bretagne et à l’Autriche, soulignait aussi la percée humoristique des Cinq Préludes de Lutoslawski (Pologne), et l’humeur amusée des pointes mordantes voire parodiques (Philippe Berrod, clarinette) de l’Ouverture sur un thème juif de Prokofiev…
L’art du dialogue et du partage
Programme complet alliant la légèreté et l’élégance à la profondeur voire la gravité, le concert affichait aussi un temps de méditation troublante, grâce au « Soliloquy » de John Corigliano (2000), partition contemporaine pour clarinette et quatuor à cordes: le compositeur américain, né à New York en 1938, y rend hommage à la mémoire de son père qui fut premier violon du Philharmonique de New York. Le solo pour violon qui « ouvre » cette arche intimiste de la remémoration, sorte d’écho contemporain des Tombeaux baroques où les musiciens savaient honorer la mémoire de leurs prédécesseurs, évoque le profil du musicien défunt. Dans le final, clarinette (Michel Lethiec) et violon (Ralf Evans) s’accordent en une sérénité finalement acquise mais douloureusement fragile.
L’autre moment intense du concert fut la Sonate pour violon et piano en la majeur de César Franck. La délicatesse de l’effusion instillée par le violoniste Hagaï Shaham (dernier élève de la célèbre Ilona Feher) a souligné la qualité de la musique comme véhicule de la mémoire. Ici, un souvenir jaillit au violon – remémoration, réitération-, puis suscite une réponse involontaire, immédiate, au piano. Flux et reflux des émotions tenues cachées qui s’exposent en une cartographie musicale, des sentiments passés et présents… On comprend bien comment la Sonate de Franck a inspiré à Proust ses réflexions les plus justes sur la musique et probablement la figure littéraire de la « Sonate de Vinteuil« … motif récurrent dans A la recherche du temps perdu. Visiblement en phase, les deux interprètes ont su ressusciter les climats proustiens de l’oeuvre.
Au terme du concert, tous les solistes viennent saluer, sur la même ligne. Ici pas de « têtes d’affiche »: que le plaisir de jouer la musique ensemble. Le propre de la musique de chambre éprouve chaque instrumentiste dans sa capacité à dialoguer avec l’autre. A Prades, cette expertise de la fusion et de l’entente, entre les musiciens, avec le public, était palpable.Prades(66). 56 ème festival Pablo Casals, le 13 août 2007. « Tutti », concert de clôture. Bach-Mozart: Quatre Préludes et Fugues K.404a pour violon, alto et violoncelle (1782). Christian Altenburger (violon), Rainer Moog (alto), Daniel Laufer (violoncelle). Benjamin Britten: Fantasy Quartet pour hautbois et cordes opus 3. Jean-Louis Capezzali (hautbois), Charles Sewart (violon), Susie Mészaros (alto), Philip de Groote (violoncelle). César Franck: Sonate pour violon et piano en la majeur. Hagaï Shaham (violon), Jean-Claude Vanden Eynden (piano). Witold Lutoslawski: Cinq Préludes de danses pour cordes et vents. Boris Garlitsky (violon), Bruno Pasquier (alto), Yvan Chiffoleau (violoncelle), Jurek Dybal (contrebasse), Philippe Berrod (clarinette), Jean-Louis Capezzali (hautbois), André Cazalet (cor), Amaury Wallez (basson). Serge Prokofiev: Ouverture sur un thème juif. Philippe Berrod (clarinette), Jeremy Menuhin (piano), Haïga Shaham et Véronique Bogaerts (violons), Yuri Gandelsman (alto), Marie Hallynck (violoncelle). John Corigliano: Soliloquy pour clarinette et quatuor à cordes (2000). Michel Lethiec (clarinette), Ralf Evans et Efim Boici (violons), Paul Coletti (alto), Wolfgang Laufer (violoncelle). Ernst von Dohnanyi: Sextuor pour piano, cordes et vents en ut majeur opus 37. Peter Frankl (piano), Christian Altenburger (violon), Paul Coletti (alto), Marie Hallynck (violoncelle), Michel Lethiec (clarinette), André Cazalet (cor).
Crédits photographiques
Saint-Michel de Cuxa (DR)
Les solistes du festival dans les coulisses. Au premier plan à droite, le violoniste Hagaï Shaham (DR)
Les solistes interprètent Soliloquy de John Corigliano. Au centre, Michel Lethiec (clarinette) © Uta Suesse Krause