CHANTER, C’EST JOUER (nouvelle série). Roberto Alagna par Jacqueline DAUXOIS (1). PRÉSENTATION. L’Opéra c’est du théâtre. Chanter et jouer, c’est le défi double que les plus grands relèvent et accomplissent. Ferveur constante, admiration perpétuelle… A la ténacité légendaire de l’artiste lyrique dans l’élaboration de ses rôles, répond l’écoute assidue de celle qui en comprend les enjeux comme les sacrifices : Jacqueline Dauxois. Trois mois après la parution de son livre dédié au ténor français Roberto Alagna (Quatre Saisons avec Roberto Alagna, Editions du Rocher, février 2017), l’auteure continue d’exprimer ce que tout un chacun passionné par la musique et surtout l’opéra, a éprouvé (ou rêve de vivre au moins une fois dans sa vie) : le choc lyrique. Extérieure jusque là à la musique et au monde lyrique, l’audacieuse portée par la sincérité de sa découverte a souhaité transmettre ce qui nourrit encore et toujours sa fascination pour le ténor français le plus célèbre et probablement le plus captivant de l’heure : Roberto Alagna.
En générosité et en sincérité égale, Jacqueline Dauxois poursuit l’aventure pour Classiquenews … Voici donc un premier texte pour notre site. L’approche s’inscrit dans une vision curieuse et critique du travail de l’interprète, à la fois chanteur mais aussi acteur. Car chanter, c’est jouer. Rien de plus adapté dans le cas du travail de Roberto Alagna que l’écrivain a la chance aujourd’hui d’accompagner pas à pas au fil des personnages qu’il est invité à incarner, exprimer, sublimer. Ainsi être aux côtés de l’interprète, depuis les premières répétitions, suivre pas à pas chacune de ses incarnations pour la scène, enrichir et approfondir encore et toujours l’expressivité du chant, polir, ciseler, jouer, être, comprendre un rôle, saisir une situation : il en découle un fabuleux portrait, celui d’un chanteur qui à travers ses multiples visages scéniques, est aussi acteur accompli. La prose mesure la multiplicité des masques mais finalement en déduit l’essence d’un acteur unique. Dans ce feuilleton inaugural, voici les premières révélations vécues au Met de New York avec son nouveau Cyrano (2-13 mai 2017)… Dans ce premier volet, classiquenews propose une nouvelle série exclusive : « CHANTER & JOUER / travail d’acteur » / Voici donc depuis les coulisses, le travail d’acteur du ténor ROBERTO ALAGNA, par Jacqueline Dauxois.
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Jacqueline Dauxois
Roberto Alagna dans Cyrano de Bergerac au Metropolitan Opera de New York
Trois ans après Carmen, Cyrano
Il y a trois ans, Roberto Alagna répétait Carmen au Metropolitan Opera de New York. Je n’avais pas la permission d’assister à son travail, pas même à la répétition générale. Normal. Sur plus de trente livres publiés, pas un sur la musique. Les Archives ont récupéré un écrivain incapable de se reconvertir en touriste, qui ne voulait que travailler, et je me suis retrouvée dans ce lieu magique, peuplé de bustes de compositeurs et de portraits d’artistes dans les espaces laissés libres par les rayonnages bondés, avec sur le bureau qu’on me prêtait une pile de dossiers « Alagna ». Dans ce décor qui incite à rêver, les ordinateurs, intégrés dans l’histoire de l’Opéra qui se mémorise en ces lieux, s’inscrivent sans heurt dans la continuité du papier jauni. J’ai travaillé là mieux que jamais sur des archives sans arriver à tout à fait oublier que, lui, pendant ce temps, quelque part dans ce Met, répétait. Au début de ce travail, je n’avais pas vraiment conscience du privilège exorbitant que je demandais. Alagna m’avait prévenue, pourtant.
Trois ans après cette Carmen de Richard Eyre dont je n’ai pas vu une seule répétition, trois mois après après la publication de mes « Quatre Saisons avec Roberto Alagna », au lieu d’être reléguée aux Archives, j’assistais aux répétitions de Cyrano de Bergerac.
Je voyais Cyrano en train de se créer.
Ou plutôt je voyais Roberto Alagna en train de créer son deuxième Cyrano. Deuxième et pas second parce que, bien que le troisième ne soit pas en vue pour le moment, Plácido Domingo ayant chanté le rôle à 64 ans, ça laisse le temps de voir venir pour Alagna.
Roberto Alagna et les sources
Cyrano de Bergerac, l’un de ses personnages préférés, est l’un des rôles les plus difficiles auquel il s’est mesuré. C’est ce qu’il a voulu.
Le Cyrano qu’il chante, il est le seul à le chanter.
Il est sien au point que Ricordi a écrit le nom d’Alagna sur la partition qu’utilise le Met.
Sans remonter jusqu’à Edmond Rostand, l’histoire commence lorsque, pour des raisons de politique politicienne, l’Opéra de Rome, croyant pouvoir rivaliser avec la Scala, crée le Cyrano de Bergerac de Franco Alfano, en italien.
Cela se passe en 1936. Le ténor corse José Luccioni, l’un des plus célèbres de son temps, trouve le rôle trop difficile. Qu’à cela ne tienne ! On fera chanter par Roxane des passages d’abord écrits pour Cyrano.
Après Luccioni, malgré les aménagements apportés, le grand Mario Del Monaco décline l’offre de reprendre le rôle. Rien d’étonnant de la part d’un chanteur génial à qui il est arrivé de renoncer au Trouvère à cause des notes des hauts sommets de Di quella pira.
Chaque fois qu’il s’approche d’une œuvre, Roberto Alagna remonte aux sources. Il veut connaître les avatars de la partition originelle, comment elle a été modifiée, qui l’a chantée et comment.
D’un Cyrano à l’autre
Il y a quinze ans, lorsqu’il se plonge dans Cyrano, qu’il va chanter pour la première fois en 2003 à Montpellier, il sait que le rôle est pour lui, qu’il va donner la version originale, que personne n’a jamais chantée. Il veut les aigus de la version française, bien entendu, non seulement parce que la traduction italienne est quelconque, mais pour s’offrir le plaisir de prononcer les vers de Rostand qui ont enchanté plusieurs générations et que, dans sa bouche, tout le monde comprend.
Deux ans après le Cyrano d’Alagna à Montpellier, Plácido Domingo interprète l’autre version au Metropolitan. Un critique déçu, non par Domingo légitimement ovationné, mais par le contexte, écrit que si on attend de Cyrano quelque chose de plus (j’ai oublié les mots exacts, je traduis avec les miens, l’idée), il faut revenir au Cyrano d’Alagna, celui de Montpellier (DVD Universal 2005), dont tout le monde est persuadé qu’il est insurpassable, même par lui.
Si on connaît un peu le travail de ce ténor, on sait qu’il ne se contentera pas de s’égaler lui-même.
Les défis qu’il se lance à lui-même
Dès qu’il a commencé à répéter au Met, il été évident qu’il se surpasserait.
Comment a-t-il fait ? Comment a-t-il coulé son Cyrano dans un moule qui avait déjà servi, pour le transformer, et, à ce point, le faire sien ? C’est toujours la même question avec lui.
Habile, agile, malicieux, courageux, narquois, spirituel, généreux et poète, Alagna a beaucoup de qualités en commun avec Cyrano. Il les avait à Montpellier. Au Met, il ajoute un zeste de truculence, une intensité plus vibrante et davantage de grandeur. Cela ne semblait pas possible. Il l’a fait. Il travaille ses personnages sur scène comme les grands écrivains leurs héros de romans. Il repousse leurs limites en même temps que les siennes.
Dans la salle, époustouflée dès la première représentation, les Newyorkais se sont levés pour l’acclamer avant que ne s’entrouvre le rideau pour le laisser passer celui qui a tenu les aigus les plus périlleux avec une facilité à peine croyable, les rendant plus soyeux et dorés que le rideau de la scène.
Sur une photo, trouvée sur la toile, on voit, dans sa loge, Roberto/Cyrano à côté de Plácido venu le féliciter. Deux interprètes des deux versions d’une même œuvre qui, au final, n’est pas la même.
Depuis trente ans, un chanteur tragédien sans arrêt au sommet
Vocalement, Alagna se joue des difficultés accumulées qu’il ne veut pas ne pas chanter. Il chante en se battant, debout, à genoux, sur un escalier, avec une agilité d’adolescent dans un costume auquel ne manque pas un bouton de guêtre, mais lourd, dans lequel il suffoque.
Le spectateur, qui ne s’en doute pas, se réjouit de la beauté de ses manches à crevées et des empilements de velours qui l’habillent.
Sur le plan dramatique, un mois plus tôt, il incarnait à Paris un don José cœur d’artichaut, amoureux de Micaëla, fou de Carmen, ivre de sensualité, succombant à toutes les tentations. Son Cyrano est l’antidote, parfaite incarnation de l’amour accompli dans le non accomplissement, héros d’un amour courtois qui va au-delà des exigences du genre. En exprimant ce renoncement sur scène, Alagna est si convaincant que, nez ou pas nez, son Cyrano est beau de cette beauté qui traverse toute l’histoire de l’art, qui craque les frontières traditionnelles du beau.
Le contexte
Au départ, la mise en scène de Francesca Zambello est celle qu’a jouée Placido Domingo dix ans plus tôt. À l’arrivée, c’est celle d’Alagna (comment il travaille pour y arriver est l’objet d’un éventuel prochain livre).
Aux décors hollywoodiens de l’hôtel de Bourgogne, des cuisines de Ragueneau et du siège d’Arras succède l’élégance de perspectives qui s’épurent dans les maisons et les rues qui entourent la demeure de Roxane pour atteindre une idéale sobriété dans la dernière scène avec son arbre aux feuilles d’or. L’adéquation des lumières et des éclairages contribue à cette réussite.
De Guiche, Juan Jesùs Rodríguez, est hautain à souhait, Le Bret, David Pittsinger, justement dépassé par la personnalité hors norme de son ami, Christian, Atalla Ayan, benêt comme il faut. Une exquise Roxane, Jennifer Rowley, dont la très jolie tessiture rayonne dans son air de l’Acte III, justifie amplement l’amour qu’elle suscite chez les deux hommes qui s’unissent pour la séduire (en la trompant, mais ceci est un autre sujet).
Comme dix ans plus tôt il dirigeait Domingo, Marco Armiliato conduit. Tout en révélant les beautés d’une musique dont on a dit trop de mal sous le prétexte qu’Alfano avait terminé Turandot, et que Toscanini, pas content, posait la baguette à l’endroit même où la mort avait interrompu Puccini, le chef n’écrase jamais sous la masse orchestrale, les voix qu’il aime et respecte.
Un inoubliable Der Rosenkavalier
En alternance, on a pu entendre l’étonnant Placido Domingo (qui, après avoir été Alfredo dans sa jeunesse, fut le superbe papa Germont à Orange il y a deux saisons), diriger un Don Giovanni où, pour le contentement de ceux qui connaissent Molière et Mozart, le héros courtise les femmes sans câliner amoureusement Leporello (même s’il se livre à de cruelles privautés sur son intimité). Un spectacle impeccable, une direction qui laisse aux voix toute latitude pour se déployer.
Aussi inoubliable que le Cyrano de Bergerac d’Alagna, Der Rosenkavalier, les adieux de Renée Fleming, non pas à la scène, mais au rôle de la maréchale qu’elle a incarnée pendant vingt-cinq ans sur toutes les scènes du monde. Et pour la première fois, avec elle sur scène dans cette œuvre, Elina Garanča qui triomphe, elle aussi, de son côté, dans le rôle d’Octavian.
Deux chanteuses superbes, deux splendeurs vocales, deux femmes au sommet de la beauté et de la sensualité. L’une dans la volupté désespérée du temps qui passe – qui est passé -, l’autre, dans le triomphe d’une jeunesse éternelle portée par l’irrésistible séduction qu’inspirent les personnages travestis lorsqu’ils sont crédibles.
Avec sa silhouette de jeune officier et son visage androgyne d’adolescent exquis, si incroyables dans celle qui fut une incendiaire Carmen, Elina Garanča fait rêver à la soirée du 16 juillet prochain à l’Opéra-Bastille.
Avec Roberto Alagna, ils vont donner, pour une unique représentation, l’explosive Carmen de Bieito, eux qui ont triomphé ensemble au Met dans la voluptueuse version de Richard Eyre.
Pas besoin de consulter les boules de cristal pour savoir que le 16 sera une nuit à ne pas manquer. Depuis belle lurette d’ailleurs, c’est complet.
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Illustration : le Cyrano de Roberto Alagna au Met, au moment des saluts © Jacqueline Dauxois 2017
A consulter : jacquelinedauxois.fr
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