Saviez vous qu’avant Strauss, il y eut un autre compositeur lecteur du texte français de la Salomé de Wilde, et désireux comme lui, de mettre en musique la tragédie à l’orientalisme envoûtant? Antoine Mariotte, marin de formation mais compositeur passionné, fut à l’origine de la Salomé « française », concurrente de celle « allemande » de Strauss. Aux côtés des querelles nationalistes qui corrompent le goût de l’époque, l’histoire et la genèse de l’opéra de Mariotte mettent en lumière le chemin semé d’obstacles pour la création lyonnaise de l’oeuvre (1908), tout en dévoilant la carrière d’un musicien français, élève de D’Indy, défendu par Rolland, qui a tout sacrifié pour sa passion de la musique et de l’opéra. En décembre 2006, le label Accord publie en première mondiale, l’enregistrement audio de la production présentée à l’Opéra de Montpellier en novembre et décembre 2005. Un ouvrage de valeur, à redécouvrir. C’est pour nous, l’occasion de consacrer à l’oeuvre et à son auteur, ce dossier spécial.
Antoine Mariotte (1875-1941)
Né en Avignon, Mariotte vit aux côtés de sa mère, qui devenue veuve, s’installe à Saint-Etienne. C’est là que le jeune musicien apprend la musique par le piano, la flûte et le violon. Doué, le jeune homme démontre aussi des dispositions comme peintre. Il intègre Navale puis le Borda dès 1891, à l’âge de 16 ans. Il lui faut de l’action physique pour ne pas sombrer dans l’ennui et la mélancolie.
Comme Roussel, Mariotte est un voyageur, un marin dans l’âme. Il est attiré par l’appel des horizons infinis et de la mer… Pourtant si la Marine est sa première famille, la musique l’habite tout autant, et il lui arrive très souvent de regretter de ne pas avoir été suffisamment riche pour entrer au Conservatoire.
De 1894 à 1895, à bord du croiseur le Forfait, il parcourt les mers : littoral de Chine et côtes du Japon. En 1896 il termine ses classes d’aspirant. Mariotte rencontre Thomazi, officier de Marine, comme lui mélomane passionné, et bon pianiste, qui lui fait découvrir les symphonies de Beethoven. Les deux marins s’enthousiasment pour chaque symphonie, jouée au piano, décryptée, analysée… Mais le compositeur se passionne pour l’opéra et découvre le texte écrit en français de Salomé, pièce d’Oscar Wilde. C’est un chantier auquel il se voue corps et âme, lui valant de retentissantes déconvenues, avec Strauss qui compose alors sa propre Salomé d’après le même texte, mais d’après une traduction en allemand.
Devenu enseigne de vaisseau en octobre 1896, Mariotte succombe à sa passion musicale. Il prend un congé de six mois pour composer. Il se présente au Conservatoire, est accueilli par son directeur Théodore Dubois, qui lui offre l’opportunité de suivre la classe de composition de Widor. D’Indy l’accueille finalement à la Schola Cantorum, et le 7 octobre 1897, à 22 ans, Mariotte démissionne de la Marine pour se consacrer entièrement à la musique.
Le jeune homme s’accroche : cours de piano et d’harmonie, critique musicale, concert privé chez le comte de Chambrun lui assurent tout d’abord, ses premiers revenus réguliers. A Saint-Etienne, il deviendra ensuite organiste dans sa ville natale, et dirige l’association symphonique stéphanoise. Enfin, Mariotte devient professeur de piano au Conservatoire de Lyon, de 1902 à 1914.
Après la première guerre, il dirige le Conservatoire d’Orléans jusqu’en 1935, puis préside l’Opéra-Comique de Paris, de 1936 à 1940. C’est à cette époque que son Garguanta, opéra-comique rencontre le succès en 1935.
D’une Salomé à l’autre
Dans le Paris des années 1910, à l’époque où Mariotte est un jeune compositeur de 35 ans, le mythe de Salomé incarne un sujet incontournable. Célébré par tous les poètes de l’heure, la figure de la princesse érotique et fatale, semble la dernière héroïne romantique. Beauté et barbarie, volupté et cruauté, amour et mort, Eros et Thanatos fusionnent en elle : Salomé envoûte comme elle tue. C’est le symbole qui exprime le désir brûlant qui consume et terrasse. Un sujet idéal pour le théâtre, offrant une vision et des climats à destination des poètes, des dramaturges et des compositeurs.
Mais la fille d’Hérodiade, Salomé de Judée, s’intègre aussi parfaitement dans la lignée des beautés orientales, ajoutant ce parfum d’exotisme d’autant plus à la mode, au début du siècle.
Wilde fouille la psychologie de l’adolescente criminelle
Wilde recueille tous les courants de fascination et synthétise les écrits sur Salomé, en particulier s’appuyant sur l’Evangile de Saint-Marc, il fait de Salomé, fille du mariage incestueux entre Hérode et Hérodiade (il ne devait rien advenir de bon d’un couple formé par le tétrarque Hérode qui avait épousé la femme de son frère encore vivant…) : Wilde insiste sur les pulsions souterraines à l’époque où Freud précise les principes de la psychanalyse. Entente secrète et là aussi indirectement incestueuse, entre le Roi mûr et la fillette. Wilde exprime le réseau des intentions secrètes, la force du désir, l’envie de possession qui produit la volonté du crime. Dans la pièce de Wilde, Salomé devient le personnage principal : c’est là, toute la nouveauté, et l’action est établie et développée, selon son point de vue. A l’époque, la confusion entre Hérodias et Salomé, la mère et la fille, trouble les cartes mais fonde d’autant plus la perversité de l’ange féminin : le commandement à Hérode de la tête de Iokanaan est inspiré par la mère Hérodias car le Prophète condamne leur union, contraire à la loi juive. De la mère à la fille, circule la volonté de tuer le Prophète ; de l’une à l’autre, se diffuse un seul appel, l’empire d’un poison irrépressible… auquel se soumet Hérode qui veut voir sa « fille » danser pour son anniversaire. La force de Wilde est d’approfondir la nature extatique et passionnée de Salomé : un être prêt à aimer, étouffer, dévorer. Le baiser sur les lèvres de la tête décapitée, est le point le plus intense de cette exaltation poétique.
Wilde écrit Salomé en français
A l’origine, Wilde témoigne de ses recherches sur le sujet de Salomé dans plusieurs conversations rapportées avec Maeterlinck. Tout son travail d’écriture (novembre et décembre 1891), reflète les années où il conquiert sa maîtrise de la langue poétique grâce à l’assimilation et l’admiration de ses « maîtres français », Flaubert et Mallarmé. Pour le texte final publié en 1893, Wilde a demandé à son ami Pierre Louÿs de relire, corriger, nettoyer ses feuillets écrits en français, car comme le précise l’écrivain anglais, il n’existe que le français et le grec comme langues du théâtre. Malgré les efforts de Wilde pour respecter l’attrait de la langue étrangère dans sa musicalité propre, le texte français de sa Salomé, validé par Louÿs, suscita des réactions critiques de Romain Roland, surtout de Lalo : préciosité et maniérisme d’un esthète anglais, « fausseté » et « mauvais goût à l’obscène impudeur « préraphaélite » … Autant de traits mordants contredits par l’enthousiasme contraire exprimé par Mallarmé et Loti…
De toute évidence, Wilde a su composer dans son texte français, une sorte d’hymne ou de « ballade » qui s’inspirant du Cantique des cantiques, reproduit l’incantation musicale de phrases répétées aux visions exaltées et mystérieuses. Rien de surprenant donc à ce que sa pièce ait immédiatement sucité l’envie des compositeurs contemporains… Strauss et Mariotte, dans le même temps.
La Salomé de Mariotte
Avant Strauss, le jeune marin Mariotte, en mer de Chine, (1895), lit le texte de Wilde, en français. L’élève de d’Indy représenterait la réponse « française » de la Salomé « allemande » de Strauss. Cette partition des langues nationales est d’autant plus à prendre en compte dans l’époque qui nous occupe, où la revanche contre les prussiens est une réalité du goût français, à l’aube de la première guerre mondiale.
D’ailleurs, la guerre avant d’occuper les tranchées, est une affaire d’éditeur. Le clan de Strauss qui a composé « sa » Salomé d’après Wilde, et l’a fait créer dès 1905 à Dresde, est défendu par l’éditeur Fürtsener qui oeuvre sans cesser, pour interdire la création de l’opéra de Mariotte. Il est vrai que public et critique de la Salomé en langue allemande de Strauss, se déchaînent contre l’oeuvre, scandaleuse, obscène, indigeste. En refusant à Mariotte ses droits pour utiliser le texte de Wilde, Strauss et son éditeur, – détenteurs des droits exclusifs d’exploitation de la prose de Wilde-, se vengent légitimement de l’accueil houleux réservé à leur ouvrage. Finalement, grâce à l’entremise de Romain Rolland, l’opéra de Mariotte est créé à Lyon, le 30 octobre 1908, un an après la création parisienne de celle de Strauss. La réception est bonne mais circonstancielle : opposée à celle scandaleuse de Strauss, la Salomé française fleure le bon goût français. L’ouvrage ne connaîtra pas le succès de celui de Strauss et dans la catalogue de Mariotte, sera même supplanté par son Garguanta, opéra comique davantage applaudi lors de sa création en 1935.
Mariotte met en musique le texte français de Wilde. Comme Strauss, il procède à quelques coupures, dont les passages mettant en scène la querelle des juifs et des cappadociens. Le drame musical gagne en intensité, en intimisme théâtral, et même en force d’étouffement. Déroulée en sept scènes enchaînées, l’action se focalise sur la jeune princesse, met de côté le personnage de sa mère, Hérodiade, et c’est à peine si le caractère d’Hérode est fouillé (moins pervers que chez Strauss, sombre et grave chez Mariotte) . L’orchestre, plus léger que celui de Strauss, s’appuie sur la transparence des cordes pour diffuser le venin du sujet. Mariotte se montre disciple de Debussy, acteur d’un impressionnisme orientalisant qui dissipe ses langueurs à la fois, écoeurantes et enivrantes… Mais on est loin des vagues fulgurantes et ivres de la danse de sept voiles pour laquelle Strauss redouble de couleurs exotiques. Sans être fade, la danse de Mariotte confine à l’épure, mais une épure concise et prenante. Voilà en quoi la Salomé française de Mariotte se distingue de celle de Strauss : l’intimisme psychologique de la première s’inscrit en faux contre le « grand déballage » expressionniste de la seconde. A la volonté des citations flamboyantes d’un Orient décadent et corrompu de Strauss correspond le chant direct des pulsions émotionnelles de Mariotte.
Approfondir
Lire notre chronique de Salome d’Antoine Mariotte par Friedemann Layer, et l’Orchestre national de Montpellier LR (2 cd Accord). Premier enregistrement mondial. Accord publie l’enregistrement de la production de Salomé d’Antoine Mariotte, présentée par l’Opéra de Montpellier à la fin de l’année 2005. L’édition est d’autant plus pertinente que l’éditeur fait paraître pour la première fois, la version de 1908, avec notices explicatives et livret intégral en français.
Lire notre dossier les opéras de Richard Strauss
Lire notre dossier Salomé de Richard Strauss
Illustrations
Romain Rolland (DR)
Richard Strauss (DR)
Gustave Moreau, Salomé brandit la tête décapitée de Iokanaan
Gustave Moreau, Salomé dansant devant Hérode