Qui est Vivaldi ? La question semble déplacée. Cependant connaissons-nous le compositeur et l’ensemble de son œuvre ? L’auteur des « Quatre Saisons » est, en dépit du rayonnement de son legs musical, en particulier instrumental, un musicien secret. Une énigme, une comète, une exception artistique difficile à définir, à expliquer, à voir aussi puisque les rares portraits qui le représentent sont sujets à controverses. Celui qui a vingt-deux ans en 1700 a pourtant laissé son empreinte dans la constellation artistique du XVIIIe siècle. Est-ce parce qu’à l’heure du « second baroque », aux côtés de ses pairs, Bach et Haendel, conforme à l’esthétique rococo, il cisèle la matière musicale en orfèvre sans jamais sacrifier la pureté expressive au profit de la seule démonstration technicienne ? L’arabesque et l’ornement sont les figures artistiques de l’heure. Mais Vivaldi se distingue parmi les auteurs. Il est virtuose et davantage : poète. L’égal de son contemporain, le peintre Guardi : Antonio Vivaldi est capable d’imprimer dans le style, cette vibration à l’aune de laquelle ressuscite la sensibilité intangible d’une époque. Ici, s’affirme la netteté fougueuse du trait dans l’incandescence recomposée de l’instant. Tito Manlio (1719), après les coups de maître que sont Orlando Finto Pazzo puis Arsilda, fut composé en « cinque giorni » comme le précise son auteur, non sans fierté, sur le manuscrit achevé : « musica del Vivaldi fatta in 5 giorni ». Il est doué rapide, fier de cette fulgurance. « fare presto », faire vite ; ce principe par lequel s’affirme le statut de l’artiste opère sur une autre scène que la musique : la peinture. Au XVIII ème siècle, en particulier dans la première moitié du siècle, les maîtres du pinceau « signent » leur œuvre dans la virtuosité explicite de la brosse. C’est une manifestation éloquente du rococo, un art qui a infléchi, et la spirale expressive de la ligne, et la vitalité du chromatisme. Ici, se détachent Guardi bien sûr, et Gian Batista Tiepolo dont les dessins disent cette apothéose du trait foudroyant. A la nervosité, les plus grands ajoutent une autre qualité, celle des tonalités. La couleur apporte de nouvelles résonances et l’on sait que Vivaldi aimait aussi colorer ses œuvres : dès Ottone, puis de Arsilda à Judith, de Tito à Orlando Furioso, entre autres, un choix particulier d’instruments caractérise souvent ses partitions.
C’est même grâce à une alliance de timbres pour le moins surprenante, qu’une nouvelle partition vient de lui être restituée. Voici qu’un nouveau Nisi Dominus est à intégrer à son œuvre vocale sacrée : le musicien y emploie une « trompette marine » (en vérité un violon qui sonne comme une trompette marine). L’usage de l’instrument souligne la sensibilité chromatique d’un Vivaldi certes « galant » (conforme à l’esthétique dominante) mais aussi, capable en 1739, soit à la fin de sa carrière, d’utiliser des timbres instrumentaux rares. Ce Nisi, jusqu’à présent attribué à Galuppi, fait partie des très nombreuses découvertes éclairant d’une nouvelle manière, notre connaissance du musicien. Il remet en question nos idées sur le baroque italien, précisément sur les événements musicaux qui ont marqué l’histoire de la création à Venise dans la première moitié du XVIII ème siècle. Son art est unique, déjà romantique, densément expressif voire expressionniste ; d’une hypersensibilité qui sait capter les phénomènes de la nature. Du musicien au peintre, l’agilité de la brosse ou du coup d’archet sait frissonner et murmurer, rugir et languir. Aujourd’hui, c’est le génie de la scène qui se précise peu à peu, certainement un rival légitime de Haendel. Avant ce dernier, il s’ingénie à exprimer le souffle dramatique du Tasse dont l’Orlando Furioso lui a inspiré un ouvrage de première importance.
Découvreur de talent, farouchement solitaire, impresario tout autant que compositeur, Vivaldi n’a cessé de se démener pour faire créer ses opéras. Le théâtre fut sa vie.
Et non : il n’a pas composé 500 fois le même concerto ; Gérard de Condé dans sa biographie cristalise ce qui ici et là vaut pour les génies qu’on aime assassiner à coup de locutions réductrices. Pour tout un chacun, trop pressé, l’abbé Vivaldi restera superficiel et sophistiqué : décoratif.
Qui sait approfondir sa musique, en particulier ses opéras, ce à quoi nous invite les choix judicieux de l’industrie du disque aujourd’hui, découvrira un maître des passions humaines, un amoureux des voix, un connaisseur et un magicien du théâtre.
Prêtre comme le souhaitait son père, il arrête très tôt de dire la messe. Fragile, il est malade rongé par un asthme bronchique qui demeure incurable. Pourtant il s’entête. Déploie une énergie inquiète, hyperactive comme interprète et comme compositeur. Partout sur les routes de Vénétie et de Toscane, à Mantoue, Vérone et Bologne, jusqu’à Prague et Vienne, il fait créer ses opéras. Ses dons sont multiples : violoniste virtuose, expérimentateur sans limites pour la musique de chambre et les concertos, pour les motets et les cantates, pour les messes aussi et surtout pour le théâtre. Sa passion demeure la voix et le drame lyrique. Vivaldi ne laisse pas de nous surprendre. Malgré des souffrances personnelles et des concurrents opiniâtres, tel Haendel à Londres qui s’obstinera sur la scène musicale. La musique est une guerre. L’opéra, son théâtre personnel où l’auteur veut affirmer la vitalité du style vénitien contre l’invasion napolitaine. Mais plus encore : la musique est son ambition. A l’image d’un Vermeer au XVII ème siècle, ou d’un Titien au XVI ème : l’opéra pour Vivaldi est une nécessité vitale, l’expression de son identité créative et dans le concert de la vie sociale, le moyen d’acquérir un statut. L’action d’un natif contre les standards du goût dominant.