CRITIQUE, opéra. INNSBRUCK, le 8 août 2021. PASQUINI : Idalma, Innsbrucker Festwochenorchester, Alessandro De Marchi. Une découverte fascinante que cet opéra tragi-comique de Bernardo Pasquini et une résurrection exemplaire à tous points de vue. Direction, distribution et mise en scÚne ont magnifiquement défendu une partition et un livret de tout premier plan.
Depuis des dĂ©cennies, le Festival de musique ancienne dâInnsbruck cultive la redĂ©couverte de chef-dâĆuvres inĂ©dits. Ainsi le compositeur romain Bernardo Pasquini est, pour la premiĂšre fois, mis Ă lâhonneur avec lâune de ses Ćuvres les plus importantes, LâIdalma overo Chi la dura la vince (« LâIdalma ou qui persĂ©vĂšre triomphe »), sur le livret (excellent) de Giuseppe Domenico de Totis. ReprĂ©sentĂ© en 1680 Ă Rome (théùtre Capranica), cette histoire de cape et dâĂ©pĂ©e dâinspiration hispanisante semble ĂȘtre une Ă©niĂšme variation tragi-comique du mythe de Don Juan (la derniĂšre Ă©dition du Festival avait dâailleurs donnĂ© LâEmpio punito de Melani, premier opĂ©ra sur le mythe de Don Juan), qui, on le sait, connaĂźtra une belle fortune tout au long du XVIIIe siĂšcle. Lucindo (un Don Juan bouffi dâorgueil), secondĂ© par son serviteur Pantano (un Leporello moralisateur, au langage savoureux), promis Ă Idalma, sĂ©duit Irene, quâil avait jadis abandonnĂ©e, mariĂ©e Ă Celindo qui, apprenant la nouvelle par le page Dorillo, tentera de venger son honneur bafouĂ©. Le coup de théùtre final, la rĂ©vĂ©lation des liens de parentĂ© dâIdalma avec Celindo, permettra la rĂ©conciliation des deux couples amoureux. Ce chassĂ©-croisĂ© amoureux est un pur enchantement. On saura grĂ© au Festival de nâavoir opĂ©rĂ© aucune coupure, tant la parfaite conformitĂ© de la musique au texte poĂ©tique permet de magnifier la brillante dramaturgie de lâĆuvre.
De Marchi ressuscite Ă Innsbruck, lâIdalma de PasquiniâŠ
Don Juan alla romana
On sera encore plus reconnaissant Ă Alessandro de Marchi dâavoir Ă©tabli lâĂ©dition de lâunique source musicale de lâopĂ©ra (conservĂ©e Ă la BibliothĂšque Nationale de France), dĂ©pourvue quasiment de toute orchestration, Ă lâexception de la sinfonia dâouverture. Le travail rĂ©alisĂ© est exemplaire ; il tĂ©moigne dâune connaissance et dâune maĂźtrise profondes des codes dâinterprĂ©tation de ce rĂ©pertoire qui est avant tout du théùtre en musique, avant dâĂȘtre un objet musical dramatique. LâĆuvre est assez Ă©tonnante, car elle semble rĂ©aliser la synthĂšse de toutes les formes de théùtre musical (comĂ©die, tragĂ©die, tragi-comĂ©die, avec des Ă©lĂ©ments burlesques mĂȘlĂ©s Ă des scĂšnes de grande noblesse dâĂąme), tout en anticipant â avant mĂȘme la premiĂšre rĂ©forme de 1690 â la seconde rĂ©forme de Gluck : aucun temps mort ; rĂ©citatifs trĂšs expressifs qui servent admirablement lâaction ; airs la plupart du temps trĂšs brefs (comme lâair sur un motif populaire « La bella margherita » dâĂ peine quelques mesures), sont autant dâĂ©lĂ©ments qui sâinscrivent dans des ensembles oĂč les diffĂ©rentes formes musicales se croisent avec un Ă©gal bonheur. Les changements de tempi y sont lĂ©gion Ă lâintĂ©rieur dâune mĂȘme forme close, et la musique, durchkomponiert, maintient constamment en Ă©veil lâattention du spectateur.
Dans la salle plus rĂ©duite de la Haus der Musik (le LĂ€ndertheater Ă©tant en travaux), la mise en scĂšne raffinĂ©e et parfaitement lisible de Alessandra Premoli fait mouche, tout comme les costumes somptueux, dignes de tableaux de Van Dick, de Anna Missaglia, et les dĂ©cors nĂ©o-classiques (des pans de murs dâun palais en construction, quelques statues antiques et des praticables coulissants, une armoire et un coffre faisant office dâissues) de Nathalie Deana, rendent avec justesse lâatmosphĂšre de huis-clos de ce théùtre des affects mĂȘlĂ©s.
La distribution rĂ©unie pour cette recrĂ©ation mondiale est en tous points exceptionnelle. AprĂšs une sinfonia dâune grande beautĂ© (un largo trĂšs expressif alla Corelli, qui distille une intense mĂ©lancolie, suivi dâune allegro fuguĂ©, au mouvement de danse irrĂ©sistible), annonçant lâarrivĂ©e des personnages, apparaĂźt Lindoro, admirablement dĂ©fendu par le tĂ©nor Rupert Charlesworth, physique de jeune premier, Ă la moustache de mousquetaire. Voix vigoureuse, idoine, aux mille nuances, du dĂ©pit Ă la contrition, et qui captive dĂšs son air dâentrĂ©e (« PerchĂ© non ti rendi / dâamore agli imperi »), et sera dâune constante justesse dans la dizaine dâarias (souvent Ă peine Ă©bauchĂ©es, et toujours brefs) qui lui Ă©chut (remarquables lâaria de la fin du second acte « Se dispiega in sĂŹ bel loco », ainsi que sa derniĂšre intervention avant le quatuor final : « Se di rose e di viole », dâun pathĂ©tisme flamboyant).
Dans le rĂŽle-titre, Ă©crasant, car intervenant trĂšs souvent durant les 3h30 que dure lâopĂ©ra, Arianna Vendittelli, habituĂ©e du Festival, mĂ©rite tous les Ă©loges : un timbre chaleureux, sonore, toujours admirablement projetĂ©, et dâune belle amplitude vocale, avec un sens du théùtre aux multiples effets. Ses interventions oscillent entre le lamento dĂ©chirant (« Voi che il mio duol udite », « Chi di tanti miei martiri », avec violoncelle obligĂ©) et lâair de fureur (son air dâentrĂ©e glisse ensuite vers une impressionnante virtuositĂ© « Correte, volate », « Non Ăš solo un martire », tandis que les bras levĂ©s au ciel accompagnent la progression vers le registre aigu, ainsi que â idĂ©e lumineuse â lâĂ©clairage des bougies. La rivale Irene est incarnĂ©e superbement par la contralto Margherita Maria Sala, voix puissante, aux graves dâacier et de velours, passant, comme Idalma, de la colĂšre noire (« Crude larve », palinodie dâopĂ©ra seria, « Hai vinto » suivi dâun autre air de fureur en clĂŽture du premier acte), Ă la plainte la plus Ă©mouvante (« SĂŹ, sĂŹ, morir io voâ », ou « Giusti numi », lâun des sommets pathĂ©tiques de la partition). On louera â mais la louange vaut pour tous les interprĂštes â Ă©galement sa trĂšs efficace prĂ©sence scĂ©nique, sans laquelle il nâest point de théùtre.
Quant au rival de Lindoro, Celindo, le tĂ©nor Juan Sancho â physique et voix Ă©galement en tous points conforme au personnage â en livre une parfaite interprĂ©tation. Intervenant surtout en duo â qui sera typique de lâopĂ©ra bouffe du XVIIIe siĂšcle â, il donne toujours avec justesse la rĂ©plique Ă Irene au premier acte (superbe duo dâamour « Son pur dolci quei placidi ardori »), ou nous livre une trĂšs belle scĂšne concitata au dĂ©but du 3e acte avec Almiro, pestant tous deux contre lâinfidĂ©litĂ© supposĂ©e dâIrene (« PerirĂ , caderà »).
Le dernier personnage masculin, Almiro, frĂšre de cette derniĂšre, est le baryton Morgan Pearse, timbre roboratif et alliciant, aux aigus dĂ©licats, qui fige littĂ©ralement le spectateur dans son air dâentrĂ©e, en digne chevalier, lâĂ©pĂ©e Ă la main, dĂ©fendant lâamour de sa belle (« il cor difendo ») ; lui aussi est au centre de nombreux duos, tous excellemment chantĂ©s. Une mention particuliĂšre doit ĂȘtre rĂ©servĂ©e aux deux serviteurs, personnages comiques incontournables de ce rĂ©pertoire qui feront florĂšs dans celui de lâopĂ©ra bouffe napolitain au siĂšcle suivant. Lâimpayable basse Rocco Cavalluzzi est exemplaire dans le rĂŽle essentiel de Pantano. TrĂšs souvent prĂ©sent, il sert, comme ce fut dĂ©jĂ le cas dans lâopĂ©ra vĂ©nitien du XVIIe siĂšcle, de faire-valoir moral (cf. son air dâentrĂ©e, superbe aria di bravura : « O questa sĂŹ châĂš bella », dans lequel les mots pathĂ©tiquement chargĂ©s sont soulignĂ©s par des figuralismes musicaux) ; ses airs sont principalement syllabiques, comme il sied aux personnages comiques, et il intervient souvent en plein milieu dâun air (comme lors du premier duo Celindo /Irene, formant un ensemble qui anticipe le rĂ©pertoire comique plus tardif.
Ă Pantano Ă©choit lâun des moments musicaux les plus dĂ©licieux et excitants de tout lâopĂ©ra : lâaria en dialecte napolitain, accompagnĂ© au colascione « Belle zite non credite », quâon dirait tout droit tirĂ© des Zite ân galera de Leonardo Vinci. Nombreux sont Ă©galement ses duos avec Dorillo, lâautre serviteur, qui trouve dans la voix juvĂ©nile de la soprano Anita Rosati (dont le physique menu Ă©pouse idĂ©alement lâidiosyncrasie du rĂŽle) une magnifique personnification. Timbre flĂ»tĂ©, gracile mais trĂšs puissant, elle brille dans son air du second acte, Ă lâorchestration opulente (« Una femina foiosa ») et Ă©lectrise le public dans le duo avec Pantano sur un rythme de chaconne, Ă la fin du second acte « Lo statuto deâ scrocconi ».
Le chef Alessandro de Marchi est lâautre principal maĂźtre dâĆuvre de cette superbe rĂ©surrection. Toujours attentif Ă la dramaturgie millimĂ©trĂ©e de la piĂšce, avec lui le théùtre est aussi bien sur scĂšne que dans la fosse. Les musiciens du Innsbrucker Festwochenorchester font corps avec les chanteurs dans une parfaite symbiose qui, par lâhabillage musical, fait dâabord triompher le théùtre. La rĂ©vĂ©lation de ce chef-dâĆuvre trouvera bientĂŽt un prolongement mĂ©ritĂ© : Idalma est dĂ©jĂ en boĂźte. A suivreâŠ
CRITIQUE, opéra. Innsbruck, Festwochen der Alten Musik, le 8 août 2021. Bernardo PASQUINI : Idalma. Arianna Vendittelli (Idalma), Rupert Charlesworth (Lindoro), Morgan Pearse (Almiro), Margherita Maria Sala (Irene), Juan Sancho (Celindo), Anita Rosati (Dorillo), Rocco Cavalluzzi (Pantano), Alessandra Premoli (mise en scÚne), Nathalie Deana (décors), Anna Missaglia (costumes), Antonio Castro (lumiÚres), Barockorchester-Jung, Alessandro De Marchi (direction). Photo : © Birgit Gufler.