CD, critique. Album Schumann, par Ălisabeth Leonskaja, piano (2 cd, label eaSonus 2020). Elisabeth Leonskaja avait par le passĂ© enregistrĂ© la premiĂšre sonate opus 11 de Robert Schumann (label Teldec,1988). Il aura fallu attendre ce dĂ©but dâannĂ©e 2020 pour enfin entendre plus amplement au disque ce compositeur quâelle affectionne. Elle lui consacre un album de deux CD, oĂč se rejoignent lâalpha et lâomĂ©ga de son Ćuvre dans une « magie sonore » qui nâa dâĂ©gal que lâexigence structurelle et la profondeur du propos.
Le premier CD rassemble les Variations Abegg opus 1, les Papillons opus 2, les Ătudes symphoniques opus 13 prĂ©cĂ©dĂ©es de leurs cinq Ă©tudes posthumes, et enfin les Geistervariationen Wo0 24. Le second CD: la Sonate n°1 en fa diĂšse mineur opus 11, et la Sonate n°2 en sol mineur opus 22.
ELISABETH LEONSKAJA FORGE LâESPRIT DE ROBERT SCHUMANN
Loin de verser dans lâĂ©cueil dâune interprĂ©tation dĂ©cousue, ce qui est le risque chez Schumann, celle dâElisabeth Leonskaja est faite dâun alliage solide, qui nâest pas exempt de tendre poĂ©sie. Les Variations Abegg en sont un joyau. La pianiste habille de fraĂźcheur cette Ćuvre de jeunesse, dans une dĂ©licieuse fluiditĂ©. Quelle raffinement de toucher, sous la lĂ©gĂšretĂ© du ton! La main gauche sait apporter le soutien des basses, tout en dĂ©licatesse, comme se faire oublier pour laisser libre cours aux vivifiants Ă©lans lyriques. Rien qui pĂšse et qui pose, une musique qui semble sâinventer au fur et Ă mesure, qui respire, mais dans un cadre – en filigrane- dâune tenue rigoureuse, qui ne permet aucun dĂ©bordement. On imagine volontiers Ă lâĂ©coute de ses Papillons les scĂšnettes dâun théùtre de marionnettes. Elisabeth Leonskaja soigne le dĂ©tail de ces miniatures sans perdre de vue lâesprit de lâensemble. Les reprises apportent leurs grains de sel par de lĂ©gĂšres nuances de phrasĂ©s, ou de micro rubatos bien sentis. Tour Ă tour naĂŻf, enlevĂ©, tendre, piquant parfois, ce petit carnaval, condensĂ© dâhumeurs changeantes, a fiĂšre allure sous ses doigts, et parle Ă notre enfance. Viennent ensuite Ă rebours les Ătudes symphoniques, avec leur condensĂ© posthume, composĂ© en 1852, soit prĂšs de vingt ans aprĂšs lâĂ©criture des douze Ă©tudes dâorigine. La couleur est ici tout autre: le thĂšme choral chante avec gravitĂ©, et annonce le climat trĂšs particulier des cinq variations, dâune grande densitĂ© dâexpression. Le goĂ»t de Schumann pour une certaine forme de spiritualitĂ©, quâil relie au spiritisme, et dont lâauteur du texte du livret fait Ă©tat, trouve dans ces variations, et par lâinterprĂ©tation dâElisabeth Leonskaja sa plus Ă©vidente traduction, quand bien mĂȘme les ultimes « Geistervariationen » (Variations sur le thĂšme des Esprits) sont explicites Ă ce sujet. Sur sa puissante ligne de basse, le bouillonnement de la premiĂšre variation ouvre sur lâĂ©trangetĂ© surnaturelle de la seconde, aux harmonies dâun autre monde. La pianiste nous y tient comme dans un rĂȘve Ă©veillĂ©, sa main gauche dans son ondoiement sonore offrant dâindĂ©finissables visions. E. LĂ©onskaja dĂ©ploie tout un art du dialogue dans les deux variations qui suivent, empreints de tendre passion, de soupirs, sans jamais dâexcĂšs. Si son jeu possĂšde au fil des plages du disque une clartĂ© polyphonique, avantagĂ©e par la qualitĂ© de prise de son, il est dâune ineffable beautĂ© dans les mouvements lents. En tĂ©moigne la cinquiĂšme variation, rĂȘveuse, aux dĂ©licates suspensions, dâune touchante pudeur. Les douze variations nâen sont pas moins attachantes. Ce que Schumann explore dans ces Ă©tudes qui nâĂ©taient pas selon lui destinĂ©es Ă ĂȘtre jouĂ©es en public, E. Leonskaja le transcende, en extrait lâessence profonde, lâĂ©nergie intrinsĂšque, dans le tragique de la deuxiĂšme variation notamment, la course palpitante de la septiĂšme et la triomphale douziĂšme, les secrĂštes confidences Ă©changĂ©es dans le merveilleux legato de la onziĂšme. Schumann ne composera plus rien aprĂšs les Geistervariationen, Ă©crites en 1854 sur une mĂ©lodie quâil aurait reçu des esprits de Schubert et Mendelssohn. Ce bouleversant tĂ©moignage apparaĂźt aprĂšs lâopulence des variations, dans son Ă©mouvant dĂ©pouillement, si loin de la fantaisie de lâopus 1.
Les Sonates n°1 et n°2 composĂ©es, comme les Ătudes symphoniques, en 1837-1838 sont elles aussi tenues de main ferme, reposant sur une assise rythmique inĂ©branlable, la caractĂ©risation des voix, et une lecture dâune nettetĂ© impeccable. Mais un peu trop. La passion est tenue en bride, dans le finale de la sonate n°1, mais surtout dans la sonate n°2, dont le tempo indiquĂ© par Schumann « So rasch wie möglich » (aussi vite que possible) trop retenu fait entendre une main gauche trĂšs articulĂ©e. On aurait aimĂ© entendre chant plus enflammĂ©. La fougue est absente du scherzo, sans grain de folie, et la fin du Rondo pourrait ĂȘtre davantage tempĂ©tueuse. Lâandantino, assez allant, est le mouvement le plus rĂ©ussi: Ă©coutez sa voix intĂ©rieure, magnifiquement timbrĂ©e et chantante! La sonate n°1 convainc davantage. Comme la pianiste fait respirer la musique dans son premier mouvement, et quelle vision orchestrale! La pĂ©dale est soigneusement dosĂ©e, les timbres et les attaques finement Ă©tudiĂ©s. Le deuxiĂšme mouvement est pure rĂȘverie, tendrement colorĂ© par la main gauche. Le scherzo, théùtral, est un mini carnaval Ă lui tout seul, avec ses accentuations Ă contrepied. Le dernier mouvement, quoique dĂ©pourvu du vertige de la passion, touche par lâintĂ©rioritĂ© de ses passages recueillis.
Elisabeth Leonskaja signe ici un somptueux album, dont les Ătudes symphoniques forment la clĂ© de voĂ»te. Il vient apporter une pierre nouvelle et essentielle Ă lâĂ©difice dâune discographie dĂ©jĂ riche, qui compte parmi ses plus emblĂ©matiques personnalitĂ©s Nat, Arrau et Richter pour, par exemple, ce qui est du passĂ©, Pollini et Argerich (sonate en sol mineur dâune impudique et incandescente passion! – aux antipodes de cette version), et plus rĂ©cemment Bianconi (Papillons, et Ătudes symphoniques au complet, dâune grande poĂ©sie et Ă la beautĂ© racĂ©e).
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CD, critique. Album Schumann, par Ălisabeth Leonskaja, piano (2 cd, label eaSonus 2020)