CD, OpĂ©ra. Gossec : ThĂ©sĂ©e, 1782 (Van Waas, 2012), 2 cd Ricercar    …      Enfin le gĂ©nie lyrique de Gossec nous est rĂ©vĂ©lĂ© ! Tel n’est pas le moindre apport de cette intĂ©grale enregistrĂ©e sur le vif en novembre 2012 Ă Liège (Salle Philharmonique). Audace gĂ©niale et très originale de l’architecture musicale avec des Ă©tagements dramatiquement rĂ©ussis associant choeurs multiples et solistes, première ouverture en situation (dès avant celle d’IphigĂ©nie en Tauride de Gluck, car Gossec compose et termine sa partition dès 1778 !), coloration spĂ©cifique de l’orchestre (cuivres mis en avant dont les trombones), vitalitĂ© permanente du continuum orchestral aux inflexions mozartiennes … sans omettre dans le portrait de MĂ©dĂ©e (vraie protagoniste de l’opĂ©ra malgrĂ© son titre), des inflexions noires, souterraines, … sont quelques unes des nombreuses qualitĂ©s d’un ouvrage qui frappe par sa violence poĂ©tique, son intelligence dramatique et musicale ; tout cela souligne chez Gossec, alors âgĂ© de 44 ans, la richesse du style, le fond fantastique voire diabolique d’une partition Ă la fois psychologique, noire, hĂ©roĂŻque et guerrière, dĂ©cidĂ©ment inclassable.Dans le personnage de MĂ©dĂ©e, il faut bien Ă©videmment, Ă la fin des annĂ©es 1770, dĂ©celer un ultime rĂ´le de magicienne enchanteresse dans la tradition magique et baroque, mais ici, portĂ© par une figure criminelle qui a alors dĂ©jĂ commis l’irrĂ©parable (tuer ses propres enfants pour se venger de Jason) : cette MĂ©dĂ©e amoureuse haineuse de ThĂ©sĂ©e s’ingĂ©nie en actes sadiques (Ă l’endroit d’EglĂ©), manipule, dissimule pour mieux Ă l’acte III se rĂ©pandre en magie noire et furieuses apparitions … Il faut bien l’intervention de Minerve pour chasser dĂ©finitivement un tel dragon fĂ©minin.
Le génie lyrique de Gossec enfin révélé
Autour d’elle, les personnages infĂ©odĂ©s et aveuglĂ©s un temps Ă ses odieuses machinations, dont un choeur fabuleux de mordante vivacitĂ© (Choeur de chambre de Namur, dans entre autres, le choeur des enfers du III martyrisant la pauvre EglĂ©), se distinguent par leur caractĂ©risation juste.
Virginie Pochon sait tisser une couleur Ă la fois angĂ©lique et dĂ©terminĂ©e pour le rĂ´le d’EglĂ© dont l’importance et la prĂ©sence dramatique (ses duos et confrontations avec MĂ©dĂ©e aux II et III) en fait un caractère au haut relief théâtral (comme Ilia dans IdomĂ©nĂ©e de Mozart, opĂ©ra un peu près contemporain de ce ThĂ©sĂ©e de Gossec). Les hommes affirment un très nette assurance, jouant aussi la finesse Ă©motionnelle de leur profil : rien Ă dire au chant Ă©lĂ©giaque et tendre mais aussi hĂ©roĂŻque de FrĂ©dĂ©ric Antoun (dommage qu’il s’agisse du rĂ´le le plus statique de la partition) ; plus intĂ©ressant encore le Roi d’Athènes EgĂ©e auquel l’excellent baryton Tassis Christoyannis apporte cette vĂ©ritĂ© humaine qui structure et rend passionnant tout le rĂ´le : il ne s’agit pas d’un père de façade agissant dans les scènes collectives mais rĂ©ellement d’une autoritĂ© rĂ©active, d’abord conquis et manipulĂ© par MĂ©dĂ©e puis lui opposant une vive rĂ©sistance (après qu’il ait au III, grâce Ă EglĂ©, identifier son fils …) ; Ă Jennifer Borghi revient naturellement les palmes d’une vĂ©ritable prise de rĂ´le : la voix est parfois serrĂ©e et l’articulation du français pas toujours indiscutable mais le timbre spĂ©cifique Ă©claire les blessures de la femme amoureuse (Ah faut-il me venger en perdant ce que j’aime … au IV) malgrĂ© l’horreur de la magicienne rien que terrible et dĂ©chaĂ®nĂ©e (DĂ©pit mortel, transport jaloux, fin du II). En cela, grâce Ă la fine expressivitĂ© rĂ©alisĂ©e par le chef (excellent Guy Van Waas, artisan et dĂ©fenseur d’une esthĂ©tique multiple, Ă la fois postbaroque, classique et dĂ©jĂ romantique, assimilant et Gluck, Mozart et les accents frĂ©nĂ©tiques nerveux de Mannheim car Gossec connaissait Stamitz…), sa MĂ©dĂ©e sait rugir de façon inhumaine, aux imprĂ©cations infernales très assurĂ©es, mais aussi s’attendrir soudain pour mieux manipuler. Le profil fĂ©minin conçu par Gossec, aux couleurs chtoniennes inĂ©dites et vraiment passionnantes, annonce et nourrit ce sillon terrible et tragique qu’illustrent bientĂ´t Vogel (La Toison d’or, 1786) et aussi Cherubini (MĂ©dĂ©e, 1797).
Outre l’intelligence des situations, la finesse d’une Ă©criture idĂ©alement sentimentale, parfois Sturm und Drang donc prĂ©romantique, Gossec se libère (et se rĂ©vèle vĂ©ritablement) dans le traitement orchestral de chaque acte : une puissance immĂ©diate qui ne s’Ă©pargne pas des choeurs simultanĂ©s souvent impressionnants d’audace, de force voire de sauvagerie. La dĂ©couverte est de taille : elle revient au mĂ©rite des institutions initiatrices, particulièrement bien inspirĂ©es Ă la dĂ©fendre : le Centre de musique baroque de Versailles, le Centre de musique romantique française Ă Venise (Palazzetto Bru Zane). Créé en 1782, ThĂ©sĂ©e de Gossec Ă©tait dĂ©jĂ prĂŞt pour ĂŞtre produit sur la scène dès 1778… s’il n’Ă©tait Gluck ; probablement conscient du gĂ©nie de Gossec, le Chevalier favori de Marie-Antoinette faisait obstacle Ă la reconnaissance de son rival. La prĂ©sente rĂ©surrection discographique accrĂ©dite ses soupçons : nous voici bien en prĂ©sence d’une oeuvre composite, esthĂ©tiquement aboutie, vraie synthèse Ă son Ă©poque des tendances lyriques les plus convaincantes. Le gĂ©nie de Gossec, père de la symphonie mais aussi compositeur d’opĂ©ras, nous est dĂ©sormais totalement dĂ©voilĂ©. RĂ©alisation exemplaire.
François-Joseph Gossec (1734-1829) : ThĂ©sĂ©e, 1782. Jennifer Borghi, MĂ©dĂ©e. Virginie Pochon, EglĂ©. FrĂ©dĂ©ric Antoun, ThĂ©sĂ©e. Tassis Christoyannis, EgĂ©. Katia Velletaz, la grande PrĂŞtresse, Minerve … Les AgrĂ©mens. Choeur de chambre de Namur. Guy Van Waas, direction. 2 cd Ricercar RIC 337. EnregistrĂ© Ă Liège en novembre 2012. Voir le reportage vidĂ©o de ThĂ©sĂ©e de Gossec.