Cette année, c’est le chef d’œuvre de Donizetti, Lucia di Lammermoor, qui a été choisi, permettant aux membres du chœur et surtout de l’orchestre du Conservatoire de se préparer au mieux à leur futur métier de musiciens, encadrés par des chanteurs professionnels, dans une vraie mise en situation « grandeur nature ». En premier lieu, saluons le travail effectué par Andrée-Claude Brayer avec son orchestre. On craignait des pupitres hétérogènes et une justesse relative, comme bien souvent dans les orchestres d’élèves, pas encore aguerris à la pratique collective et à l’écoute mutuelle, c’est au contraire avec stupeur qu’on a accueilli les premiers accords : un véritable son d’orchestre, à la couleur professionnelle, d’une homogénéité et d’une précision exceptionnelle pour des élèves si jeunes – certains n’ayant pas 15 ans –, ainsi qu’un vrai sens du phrasé et du rubato, qualités indispensables dans ce répertoire et pourtant rare, dont bien des orchestres pourraient s’inspirer. On applaudit tout particulièrement la flûte solo, qui réussit avec brio la cadence de la scène de la Folie, suivant de près la chanteuse, doublant ses inflexions avec un mimétisme troublant.
Grande Lucia en banlieue parisienne
La mise en scène d’Antoine Caubet, metteur en scène en résidence à l’Apostrophe et dont c’est là le premier opéra, se veut très épurée et trouve sa force dans une direction d’acteurs remarquable d’efficacité et de pertinence. On se souviendra longtemps de cette ombre immense dans laquelle se tapit Enrico durant la confrontation avec sa sœur, pénombre au cœur de laquelle pénètre Lucia dès qu’elle cède aux menaces de son frère et lui abandonne son espoir de bonheur. Ou encore cette dernière image d’Edgardo et Lucia se couchant l’un à côté de l’autre, sereins, réunis dans la mort, une fin finalement moins tragique qu’on peut l’imaginer. Autre point névralgique du travail d’Antoine Caubet : une vraie réflexion autour du silence, élément rare dans la musique s’il en est. Rarement les doutes, les fêlures, les sacrifices des personnages auront été aussi sensibles, entourés qu’ils sont par le vide qui précède les grandes déchirures. Encore une fois, la confrontation entre le frère et sa sœur semble avoir particulièrement inspiré l’homme de théâtre, ainsi que la scène de la Folie, hallucinée, désespérée et pourtant joyeuse en même temps.
L’Apostrophe a su, par ailleurs, réunir une distribution d’un excellent niveau.
Aux côtés du Normanno efficace de Marco Angiolini et de l’Alisa touchante et omniprésente de Mayako Ito, on remarque le Raimondo paternel de Vincent Billier, à la belle voix de basse claire et percutante, et néanmoins à l’aise dans les profondeurs de son grave.
Belle découverte que l’Arturo de Jean-Vital Petit, à l’instrument puissant, émis avec aisance, et possédant une accroche qui lui fait passer l’orchestre sans effort. En outre, il parvient à rendre sympathique son personnage, moins mauvais qu’on se le représente, simplement naïf et perdu dans cette famille dont il ne sait rien, totalement ignorant du funeste sort qui l’attend en épousant celle qu’on lui désigne.
Patrice Berger incarne, fidèle à lui-même, un Enrico autoritaire et menaçant, d’un bel impact vocal et scénique.
Edgardo plein de fougue et d’un rayonnement tout latin, Juan Carlos Echeverry, jeune ténor colombien, vient vaillamment à bout de ce rôle sensiblement trop large pour lui. Ténor lyrique léger, il ne peut que compter sur la solidité de son instrument et l’incisivité de son aigu, cette écriture sollicitant par trop son médium et lui permettant peu de nuances. C’est seulement dans la scène finale, avec la complicité de l’orchestre, qu’il peut enfin alléger sa voix et la ménager dans de belles phrases mezza-voce, qui laissent néanmoins apparaître que ses séductions vocales conviennent davantage au Comte Almaviva du Barbier rossinien qu’à l’héroïsme donizettien.
Et on retrouve avec un immense plaisir la Lucia d’Isabelle Philippe, que la soprano a semble-t-il mûrie depuis les représentations messines voilà plus de deux ans. Cette Lucia se rapproche davantage de nous, ainsi que le suggère la mise en scène, que la chanteuse a su faire sienne pour un résultat éclatant.
De bout en bout, la justesse de la comédienne et de la musicienne laisse pantois et ému, jusque dans des silences habités et lourds de sens. Et ce travail d’interprète n’est possible que grâce à une technique toujours exemplaire, rarissime aujourd’hui de santé et de solidité, permettant toutes les nuances et toutes les couleurs. A cet égard, la scène de la Folie représente l’apothéose de la soirée, virtuose et pourtant jamais ostentatoire, toute en délicatesse et en chiaroscuro, presque sfumato, où on ne sent jamais l’attaque du son ni sa fin, comme s’il naissait du silence pour mieux y retourner. Et ce mi bémol suraigu pianissimo, émanant d’une Lucia étendue sur le sol en position fœtale, achève de couronner ce moment où le temps et le souffle se suspendent. Merci, madame.
Un grand bravo à l’Apostrophe et au Conservatoire de Cergy-Pontoise pour ce projet audacieux et d’une grande qualité, qui aura permis à des centaines de personnes, dont beaucoup de jeunes, de découvrir cet opéra, sinon l’Opéra dans toute sa force.
Pontoise. L’Apostrophe/Théâtre des Louvrais, 26 mars 2013. Gaetano Donizetti : Lucia di Lammermoor. Livret de Salvatore Cammarano d’après Walter Scott. Avec Lucia : Isabelle Philippe ; Edgardo : Juan Carlos Echeverry ; Enrico : Patrice Berger ; Raimondo : Vincent Billier ; Arturo : Jean-Vital Petit ; Alisa : Mayako Ito ; Normanno : Marco Angioloni. Chœur et orchestre du Conservatoire à Rayonnement Régional de Cergy-Pontoise. Andrée-Claude Brayer, direction musicale ; Mise en scène : Antoine Caubet. Scénographie : Isabelle Rousseau ; Costumes : Virginie Merlin ; Conception lumières : Jean Opfermann ; Assistante musicale et à la mise en scène : Marie-Edith Le Cacheux ; Chefs de chœur : Anne Laffilhe et Caroline Gaulon ; Chefs de chant : Hiroko Ishigame et Anne Lise Saint Amans