vendredi 29 mars 2024

Livres, compte rendu critique. Le souffle en musique, ouvrage collectif dirigé par Muriel Joubert et Denis Le Touzé (Collection Mélotonia, Presses Universitaires de Lyon)

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Chez les instrumentistes, on classe volontiers en souffleurs, racleurs et tapeurs. Et le souffle pourrait être celui, si aérien, de l’Ariel shakespearien, contre celui à grand renfort d’ahanement, de Caliban. En large ambitus, le premier ouvrage d’une collection Mélotonia (Presses Universitaires  de Lyon, P.U.L) ausculte le souffle dans tous ses états, et ses pilotes, Muriel Joubert  et Denis Le Touzé, demandent :  « dites 33 » à leurs patients-passeurs,  philosophes, anthropologues, compositeurs et musicologues…. Un savant et excitant ouvrage collectif, axé sur l’art d’aujourd’hui.

La trilogie  C.E.M.

MELOTONIA le_souffle_en_musique_570« Souffler n’est pas jouer » ? Ou : « l’esprit souffle où il veut » ? Ou : « ça souffle à décorner  les bœufs »….Jeu de dame, Evangile, météo-traditions : ce  souffle , immatériel – et seulement visible en ses effets, mais si parfaitement audible – domine notre grand et notre petit monde. Paul Valéry, dans ses Cahiers, aurait pu le placer au cœur de sa trilogie, C.E.M., dont les initiales (Corps. Esprit. Monde) envoient  vers les interrogations les plus classiques de l’histoire philosophique (« monisme, dualisme » ?). Et au  grand carrefour où les poteaux indicateurs  balisent le territoire « du côté de chez Sôma « (le Corps) et « du côté de Psychè »(l’Esprit, voire  supplémenté d’Ame)… N’est-il pas bon qu’une Faculté  musicologique  (Lyon-II) d’entre Rhône et Saône (P.U.L., Presses Universitaires de Lyon) place la naissance de sa collection Mélotonia sous ce signe  d’air – expiré, inspiré – qui commande, plus  généralement à bas bruit, notre vie, jusqu’à ce « dernier souffle » au-delà  duquel  il n’y a plus que silence, sinon néant ?

Butinage sur la plage

« Le souffle », évidemment  ici « en musique », se présente comme une Somme de contributions très diverses, introduites et réunies sous la direction des deux enseignants (de Lyon-II) : Muriel Joubert et Denis Le Touzé. C’est plus spécialement l’Avant-Propos de Muriel Joubert,  dense et riche en regards croisés, qui a la charge initiale de séduire le lecteur   ainsi invité à se tourner vers les 9 chapitres eux-mêmes regroupés en « anthropologie, souffle vocal et instrumental, écriture musicale ». Ne fardons pas la vérité : ces quasi-200 pages ont…  du souffle, et leur langage – qui s’efforce de se faire accessible à celui qu’on appelait au Grand Siècle « l’honnête homme », celui qui, paraît-il, « ne se  pique de rien »-, est parfois… un peu ardu (terme qui, on le sait, préluda en langue française à l’actuel hard). On conseillera donc achat printanier de cet ouvrage et lecture de l’Avant- Propos notamment,  puis butinage échelonné qui fera grand effet sur les plages, d’autant que la photographie de couverture – la soufflerie de l’Institut Aéronautique de Saint-Cyr – … aspire et expire du côté de l’ancienne  modernité scientifique (1921), intriguant vos futurs voisins de sable chaud et blond.

De Bachelard à Xenakis à ou Rothko

On aime bien en tout cas l’orientation « contemporaine » de ce Souffle, placé dès les pages introductives dans les « perspectives d’un(e ?)  Mélotonia » associé(e) à d’ « autres champs d’études, anthropologie, ethnologie, sociologie, philosophie, psychologie cognitive, littératures et arts dits visuels »… Les références même de Muriel Joubert emmènent vers « l’apnée » (asphyxie) dans Metastasis de Xenakis, le Thrène de Penderecki, le Voyage de Pierre Henry, la respiration jazzistique (1959) du « souffle bleu », le souffle ultime et si douloureux de HAL dans l’Odyssée de l’Espace kubrickienne, les titres « en souffle » chez Melville, Corneau ou Malle, les toiles de Rothko, Devade ou Torque. Evidemment, Bachelard est appelé à en témoigner par–« L’Air et les Songes » – : « la vie est un mot qui aspire, l’âme un mot qui expire », « le vers doit se soumettre à l’imagination aérienne, il est une création du bonheur de respirer » -, en écho d’un Claudel dont  nous n’omettrons point – coquetterie esthétique – de citer en ses Cinq Grandes Odes  : « L’esprit, le souffle secret, L’esprit créateur et la grande haleine pneumatique, le dégagement de l’esprit  Qui chatouille et qui enivre … ». Ni de renvoyer  à  l’apocalyptique Typhon, de Joseph Conrad : « L’explosion , pareille à l’éclatement soudain du grand vase de la Colère, enveloppa le navire. Car tel est le pouvoir désagrégeant des grands souffles : il isole. L’ouragan, lui, s’en prend à chacun comme à son ennemi personnel…. »

Un microphone-loupe

Et  il est d’emblée souligné que « le souffle audible – alors que la respiration est au fondement du chant et de tout instrument à vent – a été gommé de notre culture pendant de longs siècles d’Occident. » Et de s’interroger : «  Tout cela  pour que la musique soit le reflet de la pureté céleste, sans bruit parasite ? (Mais) l’après-1945 se chargera de retrouver le timbre de cette puissance matérielle qu’est le souffle, ne serait-ce que par l’usage du microphone, qui fait figure de loupe. » On s’embarquera donc en vitesse de croisière, et sans négliger quelques escales réconfortantes si le propos devient trop tendu. Le philosophe  Bernard Sève entraine vers le « deuxième souffle », vers les vents qui « participent au grand orchestre de la nature, et vers la musique « troisième souffle ». Là où André Boucourechliev et son « flux articulé » conduisent  à « l’émotion » dont  Baudelaire eut l’intuition en écoutant – contre tous « ces imbéciles » parisiens qui avaient « démoli » l’opéra de Wagner en 1861 – Tannhäuser, dont il perçoit (le souffle d’) « une vie plus large que la nôtre, une musique qui respirait l’orgueil de la vie ».

Pneuma, spiritus, prâna, et qi

 Et l’auteur des Fleurs du Mal de voir ici une « vaste étendue d’un rouge sombre, une dernière fusée traçant un sillon  plus blanc sur le blanc qui sert de fond : ce sera le cri suprême de l’âme montée à son paroxysme. » Ailleurs est rappelé le chœur des prisonniers de Fidelio (« quel plaisir de reprendre le souffle à l’air libre ! »), pour mieux rappeler en coda que « la musique permet de respirer plus large ». Le musicologue Jacques Viret fait ensuite « anthropologie de la voix », mémorisant dans tant de cultures sur la planète la place du pneuma grec, des  spiritus, animus et anima  latins, du prâna hindou, du qi chinois, du nechama hébreu, parcourant ensuite- on reprendra son souffle de lecteur, y compris avec une torrentielle  bibliographie qui incite au sport livresque de l’extrême  !– les domaines illimités de la respiration, du souffle vital, de l’inspiration. François Picard part, lui, du qi chinois (« le souffle-énergie ») pour analyser en compositeur puis interprète (avec J.C Frisch) une partition pour flute traditionnelle, Le Satin à feuille de saule, à la lumière des diagrammes, sonogrammes et logiciels du bel  aujourd’hui.

Amours, délices et orgues

 Avec Odile  Jutten, on revient au domaine « occidental » de l’orgue en tous ses états, lieu géométrique et esthétique  d’ « une « immense respiration », chronologie (de Cabezon à Ligeti) et technologie interrogées pour aboutir au revigorant imaginaire et à l’intimidant sacré. Céline Chabot-Canet « s’intéresse au profil du timbre soufflé dans la chanson française », interrogeant, Nougaro, Camille, Sapho, Greco , Ferré, Barbara, Biolay, Sylvestre, appelant au passage  la formule de Barthes, à propos de l’enregistrement qui fait mieux entendre « dans leur matérialité, leur sensualité, le souffle, la rocaille, la pulpe des lèvres, toute une présence du museau humain. » D’où – encore Barthes – l’éloge d’une « troisième écoute, qui vise non pas ce qui est dit, ou émis, mais qui parle, qui émet », et un retour vers Artaud : « le souffle  volontaire  provoque une réapparition spontanée de la vie ». Le compositeur Bertrand Merlier parle de « l’ange Proxim », qui a donné souffle à sa pièce « L’apparition de l’ange », (flûte basse amplifiée, dispositif électroacoustique), et à sa méditation sur « l’après du silence infini d’un dernier souffle ».

Le Faune et sa descendance

La dernière partie de l’ouvrage donne parole au co-auteur, Denis Le Touzé, dans  une analyse (avancée) du Prélude debussyste pour le Faune, indépassable point de départ d’une musique  « moderne » où la flûte « dit  puissance,  plénitude, densité sonore » du charmeur  obstiné à  vouloir « perpétuer ces nymphes »… Michel Chion relate son voyage de 45 ans à travers les sons que propagèrent les créateurs du G.R.M.(François Bayle, Pierre Henry) et qui l’ont aussi mené à spectrographier la  partition filmique. Enfin le musicologue Makis  Solomos, spécialiste de Xenakis, réfléchit « sur les modèles du souffle dans la musique  d’aujourd’hui, à travers la diversité du N’Shima de Xenakis , Le souffle d’un petit dieu distrait, de Beatriz Ferreyra et Breathing Room, de Hildegard Westerkamp.

Allez me chercher mes ouragans

Allez, quand vous serez au bord estival de la Méditerranée, n’oubliez pas que le cher Valéry vous y a fait précéder de Socrate  dialoguant avec Phèdre sur « une plage sans fin : l’air, délicieusement rude et pur, m’opposait un héros impalpable qu’il fallait vaincre pour avancer… (J’étais ainsi) victorieux du vent , et riche de forces  toujours renaissantes, toujours égales à la puissance de l’invisible adversaire. C’est  là précisément la jeunesse.  » A moins que des goûts plus hétérodoxes ne vous portent vers Michaux  (« allez me chercher  mes ouragans ! »)  pour  mieux délirer du côté de la  mescaline qui vous  envoie sans pitié « comme eau dans une turbine, comme vent dans une soufflerie » mais aussi « dilate et fait du vide presque  à l’infini, dilate magnifiquement l’Aspiration  au-delà de tout imaginable » ?

Et un petit dernier pour la route de l’été, que l’on vous souhaite longue et variée… ? Si c’est vers le nord en recherche de fraîcheur, un « Paysage Hollandais » du ci-devant Paul Claudel  ( si  lyrique, et pas seulement –  image où il se complut –,  brutal convertisseur catholique –et- français -toujours ) pourra convenir  : « Pas seulement ce souffle continuel, puissant comme une tempête, humide et léger comme une  respiration humaine  qui infond en nous le sentiment du temps…Les Sept Provinces Unies jusqu’au fond de leur chair une fois de plus ressentent ce choc vital que l’épitaphe du grand amiral Ruyter appelle Immensi  tremor  Oceani. »

LIVRES. Le souffle en  musique, Collection Mélotonia, sous la direction de Muriel Joubert et Denis Le Touzé. Presses Universitaires de Lyon ( éditions P.U.L.), 2015

· http://presses.univ-lyon2.fr

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