LIVRES, compte rendu critique. ALBERT ROUSSEL par Damien Top (Bleu Nuit éditeur). Voici enfin un texte récapitulatif et d’un style argumenté autant que poétique sur la figure spécifique du plus grand orchestrateur en France après Berlioz, Ravel, Stravinsky : Albert Roussel (1869-1937) ; On oublie combien dans la première moitié du XXè, Roussel incarne l’un des sommets de la sensibilité pour la couleur, le raffinement rythmique, une éloquence remarquablement suggestive dont le dramatisme est aussi exceptionnellement sensuel. Toutes les facettes du puissant tempérament créateur de Roussel sont abordées dans cette biographie remarquablement conçue, fruit d’une réflexion sensible permise par une exploration de longue date dans l’œuvre du formidable compositeur : le lecteur apprend à saisir l’aventure humaine et musicale de Roussel… d’abord la carrière du jeune capitaine de 15 ans, aspirant 1ère classe dans la Marine en 1891 (à 22 ans), et déjà, malgré une santé fragile, voyageur au long cours, épris d’espaces marins, surtout d’ambiances et de parfums exotiques. Puis c’est la carrière musicale à Paris, avec l’entrée à la Schola Cantorum dirigée par Vincent D’Indy en 1894 : le démon de l’écriture et de la composition étant plus fort que toute autre vocation. L’orphelin, héritier d’une belle fortune peut sans préoccupation d’argent se vouer à sa passion dévorante : composer, mais avec un souci de clarté et de synthèse qui sur le plan formel, produit des oeuvres d’une éblouissante construction, porté par un développement efficace où brillent en particulier la vitalité rythmique et les timbres instrumentaux. Compositeur virtuose, Roussel eut comme élèves Satie, Varèse, Martinu, Le Flem ; aussi, le chef et compositeur Jean Martinon qui a laissé des lectures exceptionnelles des oeuvres de son maître.
A l’époque des Ballets Russes, quand Debussy, Ravel, Stravinsky conçoivent leurs oeuvres maîtresses entre ballets et pages purement symphoniques, Roussel aborde les mêmes genres et formats, inspiré par un souci d’élégance, de raffinement, comme de nouveauté… Toutes les oeuvres maîtresses de Roussel sont évoquées, restituées dans leur contexte, – enjeux et innovations esthétiques étant élucidés, réinscrits dans le parcours personnel du concepteur : Soir d’été (1904), Le marchand de sable, la Suite en fa, le Concerto pour piano, les Quatre (passionnantes) Symphonies (surtout la Troisième : sommet du genre), le Festin de l’Araignée, le ballet Bacchus et Ariane… sans omettre l’opéra comique d’une intelligence à réestimer, « Le testament de la tante Caroline » de 1936 (une sorte de testament artistique de la fin, aux côtés du ballet Aeneas, mais sur le mode faussement léger et facétieux.. soit ce qu’est Falstaff pour Verdi)… autant d’accomplissements majeurs qui placent Roussel parmi les créateurs les plus complets de son temps, pionnier, avec Koechlin ou Milhaud, de la polytonalité.
Dans la vie personnelle, le voyage en Inde en
1909 – après ses noces avec Blanche, reste un périple où le compositeur peut ressentir profondément et aussi affiner cet orientalisme qui l’a fasciné tout au long de son œuvre ; un goût de l’orient et de l’Asie qui au contraire du Ravel d’Asie (justement) n’est pas fantasmé mais concret, enrichi par l’expérience réelle, vécue sur le terrain. Son opéra Padmâvatî (créé en 1923) en découle : confondant de justesse, de trouble comme de richesse poétique. Le fidèle ami Raoul de Castéra laissera comme compagnon de voyage des jeunes mariés, un dossier photographique de leur périple, d’une importance documentaire capitale (De l’Inde à l’Indochine, sans omettre Singapour.)… Roussel semble vivre une odyssée moderne à la Conrad. A la fin de sa vie, l’homme usé et malade, saura cultiver sa propre vision toujours allusivement fécondée face à la mer, sa source et son destin finalement (comme l’astre solaire) : un poète pour l’éternité qui transmet dans son oeuvre unique, une part d’invisible. Le texte éclaire aussi l’homme, capable d’une conscience supérieure à son époque, et pourtant si pudique et discret, républicain et patriote, humaniste de premier plan qui suscita l’admiration des privilégiés qui comprirent quel être exceptionnel Albert Roussel demeure. Tout cela est magistralement exprimé, développé, expliqué dans un texte passionnant.
LIVRES, compte rendu critique. ALBERT ROUSSEL par Damien Top (Bleu Nuit éditeur). Collection « horizons ».