vendredi 29 mars 2024

Gustav Mahler: 6 ème symphonie (Rafael Kubelik)

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La Sixième est un chant désespéré qui peint un paysage dévasté. Son registre est le défaitisme qui marque une expérience amère et sans illusion du héros, sur sa propre carrière et face à l’univers. Cette percée dans un lyrisme défait, mordant, désabusé qui n’a pas perdu, pour autant son orgueil ni sa démesure, est assez surprenant à la période où Gustav Mahler le conçoit.
Sa collaboration pour l’Opéra de Vienne se déroule de mieux en mieux, en partie grâce à la participation du peintre Alfred Roller. Son activité de compositeur commence à être reconnue. Récemment marié, il est père de la petite Maria.
Les sources sur la genèse de l’œuvre sont moins documentées et nombreuses que pour ses autres symphonies. Il semble que Mahler cependant, arrive à Mayernigg, en juin 1903 et compose presque immédiatement son nouvel opus.
Pour se remettre de l’écriture, il prend comme à son habitude le train et sa bicyclette pour parcourir la campagne incomparable des Dolomites. A l’été 1903, seront couchées sur le papier, les deux mouvements intermédiaires, et l’esquisse du premier. L’été 1904 est moins heureux : Alma allitée à la suite de la naissance de leur deuxième fille le rejoint tardivement ; et le temps, orages et pluies, l’empêche de sortir ; il vit claustré et peu inspiré. Pourtant, le compositeur achève les Kindertotenlieder. Ce sont encore les massifs et les paysages de ses chères Dolomites qui lui inspirent la suite de sa Sixième symphonie. Fin août, le cycle entier est terminé. Mahler en joue une réduction au piano à Alma qui est émue jusqu’aux larmes, affirmant qu’il s’agit  d’une œuvre « foncièrement personnelle », celle qui semble avoir jailli directement du cœur. Alma ira même jusqu’à reconnaître dans les trois déflagrations du Finale, la prémonition claire des trois événements tragiques qui surviendront en 1907 : la mort de leur fille aînée, le diagnostic de l’insuffisance cardiaque qui frappe Mahler, son départ de l’Opéra de Vienne.

Même lorsque Mahler dirige la Sixième, en mai 1906, dans le cadre du Festival de l’Allgemeiner Deutscher Musikverein à Essen dans la Ruhr, rien ne lui laisse encore penser aux événements à venir. Pendant la création, il se sent mal. Alma et Mengelberg, présent, s’inquiètent de son apparent malaise. Œuvre personnelle, trop peut-être pour celui qui est invité à la diriger, la partition suscite sentiments et émotions qui submergent leur auteur.

Contrairement aux symphonies précédentes bercées malgré leur aigreur, par le chant idéal du Knaben Wunderhorn, la Sixième indique un déchirement : Mahler y peint un monde presque désenchanté, cruel et violent. Cette conscience nouvelle de la vie, de sa cruauté et sa froideur, il l’a déjà exprimé dans la texture de la Cinquième. La caisse claire marque le rythme haletant et syncopé de la marche initiale, une marche au supplice et une déclaration de guerre. Le déroulement de tant de catastrophes n’ouvrant sur aucun répit ni aucune vision réconfortante est d’autant plus forte, presque insoutenable. Le motif d’Alma, et celui des vaches renforcent l’humeur autobiographique de la partition qui conserve sa force réaliste et son dénuement poétique.

Le Scherzo est à la seul une évocation lugubre de la mort, moins dansante que convulsive. L’andante offre une pause dans un monde agité sans grâce. Et c’est encore l’évocation du monde pastoral, des oiseaux (flûtes et clarinettes) et des vaches, qui renforce toujours ce lien vital entre Mahler et l’élément naturel, sans lequel il ne pourrait vivre et composer, trouver le mode de vie transitoire, ce pacte régulateur, absorbant ses innombrables angoisses.

Dans le Finale, la peinture s’obscurcit encore et les perspectives sont bouchées. Sans issue, muré dans son errance, Mahler fait l’expérience du chaos et de l’effondrement. Il fallait qu’il explore les Ténèbres dans son âme pour mieux s’ouvrir dans les Huitième puis Neuvième, aux champs élyséens en un chant de paix pleinement atteint. Mais cet accomplissement devait encore passer par des traversées fondatrices, celle de la  Septième symphonie, aussi personnelle et dans laquelle le héros est le spectateur et l’observateur, -ni acteur, ni victime-, qui a pris le recul face aux forces insondables qui façonnent l’univers.

kubelikKubelik, fidèle à sa Troisième (enregistrée à Munich, en 1967, dans la même salle et en public), engage toutes les ressources expressives de son orchestre. La profonde unité de la lecture restitue au cycle des quatre mouvements un climat de panique et de force barbare, inconstestablement prenant, qui évite et la démonstration et le pathos. Cette élégance qui distingue sa baguette donne même dans les replis les plus sombres et les plus sarcastiques, une nervosité captivante. Un sens de la formule, une compréhension synthétique et poétique de la texture musicale. Disposant d’un orchestre de premier plan, la dramaturgie du cœur dont parle Alma se déverse en flots de plus en plus écumants. On reste encore ici frappé par la noble puissance des cuivres, leur somptuosité de couleurs, y compris l’important arsenal des percussions, imaginé par Mahler – célesta, xylophone, et ce fameux marteau aux coups sourds-. Et que dire de la tenue des cordes, dont l’éclat amer semble recueillir toute les tristesses terrrestres?
Kubelik n’est jamais terre-à-terre : il réorganise, restructure, ingère la matière symphonique, pour en déployer les sublimes perspectives musicales, même si  le cycle dont il est question dans le Sixième s’achève, – a contrario de la Cinquième par exemple, au chant triomphal final plus équivoque-, sur un sentiment d’échec, aussi insurmontable qu’il est manifeste.

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