Compte-rendu, concerts. La Roque d’Anthéron 15-17 août 2018. Ensembles en résidence, Lefebvre, Babayan, Hamelin / Vedernikov. À la Roque d’Anthéron, le temps de l’été s’écoule de juillet à août aux sons des pianos et des cigales, sur les places du village dans la chaleur des pierres aux heures des volets mi-clos, et à l’ombre des platanes et séquoias géants du parc Florans, où nichent une scène et sa conque blanche en flottaison sur l’ovale de sa pièce d’eau. Il y règne une atmosphère détendue, sereine, qui invite à la flânerie d’un concert à l’autre. Les espaces des concerts, des plus intimistes au plus vaste, les allées caillouteuses et les rues éblouies de lumière qui les relient, se laissent approprier par le festivalier, à mille lieues d’imaginer, sur le moment, qu’ils seront 75499 à en faire autant au fil de ces trente jours dédiés au piano et à ses serviteurs. La Roque d’Anthéron est devenu l’épicentre d’une onde musicale qui se propage jusqu’en Arles et à Marseille, en passant par Aix-en-Provence, Lourmarin… Pour peu que le ciel de Provence ait éclairé un pan de son enfance, on s’y sent chez soi, dans une harmonie réconfortante, ressourçante, et la musique en fait un havre unique, aussi précieux que les plus beaux paradis terrestres.
FESTIVAL INTERNATIONAL DE PIANO DE LA ROQUE D’ANTHÉRON:
DERNIERS TEMPS FORTS
1. Le 15 AOÛT 2018… ENSEMBLES EN RESIDENCE… En ce quinze août, le festival touche presque à sa fin, avec sa traditionnelle journée consacrée aux ensembles en résidence. Quatre concerts gratuits s’échelonnent, couronnés par la grande soirée au parc Florans. On s’attarde, à l’heure où l’on prendrait bien un thé glacé, sur la place de l’ancienne mairie, chapeau de paille et éventail de rigueur. Le quatuor Aurora joue à l’ombre d’une tente blanche un extrait rafraîchissant d’un quatuor de Dvorák. On rejoint ensuite le parc Florans pour le concert de 17h30 qui rassemble les ensembles de musique de chambre, autour d’un piano Blüthner. Chacun livre ici une partie de son répertoire travaillé avec les professeurs concertistes accoutumés du festival (Olivier Charlier, Yovan Markovitch, Claire Désert, Emmanuel Strosser, Christian Ivaldi, Vincent Coq, Jean-Marc Phillips Varjabedian, Raphaël Pidoux). Ces mêmes donneront un plus large aperçu de leurs talents le soir. Entre chien et loup, et sur fond de cigales, le concert s’ouvre avec la sérénade pour cordes en ut majeur opus 48 de Tchaïkovsky jouée avec conviction et énergie par les professeurs et leurs élèves. Le quatuor Aurora joue cette fois l’allegro non troppo du 2ème quatuor avec piano opus 26 de Brahms, faisant montre d’un bel équilibre, et d’un lyrisme bien présent chez chacun. Le coup de cœur de la soirée va sans conteste au trio Eluard, excellent dans Beethoven entendu l’après-midi (trio opus 1 n°3 – Allegro con brio), comme dans Mendelssohn (trio n°2 opus 66): la pianiste Fiona Mato captive par la finesse de son phrasé, son jeu véloce et clair, en osmose avec les cordes de Théotime Langlois de Swarte et d’Hanna Salzenstein, évoluant dans une même respiration, un même mouvement expressif. Il résulte de cette unité un son remarquable et déjà très caractérisé chez ce jeune trio. Le duo piano-violon de Bilal Alnemr et Jorge Gonzalez Buajasan convainc davantage dans Fauré (sonate n°1 opus 13), offrant de beaux élans, que dans Beethoven (sonate opus 30 n°1) où le piano aurait gagné à plus d’ancrage et d’incarnation. Autre duo, celui des pianistes David Salmon et Manuel Vieillard, dans Debussy, avec des extraits de la Petite suite puis le soir, d’En blanc et noir. Ils se connaissent depuis quelques années et cela s’entend, dans la concentration et la pensée du son. Remarquable duo encore que celui de la violoniste Misako Akama, au fort tempérament, et du pianiste Kishin NagaÏ: jeu lumineux, admirablement projeté et ferme, au rythme bien planté dans Beethoven (sonate opus 12 n°3), puis très affirmé dans la palette de textures et la tension rythmique soutenue au piano comme au violon, dans Prokofiev (Sonate n°1 opus 80). Le quintette Astreos a séduit avec Dvorák (quintette pour piano et cordes opus 81) et un peu moins avec Schumann (quintette opus 44), où l’on aurait attendu plus de relief lyrique. Dernier duo enfin avec Imgar Lazar au piano, et Brieuc Vourch au violon, dans la sonate de Franck. Là, c’est une toute autre histoire. Sans remettre en question les talents respectifs des deux musiciens, il faut bien admettre qu’ils ne sont pas sur la même longueur d’onde, Lazar semblant avoir renoncé à dire son mot, Vourch faisant presque cavalier seul dans un jeu hyper démonstratif, quasi théâtralisé, alors que cette partition est si belle lorsqu’on lui donne d’une même voix, dans son premier mouvement, cette délicieuse et langoureuse détente. La soirée se conclut joyeusement avec l’octuor à cordes opus 20 de Mendelssohn, tandis que la nuit conduira à l’aube d’une nouvelle journée de plaisir musical.
2. Lefebvre et Babayan: la fraîcheur et le feu
Le lendemain matin, l’équipe de Denijs de Winter est à pied d’œuvre: le tracteur achemine sur sa remorque cinq pianos sur la scène. L’heure du choix pour les artistes du jour. Steinway ou Bechstein? Sergei Babayan, puis Clément Lefebvre vont de l’un à l’autre, écoutent, sentent le clavier sous les doigts, évaluent l’espace du son…sans se concerter, ils éliront le même Steinway. Clément Lefebvre donne le récital de fin d’après-midi. René Martin fut bien inspiré de l’inviter dans la cour des grands (il fut des artistes en résidence en 2016): un pianiste de grand talent, de par la richesse de sa personnalité, la sureté et l’élégance de son jeu, l’intelligence de son programme et de son propos musical.
Ses « Couperin » (les Rozeaux, le Point du jour et l’Arlequine) sont magnifiquement ourlés de leurs ornements subtilement réalisés, colorés de tout ce que peut offrir le piano, tendres ou facétieux, selon. Le plus naturellement Debussy prend sa place entre les deux grandes figures baroques françaises Couperin et Rameau. Clément Lefebvre nous en offre le premier livre des Images dont l’Hommage à Rameau constitue la clé de voute, dans une conscience aboutie de la dimension créée par les plans sonores, servie par une riche palette de couleurs: les Reflets dans l’eau miroitent de mille éclats de diamants, l’Hommage à Rameau déploie sa noble sarabande dans un rubato sans excès, et les triolets de Mouvement ne touchent pas terre! Le clou de son programme, s’il en est un, c’est la Nouvelle suite en la de Rameau. Le pianiste y déploie tout un art du timbre et de l’éloquence; le piano sonne, c’est le moins que l’on puisse dire, parfois comme un orchestre (dans la jubilatoire « Triomphante », et dans les doubles de la gavotte), et quel son! Quelle variété et fraîcheur d’expression! Autre facette toute aussi enthousiasmante de l’artiste, celle romantique, avec les Variations sérieuses opus 54 de Mendelssohn, tellement bien vues dans le fil du programme par leurs références baroques. Enfin la poésie de deux bis en ré bémol en offrande au public sous le charme: un moment musical opus 16 de Rachmaninov, suivi de Warum? des Fantasiestücke opus 12 de Schumann.
La nuit venue on a la chance d’écouter le pianiste arménien, grand pédagogue et immense concertiste, Sergeï Babayan. Curieusement Rameau, et sa suite en la sont aussi de son programme, ainsi que trois pièces de clavecin (l’Entretien des muses, les Sauvages, et le Rappel des oiseaux). Une approche totalement différente de celle de Clément Lefebvre: un discours en unité de ton, en demi-teinte, nimbé d’une douce mélancolie ne laissant rien saillir; les « tremblements », façon d’exécuter les ornements chère à Rameau, prennent tous leurs sens et sont particulièrement efficaces dans le Rappel des oiseaux, tout en fluidité et délicatesse. Réalisés comme au clavecin, ils desservent cependant la lisibilité des Sauvages et de la Gavotte, un rien alourdie. Auparavant il aura commencé son récital dans un enchaînement hors du commun: celui de l’œuvre minimaliste et méditative d’Arvo Pärt, Für Alina, et de la deuxième Ballade de Liszt. Un coup de génie! Tout de l’art de ce pianiste s’y trouve: la délicatesse dans la rareté sonore, la force, le tumulte et d’effroyables contrastes dans un Liszt parmi les plus brûlants qui soient donnés à entendre. Encore plus saisissante la Fantaisie opus 21 « A la mémoire de Maria Yudina » de Ryabov, où il conjugue grandes masses sonores et chant, brillance et matité. Quel contraste avec Rameau! La deuxième partie du programme est consacrée aux « grands classiques ». De Chopin la Polonaise opus 26 n°1 suivie d’une émouvante valse au ton résigné (ut dièse mineur, opus 39 n°5), au pas mesuré, murmurée dans un pianissimo bouleversant. Enfin la Barcarolle opus 60, prend les couleurs de la nuit, nous berçant dans une très belle atmosphère, par le balancement délicat de la basse, jusqu’à la poétique liquidité des derniers traits. Dans Rachmaninov (moments musicaux opus 16 – 2 et 6), le pianiste revient au jeu puissant qui le caractérise, et nous emporte pour finir, dans la submergeante vague de fond du 6ème, « Maestoso ». Au rappel du public secoué et admiratif, il jouera l’Aria des variations Goldberg de Bach, rien d’autre. Retour au dépouillement, avant le silence.
3. Brahms au sommet par Marc-André Hamelin et l’O.S. d’Odense…
Avant-dernier jour du festival: grand concert symphonique le soir avec la rencontre de l’Orchestre Symphonique d’Odense, phalange danoise, sous la baguette de son chef Alexander Vedernikov, et du pianiste montréalais Marc-André Hamelin. Au programme le 1er concerto de Brahms, en ré mineur opus 15, suivi de sa quatrième symphonie en mi mineur opus 98. Une alliance absolument remarquable d’un orchestre de très haute tenue, et d’un des plus grands pianistes de sa génération, trop rare sur les scènes françaises.
On ne saura que chaudement remercier René Martin de l’avoir imposé dans sa programmation. L’entente est parfaite entre le soliste et le chef, qui dirige avec une efficace économie de gestes un orchestre aux pupitres équilibrés, dans une symbiose avec le piano. Quel bonheur que d’entendre l’instrument roi enchâssé dans le tissu orchestral, faisant corps avec lui, et non pas en rapport de domination! Hamelin a cette intelligence, cette étique musicale et humaine, de placer son jeu toujours au bon endroit, inspiré, habité, et en même temps sobre et sans ego. L’œuvre de jeunesse de Brahms devient alors partition symphonique, sa toute première en somme, bien avant l’écriture de ses quatre symphonies. Le pianiste dans une concentration de tous les instants semble laisser la musique couler de source, tant elle sort naturellement sous ses doigts. Elle sonne juste, dans une parfaite maîtrise de l’expression. Hamelin en n’en faisant jamais trop, et jamais trop peu non plus, va à l’essence même de la musique. Tout est là, et l’orchestre le lui rend admirablement dans l’adagio, s’effaçant lorsqu’il le faut pour laisser passer ses pianissimi magnifiques. Ils se font complices dans la jubilation sonore du 3ème mouvement, emportant l’adhésion sans réserve du public. Hamelin jouera en bis « En avril à Paris » de Trénet, arrangé par Weissenberg, puis l’impromptu n°2 D 935 de Schubert, dans une profondeur de sentiment rarement atteinte. Grand voyage dans le temps musical brahmsien, qui nous transporte dans sa quatrième symphonie opus 98, l’ultime. Belle interprétation de l’orchestre, aux lignes mélodiques amples et généreuses, dans une plénitude harmonique qui s’accommode si bien des grands espaces naturels, et en son finale, le développement des variations quasi organique sous la conduite à la fois souple et tenue de Vedernikov.
Quel vœu former après une telle soirée, sinon celui ardent de retrouver et le pianiste, et cet orchestre dans la prochaine édition du festival? Son grand ordonnateur puisse-t-il nous écouter! Illustrations : © Ch. Gremiot / La Roque d’Anthéron 2018 – Clément Lefebvre, Serguei Babayan, Pierre-André Hamelin