CD, événement. Compte-rendu, critique. VENEZIA MILLENARIA : 700 – 1797 (2 cd Alia Vox). C’est une célébration qui donne le vertige par sa justesse et son hymne pour la fraternité des peuples entre Orient et Occident. Toute l’histoire de Venise illustre finalement le geste musical, artistique et philosophique de Jordi Savall et ses équipes d’instrumentistes réunis en grand nombre – véritable festival de timbres et de rythmes métissées, aux gestes et rencontres pacifiés / sublimés : Hespérion XXI, La Capella Reial de Catalunya, Le Concert des Nations (+ quelques artistes solistes invités, toujours dans l’esprit d’une camaraderie artistique…). En restituant en 2 cd magiciens, au souffle à la fois épique, onirique, sensuel, la chronologie qui a fondé, établi et permis l’essor de Venise, entre 700 et 1797, le musicien catalan évoque ce cheminement à la fois prodigieux et contradictoire qui scelle l’éclat, la magnificence et propre au geste de Savall, l’humanité profonde, simple, profane – nous dirions volontiers plébéienne (dans sa forme et sa détermination d’accessibilité ultime), du rêve vénitien, à travers son premier millénaire, soit de sa fondation à l’invasion par Bonaparte, ce dernier estimé par la population locale tel un libérateur (du joug autrichien).
CD1. L’auditeur suit cette célébration première d’essence surtout sacrée – ferveur collective liée à la libération de Jérusalem et de Constantinople dont Venise est un prolongement byzantin tardif. Sa fondation par les italiens nordiques alors chassés, martyrisés par les hordes lombardes, est vécu comme un acte de sécurisation : la cité lagunaire devant à la faible profondeur de ses eaux environnantes, une mise à l’écart sécuritaire des invasions par terre et par mer. Coupée du continent, la Cità nouvelle s’ouvre totalement et presque exclusivement vers l’Orient et vers sa mère patrie, son modèle spirituel et terrestre : Constantinople. Le sacré primordial scelle les fondations religieuses et comme miraculeuses de sa naissance et ici comme plus tard, tout vient d’Orient (en 828 sont transférés les restes de Saint-Marc depuis Alexandrie en Egypte jusqu’à Venise : cf le tableau fantastique, narratif du Tintoret). Au son des trompettes en fanfare à la fois majestueuses et dansantes, émaillées par le timbre oriental du duduk ou de la cithare, se précise ce basculement du sacré constant, au profane (de plus en plus caractérisé selon l’essor de la monodie baroque à venir) : exaltation guerrière d’une nation lagunaire qui exprime l’ardeur enivrée de la vie, contredisant la finalité barbare de la guerre. Peu à peu, s’affirme une sensualité nouvelle d’essence proprement populaire…
Venise 700 – 1797 : millénaire et universelle
Jordi Savall, au carrefour des nations entre Orient et Occident, signe un nouvel ouvrage enivrant et polémique, fusionnant le sens et la forme…
CD2. Alors peu s’accomplir le miracle monteverdien dans la Cità qui a fondé ses propres églises avec un faste et un raffinement éblouissant (San Giorgio Maggiore, 1571). Le Combattimento di Tancredi et Clorinda de 1638 confirme cette naturalisation héroïque (stile concitato ou style guerrier) qui à travers l’opéra (invention vénitienne, de surcroît dans son ouverture publique en 1637), invente la langue incarnée, sensuelle, individualisée du XVIIè ou Seicento (Premier Baroque). Jordi Savall a eu bien raison de mettre en avant ce sommet du madrigal dramatique déjà opératique auquel répond l’ivresse entre Orient et Occident, … de la marche ottomane (évoquant la campagne en Morée / Péloponèse, des Vénitiens contre les Ottomans, 1684 : vertiges sensuels d’une fanfare devenue danse, sublimée par l’arrangement qu’en réalise Jordi Savall lui-même). D’ailleurs si les XVè et XVIè siècles demeurent ceux de l’apogée économique, le XVIIè est celui où Venise confrontée à l’expansion turc, perd peu à peu son empire coloniale en méditerranée.
Le XVIIIè accentue encore ce basculement après son déclin économique comme puissance coloniale et marchande : Venise devient capitale des plaisirs de l’Europe galante (La Senna Festeggiante de Vivaldi en l’honneur de Louis XV créé in loco chez l’Ambassadeur de France à Venise, 1725). Et au moment où les grecs se révoltent contre les musulmans ottomans, Mozart en visite à Venise (1771) compose sa Sonate furieuse et elle aussi révoltée alla turca : Jordi Savall en transpose un épisode énivré lui aussi, échevelé même par la texture des timbres associés. Enfin point d’orgue de ce second volume haut en couleurs – après les résonances orthodoxes russes (quand l’impératrice Catherine se fait la protectrice de tous les chrétiens d’Orient dans l’Empire Ottomans, en 1774), voici le point d’accomplissement de cette conscience de l’insouciance, cristallisée dans les musiques de Hasse pour le Carnaval de 1796 (arrangement à 4 voix de J Savall là aussi) : choeur galant d’une exquise légèreté.
Enfin la fresque épique musicale s’achève par le traité de Campo-Formio quand Bonaparte dissout la République et rattache a contrario de toute son histoire, la cité lagunaire au continent, soit au royaume d’Italie (1797). Le coup de maître réussi par le chef catalan est de restituer l’instrumentation originelle du Beethoven des Symphonies 5 (Allegro) et 7 (Allegretto) à laquelle il associe les paroles polémiques d’Adolphe Joly : toute la contradiction de l’époque est ainsi respectée. En faux libérateur, Bonaparte qui a su prendre soin de se draper des idéaux de la Révolution, impose en réalité sa propre tyrannie. Le français redessine les cartes et « invente » la mise sous tutelle de Venise. Un mensonge édicté en propagande dont Beethoven lui-même, d’abord enthousiaste, n’avait pas été dupe. Les peuples manipulés ont-ils la clairvoyance de se sauver des faux prophètes ? Tout est magistralement exprimé ici, dans cette fin qui tout en concluant la flamboyante histoire de Venise, ne cesse d’interroger aussi le sens du temps et la finalité des sociétés : que vaut le destin d’un homme s’il sacrifie la liberté inaliénable des peuples ? On reconnaît à cette musique qui est question, l’intelligence d’un chef concepteur qui sait inféoder la séduction sonore de son geste artistique, à sa pensée humaniste, fraternelle, spirituelle. Programme magistral dont on aimerait dire qu’il a été aussi créé, outre Fontfroide, Salzbourg et Utrecht, à… Venise ?
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CD, événement. Compte-rendu, critique. VENEZIA MILLENARIA : 700 – 1797 (2 cd Alia Vox). Enregistrements réalisés à Fontfroide et Salzbourg (juillet 2016), puis Utrecht (octobre 2016). 2 cd Alia Vox AVSA 9925 — livre 2 cd élu « CLIC » de CLASSIQUENEWS de janvier 2018.