Rare et austère beauté
Le premier concert des Nuits d’Uzès convoquait les musiques spirituelles de Marc-Antoine Charpentier dans la Missa Assumpta est Maria et le Te Deum pour les Jésuites. Le Concert Spirituel et ses cinq solistes ont été conduits par Hervé Niquet à une justesse d’intonation musicienne et sacrée d’une rare et austère beauté.
Une Ouverture en mineur et majeur
On l’écrivait ici même : Uzès, un charme au sens latin, très fort, du terme, comme au XVIIe on disait « étonnant » pour désigner « frappant par le tonnerre ». Ah les soirées d’été sur la terrasse de la cathédrale, accoudé à la balustrade, là où Racine exilé venait rêver à la Grèce éternelle et aux futures tragédies, à la mythologie païenne, aux nymphes de jadis et aux très-réelles (d’Uzès) dont un poète ultérieur dira qu’il « les veut perpétuer », et encore au moutonnement des pins, au-delà du vallon oriental qui borde la ville, au quasi-rectiligne de l’horizon sud-est, comme si la Méditerranée apparaissait dans le lointain de la nuit montante…En retrait, la cathédrale Saint-Théodorit, d’un baroque bien français, bleu et or sans délires : le programme du Festival vient d’y proposer une Ouverture en Charpentier mineur et majeur.
Les modalités de la Grâce
Prodigieux Marc-Antoine, dont on s’étonne qu’il ait fallu tant attendre pour à nouveau révéler le génie ! Au début du XXIe, les travaux théoriques, biographiques et pratiques lui rendent pleine justice. Et certes Hervé Niquet avec son Concert Spirituel ( résurrection de l’illustre institution XVIIe-XVIIIe) en prit très tôt sa part. Le Concert demeure plus que jamais un ensemble équilibré, réfléchi, aux sons privés de toute acidité malgré la parfaite précision : ses musiciens se montrent solistes quand il le faut – admirable violon conducteur, Alice Piérot -, mais sans « l’ostentation » qui pour être dans la nature baroque revêt parfois les atours de la vanité et ainsi tend à rapetisser la portée spirituelle des œuvres. Hervé Niquet – « l’homme qui (en dirigeant) ne (sou)rit jamais (qu’intérieurement) » – n’est pas que la silhouette d’ascète brûlé (espagnol ?) qu’il laisse voir ; sa gestique, qui pour une part évoque le style du « tranchoir » boulézien, sait surtout évoquer l’ampleur ou le sentiment par des courbes calculées mais généreuses. On sait, on ressent avec lui que serait inutile et laide toute tentation d’effet, fût-elle fugitive, et qu’il faut se consacrer corps et âme (ré)conciliés sans dualisme cartésien, au sens tout spirituel de la seule musique. La concentration d’esprit demeure donc extrême, évitant la démesure (un des péchés pas si mignons de certains baroqueux trop enthousiastes, et qui de toute façon avec Charpentier se tromperaient de monde), d’une rare et constante justesse d’intonation. Cela vaut pour les instruments anciens, et pour les voix, notamment celles des solistes, qui respirent, sans nul étalage de technicité virtuose, d’une culture musicienne et textuelle, et de cette forme sublimée d’interprétation qui se nomme sérénité. Grâces ( par toutes les modalités de cette Grâce qui obséda tant le XVIIe, des jansénistes aux jésuites), grâces en soient rendues à Chantal Santon, Hanna Bayodi-Hirt, François Geslot, Romain Champion et Benoît Arnould…
Rorate coeli desuper
Ainsi la Missa Assumpta, comme le pays gardois après le joli mai 2008 enfin et si comblé de pluies bienfaisantes (« Rorate coeli desuper, Cieux, faîtes tomber la rosée, chante la poésie biblique), est toute irriguée en ses vallonnements tendres (ah ! ces dialogues subtils entre voix et violoncelle, torsades pampre-et-arbuste des colonnes baroques), dans le clair-obscur d’après l’aurore ou d’avant le crépuscule…La variété des assemblages, comme avec la surprenante insertion du Sancti dei per
fidem, si fermement et poétiquement énoncé, quasi parlé-chanté (B.Arnould), les images sonores en fluctuation perpétuelle, le parti de fuir le sentimentalisme et aussi les manières d’autorité divine ou dogmatique (parcours du Credo), la supplication adorante (Salutaris hostia), le poumon qui s’emplit de calme énergie, l’éloquence instrumentale par décision rythmique, tout est original. Et ouvre sur d’autres horizons de l’art : Poussin par la noblesse et la synthèse des formes générales, La Tour dans le microcosme de la douceur émue mais rigoureuse, Champaigne pour le tragique solitaire, Lorrain et son inaltérable lumière qui pardonnerait jusqu’au mal sur la terre…
Mal historique et rédemption de l’Amour
A propos de mal : et le Te Deum, ordinairement chant de victoire et de force quand il résonne aux « chants couverts de morts sur qui tombait la nuit » ? Le Ré Majeur a certes cette connotation, que trompettes et timbales mettent en « basse continue martiale » tout au long de l’œuvre. Mais la partition, rescapée grâce au chef des lourdeurs jadis scandées pour la Télévision des « étranges lucarnes » gaulliennes, est bien moins univoque, dans son texte aux replis complexes et dans sa musicalisation qui vit sans trêve d’ombre et de soleil. Sont-ce les Jésuites à qui est destiné ce Te Deum qui inclinent l’œuvre vers tant de nuance ? On n’oublie évidemment pas les pompes et les œuvres guerrières de Louis le Magnifique et de son soudard-chef Louvois ravageant – entre tant d’autres contrées martyres – le Palatinat, ni les accents de louange pour une foi combattante qui sont aussi le corps du Te Deum. Mais le musicien va justement chercher les arrière-plans auxquels l’incitent les diaprures textuelles et son génie de coloriste. L’écriture n’est jamais « à la manœuvre », arme de seule persuasion dans un seul sens, comme avec la belle métaphore fuguée du terminal In te Domine. Il faut aussi écouter les probables équivoques (casuistique des Jésuites ?) sur les mots eux-mêmes : témoin le dialogue entre voix de soprano, violoncelle et flûte sur « pretioso sanguine », qui porte méditation sur la double nature, divine et humaine, rédemptrice-miséricordieuse et terrible-guerrière, de ce « précieux sang répandu ». De même le tendre enlacement des voix masculines et féminines à Dignare, Domine, ou des voix masculines dans Te per orbem terrarum : partout peut avoir lieu l’assomption esthétique s’échappant de la loi d’airain historique, du sans-pitié monarchique. Là encore, on ne saisit bien qu’en se ressourçant à la douceur fénelonienne, Leçon non de Ténèbres mais de Vie spirituelle, contre la superbe éloquence mortifère de Bossuet. Au terme de tout cela, ne retrouvera-t-on pas « le tendre et cruel (et à la fin ou par éclairs de nouveau tendre) Racine », lorsque dans ses ultimes Cantiques il avoue « sans l’amour je ne suis rien » et renie « le vain bruit de la cymbale frappant les airs » ? Oui, tout ce que profère et parfois murmure Marc-Antoine, le Concert Spirituel et Hervé Niquet le font écouter. Quel beau cadeau de bienvenue aux 38èmes Nuits Musicales d’Uzès !
Uzès (30). Nuits Musicales, vendredi 18 juillet 2008. Marc-Antoine Charpentier (1634-1704) : Missa Assumpta est, Te Deum… Solistes : Hanna Bayodi-Hirt, Chantal Santon-Jeffery, François-Nicolas Geslot, Romain Champion, Benoît Arnould. Le Concert Spirituel. Hervé Niquet, direction