MystĂ©rieuse et Ă©lĂ©gante reprise Ă l’OpĂ©ra de Paris. L’OpĂ©ra Bastille affiche en reprise la production de PellĂ©as et MĂ©lisande de Bob Wilson, dont la crĂ©ation eut lieu en 1997 au Palais Garnier. Philippe Jordan Ă la baguette de l’Orchestre de l’OpĂ©ra assure la direction musicale. Nous retrouvons de grands et plutĂ´t convaincants habituĂ©s dans la distribution, notamment le baryton StĂ©phane Degout et la soprano Elena Tsallagova, prĂ©sents dans la reprise prĂ©cĂ©dente en 2012.
« On dirait que la brume s’Ă©lève lentement… »
Chef d’œuvre incontestable du XXème siècle, PellĂ©as et MĂ©lisande voit le jour Ă l’OpĂ©ra Comique en 1902. L’histoire est celle de la pièce de théâtre symboliste Ă©ponyme de Maurice Maeterlinck. La spĂ©cificitĂ© littĂ©raire et dramaturgique de l’œuvre originelle permet plusieurs lectures de l’opĂ©ra. La puissance Ă©vocatrice du texte est superbement mise en musique par Debussy. Ici, Golaud, prince d’Allemonde, perdu dans une forĂŞt, retrouve une jeune femme belle et Ă©trange, MĂ©lisande, qu’il Ă©pouse. Elle tombera amoureuse de son beau-frère PellĂ©as. Peu d’action et beaucoup de descriptions font de la pièce une vĂ©ritable raretĂ©, d’une beautĂ© complexe.
Dans la mise en scène de Bob Wilson, avec ses costumes, ses peintures et ses incroyables lumières (collaboration avec Heinrich Brunke pour ces dernières) le symbolisme est protagoniste. Peu d’insistance sur les didascalies, des dĂ©cors Ă©purĂ©s, et le système Wilson mĂ©langeant théâtres orientaux et commedia dell’arte, donnent Ă l’œuvre un fin voile quelque peu mĂ©taphysique, mais transparent, comme quelques Ă©lĂ©ments des dĂ©cors, et ceci s’accorde brillamment Ă la nature de l’œuvre. Rien n’est cachĂ©, rien n’est montrĂ©, rien n’est expliquĂ©, et pourtant Wilson met en Ă©vidence certaines strates profondes de signification qu’un grand public n’est pas forcĂ©ment disposĂ© Ă comprendre ou accepter. Il s’agĂ®t bien d’une question de disposition, plus que d’une quelconque capacitĂ© intellectuelle, prĂ©cisĂ©ment Ă cause du sujet ni Ă©vident ni facile, mais si pertinent (plus de 100 ans après!). L’Ă©trange et sublime crĂ©ature qu’est PellĂ©as et MĂ©lisande a tout le potentiel de troubler un auditoire. Dans une Ĺ“uvre oĂą la brume est l’aspect le plus rĂ©aliste d’un royaume lointain en un Moyen-Age imaginĂ©, avec des mers sauvages, un peuple ravagĂ© par la maladie et la pauvretĂ©, et un sentiment apocalyptique subtile mais omniprĂ©sent, la violence conjugale et le fratricide sont reprĂ©sentĂ©s aussi clairement que le brouillard ; on avance peureusement dans un chemin escarpĂ© oĂą il fait très sombre, vers une tragĂ©die inattendue mais inĂ©luctable. L’opĂ©ra du divorce ou l’opĂ©ra qui dĂ©range. Grâce au travail et Ă l’esthĂ©tique distinguĂ©e de Wilson, l’œuvre vole gracieusement et caresse l’audience plus qu’elle ne la frappe, mĂŞme si elle vole vers le dĂ©sespoir et la mort.
« Je suis heureuse, mais je suis triste »
Une mise en scène de ce style laisse la musique s’exprimer davantage. Dans ce sens, fĂ©licitons d’abord les protagonistes, StĂ©phane Degout et Elena Tsallagova. Lui, dans le rĂ´le de sa vie, faisant preuve d’une prosodie remarquable, d’un art de la diction confirmĂ©, campe un PellĂ©as au grand impact théâtral, un PellĂ©as de transition, le petit demi-frère qui constate que le temps passe et que pour lui rien ne se passe… Un PellĂ©as qui deviendrait Golaud Ă©ventuellement. Il est aussi l’un des chanteurs qui sait remplir l’immensitĂ© de l’OpĂ©ra Bastille avec sa voix, sa projection parfaite, il rĂ©gale l’auditoire avec sa performance mise en orbite autour de l’anxiĂ©tĂ© amoureuse troublante et le frĂ©missement juvĂ©nile incertain. La soprano russe offre une MĂ©lisande au chant aĂ©rien, tout autant nourri d’Ă©motion, tout particulièrement remarquable dans la beautĂ© Ă©trange de l’air de la tour qui ouvre le 3e acte. L’Arkel de Franz-Josef Selig rayonne de musicalitĂ©, et son timbre a la chaleur idĂ©ale. Si nous peinons Ă l’entendre au premier acte, question d’Ă©quilibre avec l’orchestre, peut-ĂŞtre, il gagne en assurance au cours de actes et termine l’œuvre au sommet. Nous sommes moins certains de la performance de Paul Gay en Golaud. Si nous apprĂ©cions toujours l’art du baryton-basse (qui mĂŞme malade arrive Ă assurer un excellent Barbe-Bleue par exemple Ă l’OpĂ©ra de Bordeaux en fĂ©vrier 2014, lire ici notre compte rendu critique du Château de Barbe-Bleue de Bartok), ce soir nous le trouvons un peu en retrait. Sa violence n’est pas très offensive et son chagrin pas si triste que cela… Il a quand mĂŞme quelque chose de troublant et de touchant dans son jeu, ma non tanto. Solide. Remarquons Ă©galement l’Yniold de la soprano Julie Mathevet, sauterelle attendrissante dans le rĂ´le de l’enfant Ă la musique si redoutable.
Finalement que dire de Philippe Jordan dirigeant l’orchestre ? Sa lecture insiste sur l’aspect wagnĂ©rien de l’orchestration… Nous avons droit ainsi Ă des interludes fantastiques, aux cuivres dĂ©licieux et puissants, parfois trop. Une lourdeur ponctuelle qui, dans ce cas, agrĂ©mente le spectacle. Or, nous aurions prĂ©fĂ©rĂ© qu’il insiste aussi sur l’aspect anti-wagnĂ©rien de la partition (Debussy lui-mĂŞme dĂ©clarait son intention de crĂ©er un opĂ©ra après Wagner et non pas d’après Wagner). Si une telle lecture peut causer des effets surprenants, l’atmosphère toujours tendue (sans doute l’une des caractĂ©ristiques principales de l’opus) devient seulement remarquable après l’impact wagnĂ©rien ici et lĂ , quand elle devrait, Ă notre avis, ĂŞtre omniprĂ©sente, plus ondulante qu’impĂ©tueuse.
Le chef fait donc preuve de lourdeur et de finesse dans une mĂŞme soirĂ©e, exploitant avec panache les cuivres et les bois, enchanteurs. Une prestation solide d’une Ĺ“uvre limpide. Un chef d’œuvre absolu de l’histoire de la musique Ă revisiter dans cette production d’une grande valeur signĂ©e Bob Wilson. Encore Ă l’affiche Ă l’OpĂ©ra Bastille les 13, 16, 19, 22, 25, et 28 fĂ©vrier 2015.
Compte rendu, opĂ©ra. Paris. OpĂ©ra Bastille, le 11 fĂ©vrier 2015. Claude Debussy : PellĂ©as et MĂ©lisande. StĂ©phane Degout, Elena Tsallagova, Paul Gay… Orchestre et choeur de l’OpĂ©ra National de Paris. Philippe Jordan, direction. Robert Wilson, mise en scène et dĂ©cors.