Il est des opĂ©ras, il est des Ćuvres qui, sans ĂȘtre musicalement des chef-dâĆuvres, sont cependant dâune telle facture quâils en donnent lâillusion, ne serait-ce que le temps dâun spectacle de plus portĂ©, transportĂ© par de tels interprĂštes, si bien quâĂȘtre ou ne pas ĂȘtre excellent est la seule question et, ici, elle ne se pose pas tant lâexcellence sauta aux yeux, capta les oreilles : images, voix, tout concourut Ă la rĂ©ussite.

LâĆuvre
Il serait vain et injuste de comparer cet Hamlet Ă la piĂšce originale de Shakespeare qui dure six heures. Dâune bonne piĂšce ordinaire de Sardou, Tosca, Puccini et son librettiste firent un opĂ©ra extraordinaire qui la sublima et Ă©clipsa ; de lâextraordinaire drame original, Barbier et CarrĂ©, Thomas, font non un opĂ©ra ordinaire mais solidement charpentĂ© et musiquĂ©, en parfaite adĂ©quation avec les attentes du public de leur temps : ouverture, interludes nourris orchestralement, chĆurs, ensembles, airs de trĂšs bonne tenue, malgrĂ© lâinĂ©galitĂ© de certains rĂ©citatifs et passages. Mais lâon goĂ»te aussi les trouvailles de bon aloi, solo de trombone, nostalgique cor anglais, etc, qui mettent dĂ©licatement en valeur de nombreux pupitres et les instrumentistes, au dĂ©tour dâune phrase musicale, Ă©levĂ©s au rang de lâinterprĂšte soliste. Des motifs musicaux unificateurs donnent une couleur et une homogĂ©nĂ©itĂ© dramatique remarquable Ă lâensemble. Bref, cette Ćuvre, peut-ĂȘtre trop longue, se tient et tient son engagement.
Un Hamlet d’excellence
Ă la hauteur de cette rĂ©ussite, on comprend mieux les difficultĂ©s Ă monter cette Ćuvre : un rĂŽle titre Ă©crasant pour un baryton pratiquement toujours prĂ©sent, un personnage dâOphĂ©lie qui ne le cĂšde en rien aux voltiges acrobatiques des hĂ©roĂŻnes folles de lâopĂ©ra avec une scĂšne de folie dĂ©mente de longueur ; deux autres personnages requĂ©rant autant prĂ©sence vocale que scĂ©nique, Gertrude et Claudius ; un spectre Ă voix dâoutre-tombe et au moins quatre autres interprĂštes non nĂ©gligeables, sans compter un grand orchestre omniprĂ©sent, nĂ©cessitant un chef aussi Ă cette altitude, des chĆurs nourris. Rajoutons la nĂ©cessitĂ©, aujourdâhui, dâun metteur en scĂšne inventif pour pallier les changements de tableaux en un lieu et scĂ©nographie uniques. Autant de dĂ©fis du grand opĂ©ra Ă la française du XIXe siĂšcle pour avoir la mesure de cette gageure et de ce succĂšs. Et lâon dĂ©couvre, honteux rĂ©trospectivement de prĂ©jugĂ©s partagĂ©s sans preuves Ă lâappui contre lui, un Ambroise Thomas mĂ©connu, inconnu, oubliĂ©, aprĂšs avoir connu une cĂ©lĂ©britĂ© exceptionnelle en son temps.
La réalisation
Ce spectacle reprend, avec des nuances et une distribution diffĂ©rente, dont rien moins que le hĂ©ros titulaire et le couple royal maudit, la production marseillaise de 2010. La superbe mise en scĂšne originale de Vincent Boussard est rĂ©alisĂ©e ici brillamment par Natascha Ursuliak qui lâadapte intelligemment Ă lâOpĂ©ra dâAvignon, moins grand. On dira plus loin les diffĂ©rences intĂ©ressantes quâelle apporte, notamment dans la spatialisation du hĂ©ros, de scĂšne Ă salle, qui font sens subtil et profond. Pour le reste, pratiquement rien Ă changer de mon texte dâalors que je ne change donc pas puisquâon sent ici simplement, mais solidement, que le propos dâalors, sans changer, a mĂ»ri, sâest nourri.
Le dĂ©cor unique de Vincent Lemaire, hautes et longues parois dâune froideur de papier glacĂ© angoissant Ă peine froissĂ©, encore accusĂ© par de longues doubles lignes verticales, que des horizontales ont du mal Ă rassĂ©rĂ©ner, gagnĂ©es par le bas dâune noire moisissure de ce royaume de Danemark « oĂč quelque chose est pourri » selon Shakespeare, de temps en temps Ă peine ouvert dâune embrasure de fenĂȘtre sur un nĂ©ant de nuit qui semble happer le sombre hĂ©ros, est Ă©touffant, oppressant malgrĂ© ses proportions. Selon les lumiĂšres dramatiques (Alessandro Carletti), il se teinte dâĂ©motions bleu de nuit introspectif, ombreux dâangoisse, vert dâeau malĂ©fique pour la pauvre OphĂ©lie, trace sanglante pour le spectre du roi.
Un immense portrait du roi dĂ©funt, assassinĂ© par son frĂšre Claudius (ici, avec la complicitĂ© de Gertrude, la reine, sa maĂźtresse) de travers, symbolise cette instabilitĂ© dĂ©lĂ©tĂšre et criminelle. Le cadre vide de lâĂȘtre devient miroir ou tableau du paraĂźtre, encadrant en mise en abĂźme les apparences, le jeu de lâillusion du théùtre du monde. Lâutilisation des loges dâavant-scĂšne, oĂč se trouveront le roi usurpateur et sa reine complice, puis les fossoyeurs, jouent aussi bien le théùtre dans le théùtre de la piĂšce. Le spectre (doublĂ© par Philippe Chevrier) descendant des cintres, en perpendiculaire, insecte effrayant marchant sur le mur central, est saisissant, dans lâesprit de la machinerie baroque. Câest donc, par la seule image, un intelligent renvoi au Baroque de la piĂšce originelle. Autre belle trouvaille, OphĂ©lie et ses livres comme de minuscules tentes vertes sur le sol, romanesque folle, tel le fol Chevalier Ă la Triste Figure presque contemporain rendu fou par ses lectures : Don Quichotte (1605), lâhomme dâaction qui ne doute jamais, Hamlet (1601), personnification du doute, paralysĂ© dans lâaction, double incarnation opposĂ©e du hĂ©ros moderne entre rĂ©flexe et rĂ©flexion.
Les costumes de Katia Duflot, comme toujours, participent de la dramaturgie, renvoyant, en gros Ă lâĂ©poque de la crĂ©ation de lâopĂ©ra pour les hommes, austĂšres redingotes et habits noirs et gris, dâune sĂ©vĂ©ritĂ© luthĂ©rienne, robes annĂ©es 30 sombres pour les dames qui se teinteront, sâadouciront un peu de lumiĂšres moins dures. Gertrude a le rouge du dĂ©sir et du sang, robe vite ouverte sur dessous noirs de voluptueuse dentelle, et OphĂ©lie, mal coiffĂ©e, mal fagotĂ©e en vaporeuse robe blanche, lis inverse, nu-pieds, Ă lâĂ©cart, est dĂ©jĂ ailleurs, Ă©trangĂšre Ă ce monde quâelle voit dĂ©jĂ de loin. Gageure rĂ©ussie dans un lieu unique : OphĂ©lie ne va pas se noyer dans un Ă©tang extĂ©rieur mais ici, au milieu de la scĂšne, dans une baignoire ; en faut-il plus Ă une enfant fragile et gracile pour sombrer dans sa folie et se noyer dans ses larmes? (et dans celles quâelle nous arrache?)
LâinterprĂ©tation
Et quand OphĂ©lie est Patrizia Ciofi (illustration ci dessus), lĂ©gĂšre comme un moineau au milieu de sombres corbeaux morbides, sautillant, pĂ©piant tout doucement sans jamais sâintĂ©grer Ă leurs vols funĂšbres ou bals frivoles, câest le frisson de la grĂące qui passe, dĂšs son mĂ©lancolique premier air : doux legato dessinant un flottant horizon dĂ©jĂ lointain. Regards Ă©garĂ©s, bras aux envols brisĂ©s retombant, dĂ©sespĂ©rĂ©s dâĂ©treintes rejetĂ©es, sur la pointe des pieds pour atteindre un inaccessible Hamlet dressĂ© comme un roc dans son obsession qui le rend insensible. Livre Ă la main, elle est lâimage, et le son idĂ©al, de lâabandon, de la dĂ©tresse douce et bleutĂ©e qui va lâĂ©treindre dans sa brume aquatique. Et tout cela avec cette voix tendre, moelleuse jusque dans lâextrĂȘme aigu, jonglant, aĂ©rienne, avec notes piquĂ©es, trilles dâoiseau, roulades, cadences irrĂ©elles, avec une aisance bouleversante qui fait vivre ce sommet de lâart, lâartifice de cette haute voltige vocale, comme tout naturel. Et de ces lignes, Ă©crites il y a cinq ans pour Marseille, je ne vois rien Ă retrancher tant, miracle de lâart, Patrizia a paru immobiliser, ou plutĂŽt, retenir, retrouver le temps, qui semble nâavoir pas passĂ© depuis lors ni pour sa voix ni pour cette Ă©motion intacte quâelle nous redonne ici comme au premier jour lĂ -bas.
On se souvient, Ă Marseille : Hamlet, assis sur le rebord de la fosse dâorchestre ou dans lâembrasure de la fenĂȘtre, comme OphĂ©lie, est lui aussi, ailleurs, mais pas dans le mĂȘme, spectateur plus quâacteur, indĂ©cis, vellĂ©itaire, corrodĂ© par le dĂ©sir dâune action, dâune vengeance quâil diffĂšre sans cesse. Ici, Ă Avignon, cette marginalisation hors du monde du hĂ©ros est accentuĂ©e. Hamlet, admirablement incarnĂ© par Jean-François Lapointe, apparaĂźt dâabord dans la salle, tel un spectre. DâentrĂ©e, il est hors scĂšne, hors jeu, contemplant le théùtre tantĂŽt Ă cour, tantĂŽt Ă jardin : contemplatif, mĂ©ditatif, il regarde sâagiter le théùtre dans le théùtre du monde âmagnifique idĂ©e baroqueâ dont il tirera aussi les ficelles, metteur en scĂšne de la scĂšne du crime, sans entrer dans lâaction, auteur mais non acteur dâune piĂšce par ailleurs fantasmĂ©e ou soufflĂ©e par le fantĂŽme, vĂ©ritable deus ex machina. On sâattend Ă un personnage frĂȘle, faible, prince neurasthĂ©nique rongĂ© dâun dĂ©sir de vengeance longtemps inassouvi, paralysĂ©. Mais câest un beau tĂ©nĂ©breux dotĂ© dâune force animale qui sait la plier en des murmures dâune extrĂȘme douceur pour captiver la douce OphĂ©lie et la dĂ©chaĂźner pour la broyer. De sa grande, taille, de sa puissance, il fait lâimage inverse de sa faiblesse rĂ©elle, de ses hĂ©sitations : comme si toute sa force vitale, se tournait contre lui, le dĂ©truisait de lâintĂ©rieur, aprĂšs avoir dĂ©truit sa malheureuse fiancĂ©e.
Acteur saisissant autant que chanteur dâexception, Lapointe est un Hamlet tout tendu par lâintrospection, le dialogue permanent avec soi-mĂȘme quâon dirait Ă voix basse, et soudain, la voix explose dans des aigus dâune Ă©clatante beautĂ© que pourrait envier un tĂ©nor. La tessiture est tendue pour un baryton, sur la corde raide du rĂ© et sâĂ©lĂšve Ă des sol # lumineux oĂč lâon retrouve, mais dans la violence, la lumiĂšre de celui qui fut un PellĂ©as idĂ©al et qui se donne le luxe aujourdâhui de chanter les Golaud. Timbre riche, plein, voix dâune remarquable Ă©galitĂ© du grave Ă lâaigu, ronde, sans faille, puissante et tendre : il est au sommet de son art consommĂ©. Gertrude et Claudius, le couple criminel, semble dâabord goĂ»ter le bonheur de leur union, jouir avec une sensible voluptĂ© du fruit de leur crime : leurs Ă©treintes ne trompent pas sur les raisons Ă©rotiques autant que politiques pour le roi, de leur complicitĂ©. La mezzo GĂ©raldine Chauvet, qui ici mĂȘme avait affrontĂ© les aigus redoutables de la Kostelnicka de Jenufa, prĂȘte le velours raffinĂ© de son timbre et une certaine fragilitĂ© Ă la reine rĂ©gicide, meurtriĂšre meurtrie sinon assassinĂ©e par Hamlet, Clytemnestre nordique dĂ©chirĂ©e du remords, objet presque sexuel de la brutalitĂ© sadique du fils rĂ©voltĂ© dans une scĂšne dramatique trĂšs rĂ©ussie oĂč la mise Ă nu du corps de la mĂšre est pratiquement la mise Ă nu de lâĂąme. Ăme damnĂ©e de sa belle-sĆur amante puis femme, la basse Nicolas TestĂ©, voix large et sombre (le seul Ă rouler les r avec la diva italienne) est le mĂąle sĂ»r de la force du dĂ©sir quâil exerce sur sa maĂźtresse et femme, arrogant, mais dâune belle grandeur abattue dans lâaveu du crime quâil fait sonner comme une Ă©mouvante priĂšre. Planant et pesant sur eux comme lâĂ©pĂ©e de DamoclĂšs du remords, Patrick Bolleire, immense, a la voix froide et sĂ©pulcrale du spectre dĂ©jĂ apprĂ©ciĂ© Ă Marseille. SĂ©bastien GuĂšze, tĂ©nor, dans un rĂŽle bref mais tendu, campe un LaĂ«rte Ă©lĂ©gant, touchant Valentin confiant sa sĆur Ă celui qui en fera le malheur. Julien Dran, autre tĂ©nor, illumine de sa voix un Marcellus entĂ©nĂ©brĂ© de crainte auprĂšs de lâHoratio de Bernard Imbert, encore un tĂ©nor, les deux se suivant comme une ombre dans la sombre scĂšne du spectre. Jean-Marie Delpas est lâombreux et Ă©phĂ©mĂšre Polonius dans cette Ćuvre qui, divisant en quatre brĂšves figures le timbre traditionnel du tĂ©nor, donne le primat aux grands hĂ©ros Ă voix grave, le Prince, le roi et le spectre et, comme dans une logique funĂšbre, au Premier fossoyeur, la basse Saeid Alkhouri exaltant de sa loge ou du bord dâune tombe, de sa solide voix, la fragilitĂ© dĂ©risoire de la vie et la dive bouteille, rejoint en ironique et clair contrepoint, dâune autre loge, par le tĂ©nor RaphaĂ«l BrĂ©mard, toujours solide au poste.
Les chĆurs, importants, sont parfaitement prĂ©parĂ©s par Aurore Marchand, bien intĂ©grĂ©s scĂ©niquement au drame. Mais, Ă la tĂȘte de lâOrchestre RĂ©gional Avignon-Provence, Jean-Yves Ossonce, dĂšs lâouverture, fait passer le frisson, un tressaillement qui gonfle et gronde en tremblement de terre terrifiant, dĂ©ploie lâample tissu orchestral, en fait briller les Ă©clats instrumentaux, donne sens dramatique aux interludes entre les actes, conduit sans faille cette partition finalement riche dont il rĂ©vĂšle, avec puissance et finesse, des trĂ©sors insoupçonnĂ©s, quâon dĂ©couvre ou redĂ©couvre avec bonheur.
Opéra, compte rendu critique. Opéra, Grand Avignon, le 6 mai 2015. Ambroise Thomas : Hamlet.
Orchestre Régional Avignon-Provence
ChĆur de lâOpĂ©ra Grand Avignon (Aurore Marchand)
Direction musicale : Jean-Yves Ossonce
Mise en scĂšne : Vincent Boussard
réalisée par Natascha Ursuliak.
Décors : Vincent Lemaire. Costumes : Katia Duflot.
LumiĂšres : Alessandro Carletti.
Distribution :
Ophélie : Patrizia Ciofi; Gertrude : Géraldine Chauvet; Hamlet : Jean-François Lapointe; Claudius : Nicolas Testé; Laërte : Sébastien GuÚze ; Le spectre : Patrick Bolleire; Marcellus : Julien Dran; Horatio : Bernard Imbert ; Polonius : Jean-Marie Delpas; Premier fossoyeur : Saeid Alkhouri; DeuxiÚme fossoyeur : Raphaël Brémard.
Illustrations : © Cédric Delestrade/ACM-Studio/Avignon