Nouvelle production choc Ă l’OpĂ©ra National du Rhin. Olivier Py revient dans la maison alsacienne pour le seul opĂ©ra du compositeur français Paul Dukas, Ariane et Barbe-Bleue, d’après la pièce Ă©ponyme du symboliste belge Maurice Maeterlinck. La distribution et l’Orchestre symphonique de Mulhouse sont dirigĂ©s par le chef Daniele Callegari, et les fabuleux choeurs de l’OpĂ©ra par Sandrine Abello. Un spectacle d’une grande richesse habitĂ© des fantasmes et des mystères, un commentaire sur l’âme et ses faiblesses atemporelles comme il est tout autant allĂ©gorie de la conjoncture mondiale actuelle.  Jamais le théâtre lyrique n’a paru mieux reflĂ©ter comme un miroir les pulsations troubles de notre temps. C’est bien ce qui fait la justesse de la production prĂ©sentĂ©e Ă Strasbourg.
Pari réussi pour cette nouvelle production de l’Ariane de Dukas
Richesse et liberté qui dérangent
Paul Dukas est connu surtout par sa musique instrumentale, et presque exclusivement grâce Ă son poème symphonique archicĂ©lèbre l’Apprenti Sorcier d’après Goethe, en dĂ©pit de la grande valeur et de l’originalitĂ© des pièces telles que sa Sonate en mi mineur d’une difficultĂ© redoutable, sa Symphonie en do et son fabuleux ballet La PĂ©ri, vĂ©ritable chef-d’oeuvre d’orchestration française. Son seul opĂ©ra, dont la première Ă eu lieu en 1907 Ă l’OpĂ©ra-Comique, a divisĂ© la critique Ă sa crĂ©ation mais est progressivement devenu cĂ©lèbre dans l’Hexagone et mĂŞme Ă l’étranger. Or, il s’agĂ®t toujours d’un opĂ©ra rarement jouĂ© et mis en scène, qui faisait uniquement parti du rĂ©pertoire de quelques maisons d’opĂ©ra, notamment Paris. Dans sa dĂ©marche passionnante, audacieuse et sincère, Marc ClĂ©meur, directeur de l’OpĂ©ra National du Rhin, change la donne en le programmant et invitant nul autre qu’Olivier Py.
L’histoire de Maeterlinck est un mĂ©lange du mythe grec antique d’Ariane (emprisonnĂ©e dans le labyrinthe du Minotaure) et du conte de Perrault Barbe-Bleue, oĂą une femme sans nom se marie au monstre, qui sera tuĂ© par ses frères, et dont elle hĂ©ritera la fortune. Une Ĺ“uvre symboliste oĂą l’on trouve MĂ©lisande parmi d’autres princesses Maeterlinckiennes (SĂ©lysette, Alladine, Bellangère et Ygraine) ; ces femmes sont prisonnières au château de Barbe-Bleue oĂą Ariane est venue vivre, avec la mission de les dĂ©livrer du monstre. Avec l’aide de sa nourrice, et après s’ĂŞtre promenĂ©e partout dans le château, ouvrant des portes interdites, elle rĂ©ussit sa tâche. Mais ces princesses prisonnières ne veulent pas la libertĂ©. OĂą comment la plupart des hommes s’attachent Ă leurs tĂ©nèbres confortables et refusent la libertĂ© de la raison, de la lumière. Une Ĺ“uvre qui date de plus d’un siècle et qui parle subtilement, brumeusement, comme tout le théâtre symboliste d’ailleurs, d’une triste et complexe rĂ©alitĂ© toujours d’actualitĂ©. Si rien n’est jamais trop explicite dans cette Ĺ“uvre, le commentaire sur l’Ă©chec des « rĂ©volutions » rĂ©centes, la remontĂ©e des nationalismes, le retour et l’acceptation de l’obscurantisme religieux y sont implicites, Ă©vidents et surtout très justement exprimĂ©s. Il s’agirait en vĂ©ritĂ© d’un opĂ©ra rĂ©volutionnaire par son livret, mais sans l’intention de l’ĂŞtre.
Dans les mains fortes et chaudes, tenaces et habiles d’Olivier Py, nous avons le plaisir de dĂ©couvrir des couches de signification, habillĂ©es et habitĂ©es par le mysticisme et la sensualitĂ©. Mais ces plaisirs quelque peu superficiels cachent un cĹ“ur hautement inspirĂ©, une pensĂ©e profonde et complexe. Ainsi l’opĂ©ra se dĂ©roule en deux plans, fantastique travail de son scĂ©nographe fĂ©tiche Pierre-AndrĂ© Weitz ; en bas, nous sommes dans le monde rĂ©el, une prison en pierre dans un château, peut-ĂŞtre. En haut, l’imaginaire. Le royaume des bijoux, des mirages, des forĂŞts et des prisons, des fantasmes et des fantĂ´mes.
Ariane est omniprĂ©sente au cours des trois actes. Dans ce rĂ´le, Jeanne-Michèle Charbonnet, qu’on l’accepte ou pas les quelques aigus tremblants (mais jamais cassĂ©s!) d’un des rĂ´les les plus redoutables du rĂ©pertoire, est tout Ă fait imposante (NDLR: la soprano avait dĂ©jĂ chantĂ© chez Py pour sa fabuleuse Isolde, prĂ©sentĂ© en Suisse puis surtout par Angers Nantes OpĂ©ra, seule place française qui osa programmer en 2009 une production lyrique qui demeure la meilleure du metteur en scène Ă ce jour). Son Ariane pourrait s’appeler Marianne tellement sa prĂ©sence est parfaitement adaptĂ©e au personnage qu’elle interprète, une femme rĂ©volutionnaire, en quelque sorte. Elle sortira triomphante mais sa rĂ©volution est un Ă©chec. La Nourrice de Sylvie Brunet-Grupposo, quant Ă elle, agite les cĹ“urs avec une prĂ©sence aussi magnĂ©tique, un art de la dĂ©clamation ravissant, un chant tout autant incarnĂ© que son jeu d’actrice. Remarquons aussi les prestations des princesses enfermĂ©es, Aline Martin en SĂ©lysette, Rocio PĂ©rez en Ygraine, GaĂ«lle Alix en MĂ©lisande ainsi que Lamia Beuque en Bellangère (Alladine, jouĂ©e par DĂ©lia Sepulcre Nativi, est un rĂ´le muet). Un travail d’acteur formidable, un chant sincère et Ă©quilibrĂ© les habite en permanence ou presque.
Et l’Orchestre symphonique de Mulhouse sous la direction de Daniele Callegari ? Une vĂ©ritable surprise, par les couleurs et l’intensitĂ©, certes, mais surtout par la justesse, par le souci des nuances fines, par l’attention aux voix sur le plateau et Ă l’Ă©quilibre par rapport Ă la fosse. Une approche qui paraĂ®trait millimĂ©trique et intellectuelle mais qui se rĂ©vèle en vĂ©ritĂ© d’ĂŞtre respectueuse de la partition (les citations de Debussy sont interprĂ©tĂ©es avec grande clartĂ©, par exemple) mais surtout incarnĂ©e, sincère, appassionata et passionnante, en accord total avec tous les autres composants. Si l’impressionnisme musical de Dukas touche parfois l’expressionnisme (!), la cohĂ©sion auditive, sans la perte des contrastes, est plus que rĂ©ussie par le chef italien et l’orchestre alsacien. Une rĂ©ussite tout Ă fait … mythique ! A voir absolument encore les 28 et 30 avril, et 4 et 6 mai Ă Strasbourg ou encore le 15 et le 16 mai 2015 Ă Mulhouse.