Robert Wörle, Karen Vourc’h, Lisa Houben…
Martyn Brabbins, direction
Assembler deux « opéras en un acte », de chronologie symétrique (le début des années 1920), deux compositeurs – Ravel et Zemlinsky – que pourtant l’essentiel éloigne, mais rapprocher les composantes de récits où réalisme et fantastique, conscience et inconscient s’imbriquent… Enfance ,« véritable » et prolongée, sortilèges, cruauté absolue, mort et résurrection : Le Nain et l’Enfant sont riches de « tragique beauté », et en tout cas de mystère. La coproduction du Staatsoper et de l’Opéra de Lyon avait été donnée début 2011 à Munich, et l’Opéra lyonnais l’accueille en création française dans une distribution musicale renouvelée, sous la direction de Martyn Brabbins, et dans la mise en scène de Grzegorz Jarzyna.
Fantasie et happy end L’univers de Montfort l’Amaury et le poème des métamorphoses Un épanchement de la vie réelle dans le songe Tomber vivant dans l’oubli Croire en ses personnages Nous autres civilisations savons maintenant… De Grotowski à Eötvös ou Saariaho Un autre Zwerg tragique
Et d’abord ne pourrait-on pas, comme en assemblée parlementaire, poser une « question préalable : « L’Enfant et les sortilèges », est-ce bien un opéra ? A l’évidence, non. Reformulons donc : est-ce de l’opéra ? Cette fois, réponse nuancée : Pourquoi pas ? mais alors il faudrait se servir d’un sous-titre, « fantaisie lyrique », et en extraire les composantes, la première, Fantasie, au sens le plus fort – allemand -, qui se remplit tant d’images et touche de si près au rêve en toutes ses dimensions…Car ce qui nous importe au cours de cet acte unique, ce sera toute cette retraversée de l’enfance, à l’ombre portée du Bien et du Mal, de l’Angoisse et de sa guérison, de la colère méchante et de la tendresse en filigrane. Et grâce au happy end, le retour vers un paradis perdu, ou du moins perdable, celui que pour la plupart d’entre nous avons quitté il y a longtemps…
Dans son admirable (« petit ») livre sur le compositeur, le philosophe Vladimir Jankelevitch, en se moquant des « gamineries plus ou moins suspectes de l’après-guerre (14-18), les formes si concertées de l’infantilisme moderne », affirmait que « Ravel représentait, lui, l’innocence… Et tel est en définitive le message suprême de cette innocence : la rédemption gracieuse par le mouvement de pitié, la valeur infinie d’un élan charitable ». C’est attirer toute la Fantaisie vers sa coda au chant unanime et harmonieux, « après bien des grincements, des ironies, des fureurs, des frénésies : ce que dit le chœur des Bêtes : il est bon l’enfant, il est sage, il est si doux ». L’enfant pardonné par l’hymne enfin sans dissonance – admirable « étalement » des voix apaisantes prenant possession de l’espace sonore – peut alors adresser les deux notes – suspendues comme une ultime question- de la réconciliation avec Maman et le petit monde que sa colère avait saccagé… La retombée finale de cette belle forme « en arche » répond au calme tableau initial de la maison sur qui va pourtant s’abattre la frénésie de l’enfant, annoncée dans un « mauvais plan » contre le chat, l’écureuil, et même Maman « mise en pénitence » par la rime riche du « je suis méchant ».
On a toujours beaucoup insisté sur les masques de Ravel, son recours permanent aux mécanismes d’horlogerie sinon suisse du moins francilienne, aux babioles, à la « maison de poupée », – l’univers de Montfort l’Amaury -, peut-être son refuge dans une enfance mythique et qui aura alimenté le secret de son affectivité, voire de son énigmatique neutralité sexuelle… En tout cas, la présence maternelle a toujours été très fortement marquée dans les étapes de sa vie, et au-delà d’une mort – en 1917, qui fut selon lui « une terrible déchirure » -, dès lors qu’il n’yavait plus la « chère présence silencieuse m’enveloppant de sa tendresse infinie…ma seule raison de vivre » ( une lettre de 1919, citée dans le livre d’Arbie Orenstein). Que l’on se ressource dans la décisive et belle biographie de Marcel Marnat (Ed.Fayard) , ou dans un récent article de David Lacaze (Classica), et sans même avoir recours à quelque aventureuse constante oedipienne, l’appel à « Maman » donne une des clés pour comprendre le plus pudique des compositeurs, lui-même si soigneusement dissimulé derrière le paravent -« chinoâ »? – de l’impassibilité.
C’est dire combien la dialectique constamment à l’œuvre dans l’Enfant et les Sortilèges – entre la tendresse affleurante et les séquences de frénésie, de mécanismes broyés ou vengeurs, de « quincaillerie en folie » – exige qu’on s’interroge sur ce que Jankelevitch nommait « ce poème des métamorphoses »,( « la féerie de porcelaine et de papier d’ameublement … les emprunts au fox-trott, au music hall, à l’opérette américaine »), où Ravel explore en fraternité poétique les jardins nocturnes de son contemporain Bartok. «La fantaisie lyrique » n’est-elle pas aussi celle où une Alice ordonnerait son Pays des merveilles, sauf que l’enfant… merveilleuse de Lewis Carroll transpose ici la Durée de son voyage en Etrangeté dans le Temps plus « cassé », finalement réconcilié, donc « affectivement moral » de l’Enfant (chez Colette et Ravel), repentant et sauvé ?
Tel est en tout cas le sens de ce que le metteur en scène Grzegorz Jarzyna discerne dans ce que « Ravel accomplit comme initiation ludique et imaginaire au monde de l’enfance », notant qu’ici « l’Enfant ne s’évade pas du rêve, ne distancie jamais, et fait son chemin dans l’extraordinaire, grâce à une énergie qui vient de lui-même »… Tout autres semblent les ressorts et les arrière-plans du monde « Infantin » dans le Nain. Et d’abord il n’est guère non plus artificiel de noter « l’épanchement de la vie réelle dans le songe », avec Alexander von Zemlinsky dont l’un des deux « opéras » d’après Oscar Wilde transporte à l’évidence la « douleur d’être au monde » dans un récit fantasmagorique mais aussi « transférable » à une personnalité en malaise d’existence et même d’essence. L’Infante Clara – d’âge plutôt proche d’une « Lolita », aussi forcément sublime et frivole qu’espagnole, au pays de Goya et Velasquez ; mais Zemlinsky l’a « vieillie », ce qui accentue l’ambiguité – reçoit un étrange cadeau d’anniversaire. Un nain qui sort de la boîte, « comme aux jours de sa mort pompeusement paré », et qui, en pleine illusion, tombe follement amoureux de sa « propriétaire ». Malgré les avertissements de la duègne, il se croit attirant, et chante sa passion jusqu’au moment où il croise un miroir qui lui renvoie le reflet de sa réalité. Doutant de ce qu’il a « vu », il interroge son idole qui, gênée mais pressée d’aller à d’autres divertissements, se contente du silence. La « réponse », bien sûr, tue le nain.
Ici la tonalité autobiographique est certaine, attestée par un affreux commentaire de l’Infante…Anna (Schindler, veuve-Mahler), dont Zemlinsky fut amoureux désespéré. Alma (antisémite à peine dissimulée) parlera même, pour désigner celui qui avait été son professeur de composition, d’un « gnome, nabot sans dents, aux yeux protubérants ». Vingt ans après avoir élu comme époux Gustav Mahler – qui d’ailleurs l’aura longtemps déchue de son droit… de créatrice musicienne -, avait-elle en 1922 suivi les représentations et le succès du Nain ? La monstrueuse Histoire nazie fera qu’en 1938 Zemlinsky tout comme Anna (accompagnée de son 3e mari l’écrivain Werfel) devront fuir l’Autriche hitlérisée pour les Etats Unis où le compositeur mourra dans une affreuse solitude 4 ans plus tard, « connaissant, dit Harry Halbreich, la suprême amertume de tomber dans l’oubli de son vivant ». Il avait été pourtant l’un des plus grands Viennois, dans une écriture plus post-romantique expressionniste qu’ultra moderniste, mais salué par Schoenberg qui reçut lui aussi ses leçons (et devint son beau-frère) : « aucun compositeur post-wagnérien n’a satisfait autant aux exigences du théâtre ». Chef d’orchestre prestigieux aussi, Zemlinsky assura en 1924 la création pour l’Erwartung de son beau-frère… Sans adhérer à la doctrine dodécaphoniste, Zemlinsky n’en ignorait rien et son Nain – dont il avait fait adapter le livret wildien pour rapprocher le récit de sa propre « expérience », – chante en mélodiste passionné « contre » les sarcasmes ou l’étrangeté insinuante du « climat » de la cour.
G.Jarzyna semble d’ailleurs quelque peu « estomper » la noirceur de l’Infante, préférant « transcender son appétit d’étrangeté », et lui gardant « une part d’âme d’enfant, qui la rend plus étonnée que méchante devant « son » nain – les méchants étant plutôt donateurs du cadeau -, frivole, espiègle et joueuse, mais pour sa classe de princesse, très normale ». Certes, « la cruauté reste le lien de Zemlinsky à Ravel, mais même dans Le Nain, les personnages ne sont pas pour autant insupportables », dit le metteur en scène qui – ici comme dans le reste de sa vision théâtrale, probablement ? – « essaie toujours de croire en ses personnages »… D’où un retour du questionnement sur le réel dans les deux « opéras » : chez Zemlinsky, « les personnages paraissent au départ très irréels, le nain est moins réel que les objets ne le sont pour l’enfant aux prises avec ses sortilèges ». Mais ne faut-il pas « unir les deux mondes scéniquement : on est à la campagne, à l’orée d’un bois dans un jardin ; l’enfant y sort à la suite de ses jouets, l’Infante y tient son goûter d’anniversaire »….
En réfléchissant aux dates fort conjointes des deux compositions – Ravel entre 1919 et 1925, Zemlinsky de 1919 à 1921 -, on ne peut aussi que les replacer dans leur contexte historique. Ce sont deux « après-guerre », d’une « guerre horriblement universelle », celle après laquelle Valéry venait d’affirmer : « nous autres civilisations savons maintenant que nous sommes mortelles ». Le polémiste autrichien Karl Kraus avait écrit son grandiose « Derniers jours de l’humanité » ; Vienne, selon lui « laboratoire de la fin du monde », avait eu le temps de pressentir dans sa dérision une « apocalypse joyeuse ». Débâcle de l’être européen qui s’était longtemps flatté d’affirmer : « je suis maître de moi comme de l’univers », mais par étapes ruiné en son orgueil, depuis une troublante Psychopathia Sexualis de Krafft-Ebing et surtout les « effrayantes » plongées de Freud et son Ecole en inconscient, ça, surmoi et perversité polymorphe de l’enfant, puis secoué « plus à l’ouest » par la dérision déraisonnante des dadaïsmes. En « agrandissant » le champ spatio-temporel, en l’élargissant à la métaphore historique, l’évidence pour les deux compositeurs mène au regard sur « champ de ruines » européen, et d’ailleurs s’est, pour les deux et chacun dans son pays, augmenté par une « conscience pacifiste, mais combattante en face des menaces fascistes ». « La Valse » tragique de Ravel ne tardera pas à dire cela, avant le naufrage cérébral du compositeur; et le « classement » par les nazis des œuvres de Zemlinsky en « entartete musik » (musique dégénérée) viendra parachever un parcours dont on comprend mal qu’il ait encore fallu 40 ans après une mort d’exil atrocement solitaire pour que soit à nouveau salué le rôle dans l’histoire musicale.
Grzegorz Jarzyna – pas un inconnu à l’Opéra lyonnais : il y a trois ans, Le Joueur de Prokofiev –est dans la belle et troublante … tradition du modernisme polonais, Grotowski pour l’art du théâtre (concentration rituelle et Orient-Occident sur l’absolu de l’acteur), Witkiewicz et Gombrowicz (les dramaturgies visionnaires, du comique au tragique). Essentiellement consacré au théâtre – et un grand nombre d’adaptations des univers romanesques ( Dostoievski, Broch, Mann) ou du film (Pasolini, Vinterberg)- , il se tourne aussi vers le monde lyrique (Mozart, Prokofiev, ou ses propres écritures de livrets). Le chef anglais Martyn Brabbins, qui a étudié la composition et la direction en Russie et en Angleterre, est spécialiste des compositeurs de son pays natal ( Elgar, Walton, Britten). Il a dirigé et conduit nombre d’orchestres anglais, écossais,hollando-belges, japonais, allemands. Il est attentif à la création (Havergal Brina, Jonathan Harvey), et son enregistrement de Die Kathrin de Korngold (l’élève-prodige de Zemlinsky) fait autorité dans ce domaine. Le ténor allemand Robert Wörle, en rôle-titre chez Zemlinsky, a une expérience très étendue de l’opéra – de Mozart à Moussorgski et Berg, de Beethoven à Wagner ,Hindemith et B.A.Zimmermann -, mais ne néglige pas le monde baroque (oratorios, Passions). La soprano américano-hollandaise Lisa Karen Houben est surtout tragédienne chez les Italiens XIXe ou Tchaikovski. D’autres interprètes font ici « la navette des rôles» de Ravel à Zemlinsky. Ainsi Karen Vourc’h, mozartienne accomplie, très tournée vers les écritures contemporaines ( Dusapin, Fénelon, Eötvös, Saariaho), est « à la ville »… physicienne (DEA, Masters) de très haut niveau. Le baryton britannique Simon Neal chante lui aussi l’opéra italien du XIXe, et Wagner, Strauss ou Stravinsky. Mais on sera particulièrement à l’écoute– dans des rôles chez Ravel ou Zemlinsky – de la jeune génération, formée ici au Studio de l’Opéra lyonnais : Pauline Sikirdji (L’Enfant), Majdouline Zerari (Maman), Heather Newhouse, Antoinette Dennefeld, Elise Chauvin, Jean Gabriel Saint-Martin…
Pour finir, encore un point de repère, et pourquoi pas une idée d’ouverture ou prologue – scénique, ou simplement devant rideau fermé -au diptyque Enfant-Nain ? C’est exactement un siècle plus tôt (1822-23) que l’autre Viennois, Schubert, écrivit Der Zwerg, LeNain, sur un poème de Matthaüs von Collin, qui lui « parle » aussi de ce que ses amis nommaient « petit champignon », sa taille modeste et sa laideur. Haletante chevauchée d’une ballade-sœur d’Erlkönig (Le Roi des Aulnes), et où le Nain délaissé étrangle la Reine et aussitôt se noie…. : mais ici l’enfance n’est plus qu’ « apparence corporelle », les noces d’Eros et Thanatos se célèbrent au grand jour, et nul pardon choral ne viendra comme chez Ravel donner sa lumière au paysage du mal.