A la tête de l’orchestre de la Staatskapelle de Dresde, Georges Prêtre dirigeait, le 17 mai dernier, un programme inédit : quelques extraits des opéras Salomé et Rosenkavalier de Richard Strauss et la célèbre Symphonie n°3 « Héroïque » de Ludwig Van Beethoven. Compte rendu rédigé par Romain Lapeyre. Mis en ligne par Adrien DeVries.
Né à Douai en 1924, Georges Prêtre réalise ses études de composition et de direction au Conservatoire de Paris. Après avoir effectué ses débuts en 1946 à l’Opéra de Marseille, il entre en 1956 à l’Opéra-Comique. Nommé par la suite chef permanent à l’Opéra de Paris jusqu’en 1963, il est invité à diriger les plus prestigieuses formations symphoniques du monde. Ainsi, il entretient d’étroites collaborations avec l’Orchestre de la Scala de Milan, l’Orchestre de la Santa Cecilia de Rome, le Metropolitan Orchestra de New-York, l’Orchestre Symphonique de Stuttgart et l’Orchestre National du Capitole de Toulouse. Mais c’est surtout aux côtés du très réputé Orchestre Symphonique de Vienne que Georges Prêtre va pouvoir déployer toute l’étendue de son talent. Considéré par certains comme « le plus viennois des chefs français », Georges Prêtre a très vite su conquérir le coeur des artistes musiciens de cette formation. À ce titre, le doyen des chefs français sera reconduit pour célébrer le concert du nouvel an retransmis en direct sur les ondes dans plus d’une cinquantaine de pays. Ce qui fascine, c’est l’énergie incroyable déployée par cet homme qui, à l’orée de ses 86 ans, affiche un enthousiasme et un dynamisme à faire pâlir les plus jeunes de nos chefs actuels. Souriant et décontracté, il garde une certaine fraîcheur à la lecture d’oeuvres qu’il maîtrise à la perfection.
Souhaitant instaurer un véritable climat propice à la musique, Georges Prêtre force l’admiration en prenant le parti de diriger l’intégralité du programme de mémoire. Il justifie ce choix dans une récente interview accordée au Point : « On ne peut à la fois être en communion avec les musiciens et garder un oeil sur la partition. Le « par coeur », c’est simplement un travail de mémoire, un exercice à pratiquer tous les jours. Cela me permet d’être, baguette en main, en ondes avec mes artistes.» Ce soir-là, au Théâtre des Champs Elysées, c’était justement avec les artistes du prodigieux Staatskapelle de Dresde que Georges Prêtre offrait au public parisien un moment d’exception placé sous le signe du partage musical. Le maestro de conclure: « À chaque fois, il faut donner le meilleur au public. Parce qu’il le mérite».
Un orchestre emprunt de tradition
Considérée comme la plus ancienne des formations musicales d’Europe, la Staatskapelle de Dresde célébrait en septembre 1998 ses 450 années d’existence. À sa création en 1548, la Hofkapelle (« chapelle de la cour ») n’était confiée qu’à un petit groupe de chanteurs adultes et adolescents soutenu par un orgue. Presque exclusivement vocale, cette formation remplissait essentiellement une fonction religieuse. Sa composition et ses missions évoluèrent au fil des siècles par la sécularisation de ses activités et le développement de l’opéra au XVIIIe siècle. Au contact de chefs éminents, la Staatskapelle de Dresde s’est bâtie une réputation d’excellence pour devenir aujourd’hui un des plus prestigieux orchestres européens. Le nom d’Heinrich Schütz est associé à ses premières années et ceux de Carl Maria von Weber et de Richard Wagner au XIXe siècle. Avec ces deux dernières personnalités, Dresde et sa Staatskapelle jouèrent un rôle de première importance dans la création de l’opéra national allemand, à une époque où le genre était dominé par la musique italienne. Au XXe siècle, cette tradition est perpétuée grâce aux compositions audacieuses de Richard Strauss. Après avoir été censuré par l’opéra de Berlin, c’est le 21 novembre 1901 que Strauss amorce une collaboration avec la Semperoper de Dresde en présentant son deuxième opéra, Feuersnot. L’échec est cuisant : alors que Feuersnot ne rencontre pas le succès espéré à Dresde, les critiques sont unanimement intraitables à Vienne et Berlin. Ne se laissant pas influencer par ses contradicteurs, Strauss pense tenir sa revanche avec Salomé. Tirée de la pièce d’Oscar Wilde et traduite en allemand par Hedwig Lachmann, l’oeuvre est créée le 9 décembre 1905 à Dresde sous la direction d’Ernst von Schuch. Le soir de la première, le succès est immédiat comme en témoignent les trente-huit rappels du public. C’est justement la partie orchestrale de la Danse des sept voiles qui ouvrait le concert du 17 mai dernier.
À l’époque, la première représentation de cette Danse des sept voiles ne se fit pas sans difficultés. La soprano Marie Wittich qui devait ôter un à un ses voiles devant son beau-père Hérode refusa d’interpréter le rôle jugé « trop osé ». Pour sa défense, elle n’hésita pas à affirmer : « Je ne vais pas chanter ça ! Je suis une femme honnête ! ». Après avoir exigé une doublure, elle se laissa finalement convaincre par le compositeur et son ouvrage en interprétant malgré tout ce sommet symphonique.
Ce qui frappe au premier abord dans le concert du 17 mai, c’est la cohésion et l’engagement des musiciens d’un orchestre de Dresde déchaîné. Non seulement les soli des pupitres des vents subliment les leitmotiv qui jalonnent toute la pièce, mais la rondeur des cordes confère à l’ouvrage une ambiance des plus envoûtantes. Par les nombreuses accélérations de tempi jusqu’à la frénésie finale, l’Orchestre de Dresde impose un style des plus ravageurs.
Après des applaudissements chaleureux, Georges Prêtre se lance immédiatement dans la Première séquence de valses du Chevalier à la Rose. En trois actes, Le Chevalier à la rose diffère sensiblement des précédents opéras Salomé et Elektra. D’inspiration viennoise et
agrémentée du drama gioccoso de Mozart, l’oeuvre qui se veut plus accessible et populaire fut créée à Dresde le 26 janvier 1911 sous la direction du même Ernst von Schuch. Les couleurs viennoises sont magnifiées par l’utilisation symptomatique des rythmes de valses, toujours plus sophistiqués d’actes en actes. Ce n’est qu’en 1934 que Strauss rédigea la Première séquence de valses reprenant plusieurs thèmes caractéristiques des Actes I et II du Rosenkavalier. Après avoir interprété pour la première fois cette suite de valses à la tête de l’Orchestre National de Lille en février 1996, Georges Prêtre possède une grande expérience dans le genre. Le tempérament est bluffant, l’engagement des musiciens est remarquable et la fluidité avec laquelle les différents tempi s’enchaînent est tout à fait exceptionnelle. Georges Prêtre semble prendre plaisir à diriger un orchestre qui domine tous les codes du genre. Ainsi, il peut laisser libre cours à son côté fantasque pour transcender la partition. Il faut noter à ce sujet l’incroyable sens de l’équilibre du pupitre des cordes. Bien que l’acoustique du Théâtre des Champs Elysées soit réputée quelque peu « sèche », le jeu des instrumentistes ne s’en trouve pas moins altéré. Au contraire, ils développent une technique faite de grands gestes, amples et mesurés, qui confèrent une puissance et une chaleur de son inouïes. Après l’exécution de cette suite de danses, Georges Prêtre reprend sa baguette pour accompagner Genia Kühmeier, Anne Schwanewilms et Bernarda Fink respectivement dans les rôles de Sophie, de la Maréchale et d’Octavian. Considéré par les mélomanes comme « sommet de la
littérature straussienne », le Trio final est l’expression de l’extase provoquée par un amour naissant. Originaire d’une famille de musiciens, Anne Schwanewilms fit ses débuts remarqués sur scène en 1996 au Festival de Bayreuth. Après s’être très vite spécialisée dans les rôles romantiques allemands, elle eut l’occasion de se produire avec les plus grands ensembles. Incarnant le rôle d’une Maréchale nostalgique, le lyrisme majestueux avec lequel elle entame le Trio laisse sans voix. D’une grâce inégalée, elle se retire de scène pour laisser place au duo final entre Bernarda Fink et Genia Kühmeir. L’atmosphère quasi irréelle sublimée par un orchestre incandescent donne une touche onirique à la fin de le première partie. La poésie avec laquelle Bernarda Fink et Genia Kühmeir entament ce trio permet de redécouvrir le génie de Strauss dans le traitement des voix féminines.
En deuxième partie de soirée, la troisième Symphonie de Ludwig van Beethoven était au programme. Composée entre 1802 et 1804, cette symphonie est certainement de nos jours l’une des plus jouées car elle est reconnue par certains comme annonciatrice du romantisme musical. Communément appelée Eroica, elle fut dédiée au grand mécène qu’était le Prince Franz Joseph von Lobkowitz. À l’origine, l’oeuvre fut écrite en l’honneur de Napoléon Bonaparte sous le titre honorifique de Sinfonia grande, intitolata Bonaparte. Le compositeur admirait en effet les prises de positions et les idéaux prônés par le chef de file de la Révolution française. Quand Beethoven apprit que Napoléon s’était proclamé empereur des Français en mai 1804, il devint furieux. Dans sa colère, il effaça le nom de Bonaparte de la page titre avec une force telle qu’il en troua la partition.
L’oeuvre d’une durée de 55 minutes se scinde en quatre mouvements. Un des principes fondateurs de l’écriture de Beethoven et de l’élaboration de ses idées, est de toujours partir d’un motif simple. À ce titre, la Symphonie n°3 est une oeuvre maîtresse. Après deux brefs accords de mi bémol majeur, le thème principal « héroïque » est exposé aux violoncelles puis aux violons. Ce thème n’est autre que l’arpège de l’accord de mi bémol majeur inséré dans une métrique à trois temps. Juste avant la récapitulation, le cor d’harmonie fait son entrée en solo sur le thème principal, en légère dissonance avec le reste des instruments. Nous gardons en tête la légendaire anecdote rapportée par le disciple de Beethoven, Ferdinand Ries, qui racontait : « La première répétition de la symphonie fut terrible, mais le corniste entra pile au moment prévu. Je me tenais à côté de Beethoven et, croyant que le musicien avait fait une entrée hâtive, je dis : « Ce maudit corniste ! Ne sait-il pas compter ? Cela sonne affreusement faux ! Je crois que j’ai été à deux doigts de me faire chauffer les oreilles. Il a fallu un long moment avant que Beethoven ne me pardonne. ».
Avec une grande décontraction, l’Orchestre de Dresde offre un premier mouvement brillant, exempt de tout artifice. Après avoir délicatement posé sa baguette sur le pupitre du Concertmaster, Georges Prêtre fait le choix de diriger la Marche funèbre à mains nues. Malgré quelques légers problèmes de mise en place au début, l’intensité contenue de ce second mouvement émerveille. De plus, l’homogénéité et la cohésion du pupitre des cordes dans le Scherzo sont renversantes. Ainsi, le jeu des dynamiques s’en trouve renforcé : les forte apparaissent comme de véritables points culminants portés par de subtils crescendi. Enfin, le dernier mouvement laisse exploser une énergie déjà présente dans l’Allegro Vivace du Scherzo. Debout, le public ovationne l’Orchestre qui entame sans attendre, la quatrième danse hongroise de Brahms. Cette soirée riche en émotion s’achève ainsi sous les meilleurs auspices. Les spectateurs présents ce soir là, conquis et encore sous le choc d’avoir assisté à un concert d’exception, étaient déjà impatients à l’idée de retrouver, l’an prochain et au même endroit, la Staatskapelle de Dresde.
Paris. Théâtre des Champs Elysées, le 17 mai 2010. Richard Strauss: Danse des sept voiles (extrait de Salomé), Première séquence de valses (extraits des actes I et II du Rosenkavalier), Trio et Duo final du Rosenkavalier. Ludwig Van Beethoven: Symphonie n° 3 en mi bémol majeur op.55 « Héroïque » . Orchestre de la Staatskapelle de Dresde. Georges Prêtre, direction. Genia Kühmeier & Anne Schwanewilms, sopranos, Bernarda Fink, mezzosoprano.
Illustration: Georges Prêtre (DR)