Stravinsky, The Rake’s progress au Palais Garnier
Par notre envoyé spécial Sabino Pena Arcia
Igor Stravinsky (1882-1971), l’un des plus grands compositeurs du XXe siècle et de l’histoire de la musique, a presque 70 ans quand il crée son œuvre lyrique la plus ambitieuse The Rake’s Progress en 1951. Souvent critiqué et incompris à cause de l’éclectisme de son génie, Stravinsky dit ses adieux au « néo-classicisme » dans cet opus. Il rend aussi l’hommage le plus distinct aux maîtres et formes du passé qui l’inspireront jusqu’à la fin de sa vie, même pendant ses dernières années d’expérimentation sérielle.
L’avenir du passé
The Rake’s Progress représente pour lui un véritable opéra « italo-mozartien », dont la structure musicale, avec ses airs et récitatifs, ses chœurs et ensembles, est dans la lignée des règles classiques établies au XVIIIe siècle.
L’inspiration du XVIIIe siècle ne se limite pas exclusivement aux modèles et archétypes musicaux utilisés. Le livret est en fait inspiré d’une série de peintures homonymes de l’auteur satirique et peintre rococo William Hogarth (1697-1764) que Stravinsky a vu quelques années auparavant lors d’une exposition de peinture anglaise à Chicago.
(ndlr: le cycle de gravures au contenu satirique et fantasque avait de la même façon inspiré les auteurs pour l’opéra: Richard Strauss et Hugo von Hofmannsthal pour Le Chevalier à la rose de 1911).
Auden et Kallman, en étroite collaboration avec Stravinsky, ont écrit pourtant un livret qui s’adresse aux oreilles actuelles et qui montre avec clarté et astuce les préoccupations de son époque, tout comme la musique intelligente et dramatique du compositeur. L’art de Stravinsky répond à la question académique et romantique si l’on peut en même temps regarder vers le passé et avancer tout droit devant soi. Une réponse monumentale, surtout plus pertinente que la question même.
L’histoire est celle de Tom Rakewell, son déclin et sa chute ultime. Il lâche sa fiancée Anne Trulove, va à Londres avec son nouveau serviteur Nick Shadow qui l’a informé qu’il venait d’hériter la fortune d’un oncle riche. Il s’avère que Shadow est en effet le diable même, en quête d’une âme, et il pousse Tom jusqu’à l’aliénation à Bedlam, hôpital psychiatrique.
L’amour d’Anne est fidèle et constant, il survit au mariage de Tom avec Baba la Turque, personnage grotesque, puis la désolante folie finale du protagoniste.
Quelle morale explicite ? Le diable trouve des occupations pour les têtes et cœurs oisifs. Le sous-texte implicite? Une savante et subtile critique de l’époque et du capitalisme.
La somptueuse et stimulante mise en scène d’Olivier Py, très Music-Hall, est d’une efficacité rafraîchissante. Elle présente de façon complexe et sincère la psychologie des personnages et élargit l’aspect critique du livret avec humour et ingéniosité. Avec Pierre André Weitz en charge des décors et costumes , il crée un monde esthétique très éloigné des peintures de Hogarth, avec un esclave, un clown et un nain récurrent, une pléthore de seins et torses nus, des plumes, des néons, des paillettes; le tout avec une cohésion pourtant sans défaut et une cohérence plutôt édifiante. Un surprenant mariage parfait de verve dramatique d’allure légère et divertissante avec une certaine profondeur existentielle sombre mais avec espoir, qui ravive et transforme notre attachement à ces vieilles traditions. Comme l’opéra. Bertrand Killy, chargé des lumières, a fait un travail remarquable pour accentuer le drame dans toutes ses tonalités.
En fosse, Jeffrey Tate a une maîtrise totale de l’orchestre, qui est à la fois sensible et vif sous sa baguette. Parfois élégiaque, parfois jazzy, toujours extraordinaire, l’orchestre a un dynamisme éblouissant. Les vents (bois et cuivres) ont été particulièrement prodigieux. Le chœur sous la direction d’Alessandro di Stefano est impressionnant. Sensuel, décadent et émouvant au premier acte, modeste au deuxième, plein de prestance de rigueur et de vivacité (même d’athlétisme!) au troisième. Il a un rôle philosophique et critique important malgré les apparences. Prostituées et mauvais garçons montrent un visage réaliste de la débauche, les citoyens respectables deviennent foule avec une soif nerveuse et insensé de l’achat compulsif; les aliénés de l’asile avec leur discours de gravité expriment, quant à eux, une profonde et étrange vérité.
Le ténor Américain Charles Castronovo est un Tom qui séduit l’œil dans cette mise en scène révélatrice et surtout pas timide. A cela s’ajoute une interprétation vocale tout-à-fait correcte, malgré un premier acte légèrement difficile en ce qui concerne sa diction et sa couleur. En fait, il arrive à projeter sa voix et sa joie, mais dans son obstinée quête de couleur il semble parfois un peu froid et maladroit. Heureusement, au cour du deuxième acte, il raffine les nuances et gagne en véracité psychologique, le clôturant avec un certain héroïsme ingénu. C’est dans le délire du finale du troisième acte qu’il est au sommet de son interprétation avec expressivité et sensibilité, surtout un contrôle exquis de son instrument. La soprano Russe Ekaterina Siurina dans le rôle d’Anne Trulove fait preuve d’une voix agile souple et légère qui arrive aux contrastes dramatiques mais qui n’est pas très forte. Elle a une diction assez bonne et un bon sens de la mélodie. Dans sa célèbre et virtuose cabalette au final du premier acte (« I go, I go to him »), elle est plus sensuelle, fragile et perturbée qu’innocente, salvatrice et déterminée. Dans le trio du deuxième acte (qui est vraiment un duo sérieux avec quelques interruptions comiques), la soprano touche les cœurs avec son chant d’une tendre et noble tristesse. Comme notre Tom, le sommet de sa performance est au finale.
Son duo avec ce dernier a un air pastoral qui représente l’innocence de son amour, et dans la berceuse qui suit elle montre une subtilité, une précision et une candeur d’une honnêteté émouvante qu’elle partage avec une flute élégiaque et solitaire, et qui fera un écho fervent dans le chœur. Il s’agît probablement du moment le plus poétique et transcendant de la partition.
Scott Wilde dans le rôle du père Trulove a une voix puissante et chaleureuse, quelque peu condescendante. Ursula Hesse von den Steinen dans le rôle de Mother Goose ne chante pas beaucoup mais a une présence scénique stimulante, certainement mise en valeur par la mise en scène. Son chant altier et la décadence orgiaque qui le suit au premier acte est un des moments inoubliables de l’opéra.
La mezzo-soprano Américaine Jane Henschel a une diction impeccable et une puissance théâtrale tonique dans le rôle de Baba the Turk. Elle apparaît au deuxième acte… comme si c’était son acte à elle. Pas vraiment par sa présence vocale mais par la spectaculaire mise en scène haute en couleurs et en étincelles, et dont elle fait une partie principale et brillante. Ses interventions comiques au cour du trio avec Tom et Anne sont d’un mordant plein de caractère. Son retour et sa sortie au troisième acte la montrent en toute dignité.
C’est aussi le cas de Kim Begley (ndlr: sublime et facetieux Loge dans la Tetralogie maison) dans le rôle du commissaire Sellem. Il n’apparaît qu’au troisième acte et comme Henschel il a une diction parfaite de la langue anglaise. Du point de vue vocal il a été sans défaut, presque passionnant s’il ne s’agissait d’un rôle mineur.
La vedette de la soirée, et véritable étoile à nos oreilles reste sans doute le baryton Gidon Saks. Son Nick Shadow a dépassé les préceptes du rôle. Sorte de Méphistophélès, il est le meneur de jeu et moteur du drame, et puisqu’il cache sa nature, il a un langage corporel extrêmement affecté et artificiel que Saks a assumé sans difficulté ni pathétique et a savamment intégré dans sa brillante interprétation. Non seulement génial acteur, il impose sa voix puissante mais apprivoisée depuis le début, et ce avec charme et brio. Dans le duo vaudevillesque avec Tom au deuxième acte (« My tale shall be told »), il se montre maître du rythme et dévoile un équilibre précieux de force et d’expression. Sa descente aux enfers suite à sa défaite au jeu de cartes au troisième acte, superbement imité par l’orchestre con moto et molto agitato, est un moment de rage diabolique frappant.
L’évidente inspiration classique de l’œuvre n’est pas sans controverse. Les plus critiques parlent de pastiche et de recyclage. D’autres encore se demandent s’il s’agît d’analogie ou de parodie, d’imitation ou d’insulte. De son vivant, Stravinsky était prêt à accepter avec plaisir l’accusation de « mozartien », si cela pouvait délivrer les gens de leur querelle et les amener, plus pacifies, à la musique.
Malgré tout, l’opéra demeure l’une des plus grandes et de plus belles œuvres d’art lyriques du XXe siècle. Son langage est incontestablement propre au compositeur, même dans son inspiration formelle (les références à Mozart mais surtout à Bach sont partout dans son catalogue). Un peu de réflexion et d’analyse du contenu nous montrent que Stravinsky se sert de ce modèle du XVIIIe siècle pour exprimer son style personnel et s’adresser à un public contemporain avec des soucis actuels. C’est comme s’il nous disait, avec humour et franchise, que l’avenir du passé consiste à pouvoir en tirer des leçons; il ne nous dit pas lesquelles ni comment, mais il nous présente une voie qui est claire.
Progress, opéra en 3 actes. Livret de W.H. Auden et Chester Kallman.
Direction musicale, Jeffrey Tate. Mise en scène, Olivier Py. Thé Rake’s progress de Stravinsky est à l’affiche de l’Opera national de Paris, Palais Garnier, jusqu’au 30 octobre 2012.