Souffle de l’âme russe
Chœurs (magnifiques) du peuple moscovite abandonné, espérant l’homme providentiel ; ou des soldats ivres ; solos embrasés, confrontations cyniques des intrigants prêts à tout pour recouvrer la toute puissance… rien ne manque dans cet opéra trop rare de l’immense Modest Moussorgski.
Même dans ses atours incomplets (Moussorsgki n’avait pas totalement achevé l’ensemble des cinq actes à sa mort en 1881), l’ouvrage emporte l’adhésion par son redoutable équilibre entre fresque historique et individualisation poétique des caractères. La musique traverse tout, impose de sublimes climats et c’est toute l’âme russe, enivrée, désespérée, implorante qui s’incarne sur la scène de l’Opéra Bastille.
A l’origine Moussorsgki souhaitait dédier à l’histoire des Tsars, une trilogie dont Boris Godounov était un premier volet. La Khovantchina s’intéresse au même questionnement sur le politique, l’église et le peuple. La vision est encore plus désenchantée voire cynique: en faisant le portrait des Khovansky et de leurs mousquetaires Streltsy, celui du prince dépassé Golitsine (aussi prudent et louvoyant que Ivan Khovansky est brutal et colérique), puis du chef des Vieux Croyants, Dosifei, Moussorsgki cible les incertitudes, le chaos général d’une société hantée par la peur, craintive face aux tumultes collectifs, finalement soumise quant se dresse et vocifère un nouvel élu. Pour autant le compositeur respecte dans les grandes lignes l’histoire russe à la fin du XVIIè, c’est à dire l’avènement difficile et sanglant de Pierre le Grand (que l’on ne voit jamais sur scène mais demeure omniprésent), champion d’un ordre nouveau quitte à massacrer ses opposants. Le sujet de l’opéra se concentre sur la résistance viscérale au changement, les crispations fanatiques, l’enchaînement suicidaire à un passé révolu (Marfa et sa nostalgie amoureuse)… Tout cela fait un grand spectacle, riche en contrastes, audacieux dans ses enchaînements formels (chœurs, duos, trios, solo, interludes orchestraux…).
Même incomplète pour une partie, conservant nombre de zones d’ombres, La Khovantchina est bien l’opéra le plus captivant de Moussorsgki : contemporain des derniers Verdi et Wagner, l’ouvrage ne cesse de fasciner tant l’écriture musicale se révèle d’une intense sincérité. La mise en scène d’Andrei Serban est fidèle au réalisme individuel et grandiose de la partition. Sans être folklorique ni anecdotique, chaque situation et chaque lieu y est clairement caractérisé, de la Moscou occupée par les Streltsy à la scène finale de l’autodafé (encore un opéra qui s’achève comme chez Wagner par le feu salvateur et purificateur)… sans omettre les superbes solos lyriques dont au III, celui de la languissante et bouleversante Marfa puis de Chakloviti qui espère l’avènement du héros providentiel…
Le plateau vocal réuni à Paris est très solide ; les hommes de pouvoir (Golitsine : Vsevolod Grivnov ; Ivan Khovansky : Gleb Nikolsky), le fou de dieu (Dosifei : Orlin Anastassov), les femmes enfin (Emma et Marfa) sont ardemment défendus. Palme spéciale pour la Marfa de Larissa Diadkova : chant ardent et lyrique, passionné et si humain, l’interprète souvent bouleversante par sa justesse vocale (en prophétesse menaçante chez Golitsine au II; surtout dans son grand solo de croyante tourmentée au III) rappelle combien le personnage s’approche d’une Kundry: torche émotionnelle frappante par sa sincérité, assoiffée de vérité comme d’apaisement, luttant contre le souvenir d’un amour perdu.
Certes, la direction de Michail Jurowski est parfois épaisse quoique soudainement articulée (au II par exemple lors de la confrontation passionnante entre Golitsine et Ivan K.). Mais tout au long de la soirée, dans la fosse, les musiciens s’engagent à exprimer le souffle de l’épopée comme les aspirations des âmes insatisfaites. Courrez applaudir cette production d’une œuvre qui n’avait pas été présentée à Bastille depuis… 2001. Incontournable.
A l’affiche de l’Opéra Bastille, jusqu’au 9 février 2013.
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