Lucio Silla est un ouvrage marquant dans la carrière lyrique de Mozart. Il s’agit de son dernier opéra écrit en Italie, pour le Teatro Regio Ducale de Milan, qui lui avait déjà commandé, Mitridate, créé le 26 décembre 1770. Le succès de cet opéra seria précédent fut tel que le jeune compositeur de… 14 ans, se vit commandé un second seria, Lucio Silla pour le 26 décembre 1772.
Le choix du livret et du héros semble suivre la chronologie des opéras de Mozart. Dans la réalité, Lucio Silla, fin calculateur, devient consul en 88 et, concordance frappante… écrase Mitridate en 82, – celui-là même que Mozart avait traité deux années auparavant, pour devenir dictateur de Rome. Giovanni de Gamerra, auteur du livret, s’inspire des sources latines, en particulier des Vies parallèles de Plutarque. En Sylla, il faut reconnaître la figure détestable de la perversité politique, prêt à tout et sans scrupules ni élégance humaine ; or, ce personnage exécrable renonce à tous les objectifs qu’il s’était fixés, avec un détâchement aussi brutal qu’imprévisible. Voici donc, en 1772, une manifestaiton éloquente de l’Esprit de l’Aufklärung ou Esprit des Lumières, dont l’opéra seria est le manifeste permanent,tout au long du XVIIIème siècle.
Le seria occupe la pensée du musicien. Ses règles strictes sont un défi pour le créateur. Or en dépit de ses obligations formelles : héroïsme édifiant et moralisateur de l’histoire et des personnages, succession mécanique des récitatifs et des airs, rareté des ensembles (duos et trios), Mozart créée déjà un continuum musical qui organise l’œuvre non pas en une succession d’épisodes, mais en tableaux cohérents et unitaires.
Comme il le fera avec une ampleur maîtrisée dans la Clemenza di Tito, son dernier seria (1791), Mozart superpose en un tout unifié, plusieurs lignes dramatiques dont la somme expressive est saisissante : à la fin de l’acte I, le couple amoureux Cecilio/Giunia erre dans la nécropole romaine, le chœur souligne leur désarroi, puis leur étreinte se réalise en un duo libre. La sobriété de la fresque antique rejoint l’élévation sentimentale des personnages. Cette tendresse et cette humanité à l’œuvre sont la marque du compositeur.
La riche texture expressive de la partition lui donne sa valeur. D’autant que l’histoire donne un prétexte pour traiter le cynisme du politique avide (Lucio Silla est ici le dictateur de Rome et veut épouser Giunia) mais aussi, par opposition, l’intensité des émotions des individus, en particulier les deux vrais héros de Lucio Silla : les mêmes Giunia et Cecilio. A la profondeur de l’écriture correspond pour chacun, deux chanteurs en lesquels Mozart avait trouvé de superbes acteurs : la soprano, Anna de Amicis et le castrat, Venanzio Rauzzini.
La gravité, la mort. Mozart y dévoile un premier aspect de son génie, confronté à la mort (justement Cecilio dans la nécropole romaine médite sur la vanité de l’homme et réfléchit sur la mort). Ne serait-ce pas ici une vibration annonciatrice des Souffrances du Jeune Werther que Goethe achèvera quelques mois après le Lucio de Mozart, en 1774? La présence de la gravité est désormais inscrite dans son écriture et teinte toute l’inspiration. Après Lucio, Mozart exprimera plus ouvertement enore ce sentiment profond dans la Symphonie en Sol Mineur (1773).
La fascination de l’œuvre laisse imaginer un adolescent, -Mozart n’a que 16 ans au moment de la création-, en prise avec une forme lyrique difficile mais dont l’intuition donne une première ampleur naturelle et tendre au désarroi profond de ses personnages.
Les critiques fustigeant un ouvrage irrégulier et déséquilibré par l’inconsistance du personnage de Lucio Silla oublie que nous sommes ici dans un cadre contraignant, et par principe invraisemblable. Que le pervers Lucio, tyran des cœurs et dictateur politique, se transforme à la fin en prince des Lumières, compatissant et ému, laissant pouvoir et amour (permettant par la même aux amoureux Giunia/Cecilio de s’aimer librement), n’est pas en soi une trame dramaturgique des plus faciles. Tout au moins, elle offre les mêmes contraintes que Mozart éprouvera pour son Titus, précédemment cité, et dont on reproche aussi, l’aspect inabouti et l’insignifiance du rôle-titre. Même genre, mêmes reproches. On oublie aussi que le jeune Mozart, dut reprendre sa partition après que Gamerra ait soumis le livret au poète officiel de la Cour de Vienne Métastase, lequel inspire alors dans le genèse de l’ouvrage, certains réaménagements. Le compositeur doit suivre et s’adapter à ces imprévus. La soumission du musicien est totale : il ira encore jusqu’à reprendre les tonalités et les cadences des airs afin de satisfaire les caprices des chanteurs, à Milan.
Eloge du politique éclairé, surtout métamorphoses à l’œuvre chez les personnages sentimentaux, ici Giunia/cecilio : tout est en place pour les prochains serias de Mozart : Idoménée (1781), surtout, Titus, dix ans plus tard, (1791) qui partage plus d’une analogie avec Lucio Silla dont le couple Cecilio/Giunia permet l’approfondissement sur un autre registre du duo Sesto/Vitellia.
Mozart, Lucio Silla K.135 (Milan, 26 décembre 1772)
Dramma per musica en trois actes, opera seria
Livret de Giovanni de Gamerra, révisions de Métastase
D’après les Vies parallèles de Plutarque
Festival de Salzbourg, les 25, 27, 30 juillet
Direction musicale : Tomàs Netopil
Mise en scène : Jürgen Flimm
choeurs et ochestre du Théâtre de la Fenice, Venise
Lucio Silla, Roberto Saccà
Giunia, Annick Massis
Cecilio, Monica Bacelli
Lucio Cinna, Veronica Cangemi
Celia, Julia Kleiter
Aufidio, Stefano Ferrari
Discographie
1989, Nikolaus Harnoncourt
Peter Schreier (Lucio Silla), Edita Griberova (Giunia), Cecilia Bartoli ( Cecilio), Dawn Upshaw, Yvonne Kenny, Chœur Arnold Schönberg, concentus muiscus de Vienne (Teldec, 2 cds).
Presque dix ans après avoir donné un Lucio d’anthologie en 1981, avec le metteur en scène Jean-Pierre Ponnelle, dans une production présentée à Zurich, Nikolaus Harnoncourt fixe pour le disque une version qui en dépit de certaines faiblesses (coupures et même suppresion du personnage d’Aufidio, le confident de Silla), demeure la référence actuelle. Bartoli/Gruberova donne toute l’ampleur tragico-sentimentale, l’exaltation de leur couple, au duo Cecilio/Giunia. On peut reprocher les coupures mais l’analyse de l’orchestre, d’une texture tranchée et vive restitue à Lucio Silla, sa véhémence sanguine.
Illustrations
Jacques-Louis David, Les Adieux d’Eucharie et de Télémaque (dr)
Barbara Krafft, Portrait posthume de Mozart (dr)