Sans soleil à l’horizon
S’il est un domaine où s’impose une unité férocement rigoureuse de conception, et même une exigence d’éthique interprétative, c’est bien, dans l’austérité, celui des cycles de lieder. Et en est-il de plus parfait que le Winterreise où Schubert mit « toute sa science et sa douleur », passionné par ce que lui offrait le plus méconnu (aujourd’hui encore et surtout) des poètes autrichiens, Wilhelm Müller ? La règle des trois unités – plus liée au théâtre pour nous autres Français à tête légère, avec son lieu-temps-action -, adossée à une métaphysique, n’y tolère pas la dispersion ornementale quand un Poteau Indicateur spécifie qu’on se dirige vers « là d’où nul ne revient ». Cette notion de sans-retour – de « sans soleil » aussi, comme le faisait chanter Moussorgski – n’est-elle pas difficile à saisir pour des interprètes certes déjà fort expérimentés mais jeunes de tout leur allant et d’un désir légitime de « montrer » leur passion ? En Winterreise, la lumière est blafarde même si elle rayonne étrangement – vous savez, ces nuits de neige gelée qui font régner une incompréhensible clarté… -, et la fascination qui en émane provoque mais à la fois étreint le courage, selon le titre magnifique du 22e lied. Alors la jeunesse – il est vrai que ce fut celle du poète et du musicien quand ils créèrent l’univers de ce Voyage – ne serait au contraire pas déplacée, puisqu’il y faut tant d’endurance vocale et digitale, un tel souffle qui portent le projet vers l’horizon sans que soit perdue de vue l’essence philosophique du parcours épuisant.
Le sublime et l’humilité
On se le disait, voyant Jean-Baptiste Dumora et Mathieu Grégoire dans ce crépuscule hivernal si gris d’une fin janvier qui cernait l’église néo-gothique, d’architecture froidement sèche mais que l’éclairage faisait ressembler, de l’intérieur, à un tableau du romantique Caspar David Friedrich : la dualité d’un chanteur et d’un pianiste, certes en évidente complicité mais au premier abord assez différents, n’évoquerait-elle pas, insidieusement, l’idée que le moi s’y scinde ? Un moi de chanteur projeté vers l’avant d’un récit en perpétuel affrontement, un timbre d’héroïsme, jamais altéré par la fatigue, proférant de mémoire aussi impeccable que l’intonation linguistique le récit tragique. Donc seulement menacé par son éloquence même, celle de la monotonie sur la corde tendue d’un sublime… Et un moi bien plus discret, presque méthodique dans l’humilité de la précision qui met en place, depuis les rives du clavier d’où viennent pourtant les sonorités les plus capitales, rythmes de marche, tournoiements de corneille ou mécanisme de vielle, fractures de matière et gel figeant. Les schubertiens auront même pu y deviner suggestion « historique » : le moi-chanteur – haute stature, énonciation héroïque, « projection » spectaculaire du récit-, ce serait Vogl le protecteur qui sauve Schubert de son obscurité sociale, le moi-pianiste, un Franz doux, discret, lunetté, mais au fond de lui-même conscient de la force intérieure sans laquelle aucun Voyage ne pourrait s’accomplir. Et cela « tombe bien » dans l’imagerie amusante : Jean-Baptiste Dumora (moins l’âge d’un père pour Schubert !) serait Vogel faisant face, Mathieu Grégoire « jouerait » Franz, vu de profil dans la chapelle…
Lancés sans repos vers la totalité
En ce lieu « prédestiné », il n’est pas jusqu’à l’acoustique a priori aberrante en sa réverbération et à la situation « perpendiculaire » du public (d’une chapelle latérale par rapport à la nef) qui ne donnent une paradoxale sensation : le chant est « envoyé » vers un horizon extérieur à l’église elle-même, et fait retour chargé de tout le mystère glacial de la fin du jour. Le masque volontaire du chanteur, le regard très bleu, la bouche qu’on sent capable de menace fugitive, la carrure d’un marcheur obstiné contre les obstacles de l’invisible : tout cela est dit avec éloquence non complaisante par J.B.Dumora qui sait discipliner en lui –l’ampleur de la voix, l’habitude scénique – sa dimension lyrique, ou ramener cette culture chez lui primordiale à un opéra « de chambre » en visée philosophique. L’Uomo di sasso, Commandeur mozartien qu’il pourrait ailleurs « incarner » devient ici très humain… Et sans se tourner physiquement vers « son » pianiste, le Wanderer manifeste au-delà d’un orgueil (légitime) le courage, la force maintenue pour assumer cet « anti-destin » qu’apercevrait un philosophe de l’art. Et aussi une jouissance farouche des mots, des syllabes et de la phrase qui le porte sans trêve jusqu’à la disparition qu’on ne devinera qu’à l’ultime lied… La scansion pianistique de M.Grégoire est de son côté très belle, donnant à la marche sa stature inlassable, ne manquant pas non plus de faire place aux figuralismes descriptifs (animaux, objets, arbres, situations évoquées) mais n’en soulignant pas un pittoresque au détriment de la signification profonde. Elle non plus ne théâtralise pas, même quand le mouvement de certains lieder pourrait incliner vers le ralenti de cérémonial et la solennité extérieure. Sous la discrétion elle aussi exemplaire, demeure – évidemment moins manifestée que celle du chanteur – une tension vers l’essentiel qui ne se dément jamais, et même gouverne en secret les rares moments d’inflexion presque tendre, les invocations mémorielles, les doutes aussi sur l’issue pourtant inéluctable du Voyage. Et tous deux lancés « sans repos » vers la totalité qui s’accomplit ne se consultent pourtant guère du geste et du regard : témoin de la belle aventure décidée, puis mise en œuvre lors d’une préparation intense, et qui honore ce jeune duo parti en entente audacieuse vers ce que l’histoire du lied a de plus exigeant.
Un pianiste russe en religion schubertienne
Peu de concerts, en tout cas refus du stakhanovisme aéro-voyageur, nous dit-on à propos d’Arcadi Volodos. Et sans doute, oui, cette sérénité, ce peu d’activisme transparaissent déjà dans les façons d’être d’un pianiste glorieux qui pourrait sacrifier, comme malgré lui, aux dieux du spectacle et à la dépersonnalisation d’un tel culte. Pas « homme pressé », donc, ni d’ailleurs ex-enfant surdoué dont la précocité eût pu contribuer (avec sa part de risque) à faire la fortune. Cela se voit aussi dans le choix de ses programmes par le pianiste russe, puisant très intelligemment à cette réserve où le romantisme est parfois laissé dans l’ombre ou mal aimé des publics parce que les interprètes ne s’y hasardent pas trop… Ici, il ne peut cependant s’agir du portique de ce concert : 3 des 8 Moments Musicaux D.780, les 1,2 et 5 (années 1825), par lesquels A.Volodos « entre en religion schubertienne », calme, « sans presser le pas » comme le feraient certains. Il fait savourer les accords, respecte les silences de la méditation implicite dans ce discours apparemment limpide. Il n’y faut pas courir la poste d’un instantané à l’autre, car il s’agit dans la brièveté (relative) d’une essence de parfum nostalgique. A l’écoute des Moments 1 et 2, il nous revient cette phrase relue – par hasard – dans la journée (le hasard fait bien les choses, parfois !), de Flaubert, donc : « La mélancolie n’est qu’un souvenir qui s’ignore. » Ce temps en arrière-plan de toute énonciation schubertienne doit être inexorablement doux, comme le toucher merveilleusement souple d’A.Volodos. Quitte à ce que le 5e chevauche et s’efface pour une 11e Sonate( D. 625), « belle méconnue » de 1818, et d’ailleurs laissée inachevée par son auteur de 21 ans, qui peut-être la trouvait trop ressemblante à son mythique modèle beethovénien. Après le relief collinaire des Moments, voici des abrupts, des réservoirs d’énergie, des falaises. Le Russe très russe que demeure Arcadi Volodos lui donne un climat incessamment mobile, brûlé d’une passion qui parfois se retourne contre soi, sans que la virtuosité présente en maints endroits dévore celui qui la manifeste pour mieux en faire surgir l’essentiel. Ainsi d’un finale, « chopinien désenchaîné », hagard, course sans presque de tonalité, mais cela s’ouvre sur une autre forme de discontinuité, s’efforçant enfin au chant et cédant à la nostalgie.
Table d’harmonie symphonique
La 2ndepartie du programme fait d’abord place au moins « facile » des Schumann, celui de l’Humoresque dont la critique des profondeurs dit que c’est « partition d’incertitude, la plus évadée de la forme, sans équivalence dans le reste de l’œuvre, et partant la traduction la moins falsifiée de sa personnalité » (Philippe André). La façon de procéder que manifeste A.Volodos est à la fois juxtaposition, fondu-enchaîné mais rupture, le tout vu d’en haut pour « cette suite désunie de galops imbriqués à des plages de mélodie pure, la joie spectrale le disputant à la stupeur nostalgique » (Michel Schneider). Et ce qu’apporte le musicien russe, c’est pour cette déconcertante et omniprésente « humor » un climat de couleurs, d’appuis, d’intensités, d’échos sans cesse mouvants. Ce pianisme multi-instrumental aux sonorités « symphoniques » (un ami très vigilant et savant y a même entendu par moments l’orgue…) est aussi baigné d’une lumière magique, inemprisonnable dans sa définition. Cela se coule dans la déroutante liberté schumanienne, ici tellement désentravée de l’architecture rigoureuse à laquelle s’asservit parfois le compositeur. L’inspiration sans surveillance juxtapose, multiplie les pièges et les fausses perspectives, les grimaces et les sourires équivoques. L’exceptionnelle difficulté de mise en place n’est pas seulement digitale mais (avant tout ?) mentale. Et l’imagination est à l’image de la 3e ligne – écrite, non jouée, à ré-imaginer par l’auditeur lui-même – au début du 2nd mouvement (« hastig ») : tout peut arriver, et beaucoup demeurera dissimulé. Dire que dans le joli mai 2011, nous aurons ici même (Grands Interprètes) la chance d’écouter une nouvelle Humoresque d’un autre et légendaire Russe, Grigory Sokholov… !
Fugitive esquisse d’un sourire
En regard, la structure « simple » des 5 mouvements du Carnaval de Vienne peut paraître aisée. Mais Arcadi Volodos sait y faire retrouver la dualité schumanienne, ici d’abord extravertie et s’offrant même le luxe d’une citation subversive de la Marseillaise en pleine Vienne de Metternich, puis saisie de langueurs subtiles qui étirent tout à coup le temps (Romanze), de visions d’enfant (Scherzino) qui appellent le paradis perdu. Et cédant (Intermezzo) au flux déchirant de la mémoire dont A.Volodos sait si bien lier les atomes d’une eau qui vient battre inlassablement les grèves, chant d’amour aussi pour Clara , qui persiste très avant dans le souvenir ultérieur et nous bouleverse de son ineffable intensité. En bis, – et le pianiste revient à chaque fois moins marmoréen, avec une fugitive esquisse de sourire -, un Oiseau-Prophète qui prolonge le chant de l’ailleurs schumannien, puis après des tumultes hispanisants, la douceur murmurée d’un Vivaldi-Bach, adieu qui ferait monter des larmes pour sa matière de velours bleu, sa beauté de chant qui vient tout apaiser dans la nuit de chacun…
Lyon. Eglise de la Rédemption, dimanche 30 janvier 2011. Franz Schubert (1797-1828) : Winterreise. Jean-Baptiste Dumora, chant. Mathieu Grégoire, piano.
Lyon. Auditorium (Grands Interprètes), vendredi 11 février 2011. F.Schubert (1797-1828) : Moments Musicaux, 11e Sonate. R.Schumann (1810-1856) : Carnaval de Vienne, Humoresque. Arcadi Volodos, piano.