vendredi 29 mars 2024

Lyon. Auditorium, samedi 27 novembre 2010. Chausson , Prokofiev, Moussorgski. O.N.L. dir. Vladimir Fedosseiev, Elisabeth Leonskaia, piano.

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Dans le cadre généreux de la quinzaine russe à Lyon, l’O.N.L. avait confié au chef russe Vladimir Fedosseiev ses destinées de deux soirs, pour un programme à la fois très multicolore et révélant de qualités post-romantiques puis modernistes. Pari superbement gagné, et présence hautement émouvante d’Elisabeth Leonskaia dans un 2e concerto de Prokofiev fascinant.


Un symbolisme à la française

Concert à contre-courant des habitudes que celui de l’O.N.L. dirigé par Vladimir Fedosseiev… Ce chef de tant d’expérience et de renommée, de démarche et de silhouette quasi-juvéniles, sera bientôt octogénaire, qui le croirait ? On l’avait entendu au printemps 2007 avec son orchestre Tchaikovski de la Radio de Moscou, mais voici que les musiciens lyonnais le découvrent en inspirateur de leur propre talent, et sont visiblement sous le charme d’une telle autorité professionnelle et esthétique. On voit tout de suite comment la gestuelle peut être subtile enveloppe par élégantes sinuosités avant de céder à une précision d’énergie millimétrée mais synthétique, de découpage de l’espace et du temps. Car la partition initiale, hors de thématique russe, est un poème symphonique de Chausson, Viviane. Cette œuvre de jeunesse (1882), préfiguration de l’opéra unique du musicien français, Le Roi Artus, puise ses pouvoirs à la source de chevalerie mystique. L’esprit mystérieux souffle d’emblée – magnifiques pupitres des cordes graves – sur cet opéra sous-jacent de dimensions minimalistes ; en cette culture française alors si obsédée par Wagner l’Enchanteur Tétralogique, on savoure – bien que tremblant un peu, « croix et délices » – le climat d’une attente d’autant plus menaçante qu’elle s’exprime sans paroles ni personnages. Et quand ensuite survient un temps de catastrophe et de déchaînement, c‘est presque soulagement. Telles sont les vertus syncrétiques d’un passionnant symbolisme à la française…

La scandaleuse année 1913

Quelque 30 ans plus tard, un autre monde en cette « scandaleuse année » 1913, elle-même annonciatrice involontaire de la totale catastrophe guerrière : en Russie même, comme en France pour la création du Pierrot Lunaire et du Sacre du Printemps, le 2e concerto soulève l’indignation. L’œuvre ensuite perdue puis réécrite par Prokofiev dix ans plus tard gardera son climat d’ « équipée sauvage » et sa réputation d’ « allegro barbaro » (comme avait titré en 1911 un jeune et bouillant Bartok devant son piano subjugué). Mais quelle surprise de voir s’élancer en cette œuvre tour à tour violente, éclatante, sombre et lyrique, une Elisabeth Leonskaia, dont l’image demeurée dans la mémoire estivale (Verbier) était d’une schubertienne intériorisée, comme secrètement tremblante d’aller sonder les abîmes et d’en rapporter le chant ensorceleur ! Le début du concerto – prolongement post-romantique – parle d’une fatalité dont la pianiste russe sonde l’ambiguïté et affirme la puissance par la profondeur des accords, avant qu’au centre même du 1er mouvement ne surgisse une cadence dont on s’aperçoit vite qu’elle n’était pas pour le compositeur-interprète moyen de briller davantage mais diamant serti dans la gangue, d’une violence de poème éruptif : l’orchestre semble comme le public suspendu d’admiration pour la beauté révélée bien sûr sans trébuchement mais surtout dans un sentiment (apparent) d’improvisation qui sans chercher trouve les voies de son prophétisme.

Fonderie d’acier puis berceuse

L’image entière du concerto se reflète en cet épisode capital, puis ce seront alternances d’ironie trépidante, de rythmique impitoyable (prémonitions d’une Fonderie d’Acier qui sera bientôt le symbole de la Révolution commençante ?) et de retombées en lyrisme : comme la « ronde chantée » du finale avec son arrière-plan de choral et de chant d’église qui porte la nostalgie et l’ailleurs, sans doute double, voire hétéronyme du jeune Prokofiev au fond de lui-même si divisé. Grâce à la pianiste, et porté par un O.N.L. magnifiquement conduit, il y a là un lieu de solitude qui renvoie au temps retrouvé d’une enfance jamais reniée : cette quasi-berceuse, Elisabeth Leonskaia la murmure et la laisse s’épancher, alors que l’instant d’avant et le moment d’après elle sait basculer dans les vertiges maîtrisés de la véloce puissance. En hommage à la France quasi-contemporaine du 2e concerto, elle reviendra offrir un bis debussyste, tout éparpillement scintillant, fusées et refrains flottant dans l’air du soir de fête.

Une Symphonie des Mille

Quant aux Tableaux de Moussorgski « agrandis » à l’orchestre grâce au magicien Ravel, ils auront rarement connu telle somptuosité avec un O.N.L. galvanisé par le chef russe. Victor Hartmann, l’absent-présent de son Exposition, avait-il au-delà du réalisme ce génie pré-expressionniste ou fauviste, ou bien le musicien, dans l’amitié révulsée par la mort brutale, prêta-t-il un pouvoir démesuré aux œuvres du peintre ? Vladimir Fedosseiev relit en toute indépendance chacun des moments de cette Promenade, détaillant au ralenti et ombrant de mystère le détail et l’ensemble revisité par Ravel. Bydlo, le vieux chariot polonais, devient suprêmement inquiétant en sa lourdeur cahotante, mais aussitôt arrive l’amusant contrepoint du Ballet des poussins, que les doigts du chef miment en prestidigitation. Le travail demandé aux cuivres – obtenu, et de quelle manière ! –creuse la caverne et hante les Catacombes , en de presque-clusters de la plus intrigante nouveauté. Le déferlement sardonique de la Baba Yaga sent son démoniaque, et la Grande Porte de Kiev ouvre sur un immense espace sonore et hymnique : cantique, volée de carillons exaltés qui agrandissent l’orchestre jusqu’à la démesure d’une inédite Symphonie des Mille. Il faudra pour un public survolté remontrer les poussins chorégraphes dans leur coque, terminant en post-scriptum de tendre ironie ce concert mémorable.

Lyon. Auditorium, 27 novembre 2010. E.Chausson ( 1855-1892), Viviane ; M.Moussorgski (1839-1881), Tableaux d’une exposition, orch.Ravel ; S.Prokofiev (1891-1953), 2e concerto piano. O.N.L., dir. Vladimir Fedosseiev, Elisabeth Leonskaia, piano.

Illustrations: Modest Moussorsgki, Elisabeth Leonskaia (DR)
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