dimanche 4 mai 2025

L’écho des batailles: Steibelt, Dussek, Moscheles, JadinDaniel Propper (2 cd Forgotten records)

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cd coup de coeur

1800-1815: la période est à Paris, sur le plan de la création artistique, l’une des plus florissantes et innovatrices. Même Beethoven pensa un moment s’y installer tant les idées avant-gardistes jaillissaient comme une moisson providentielle: c’est d’ailleurs à cette époque qu’il régénère les genres sonate et symphonie. Partant de ce constat, le pianiste Daniel Propper ose l’inconnu; il dévoile tout un monde musical et pianistique oublié, lié à l’essor de la France républicaine, consulaire puis impériale. L’épopée napoléonienne est au coeur de l’inspiration dominante, à la fois source d’admiration puis de détestation; une réalité ambivalente qui ajoute à la richesse artistique dont il est question ici. Instrument roi de la période, le piano se taille la part du lion, permettant aux meilleurs compositeurs de faire valoir l’étendue de leur génie.

Gloire européenne avec Dussek, Clementi ou Cramer, le Berlinois Daniel Steibelt (1765-1823) est le premier auteur qui fonde l’intérêt du programme. Il adorait Paris; il déserte à 19 ans l’armée prussienne et marque alors les esprits par son art des variations ornementales d’une indiscutable qualité (avec sa maîtrise des pots-pourris citant les grands airs d’opéras à la mode). Elève du prodigieux Johann Philipp Kirnberger, l’un des meilleurs professeurs de Berlin, Steilbelt est joué et joue lui-même dans les salons en compositeur autant estimé que Mozart et Haydn.


Piano épique, napoléonien et anti-napoléonien

Steibelt fait montre d’une belle énergie dramatique dans sa grande Sonate en mi bémol majeur (1806) dédiée à Mme Bonaparte (Joséphine), oeuvre ambitieuse où le compositeur de l’opéra Roméo et Juliette en 1793 (Théâtre Feydeau) marque les esprits suscitant même les éloges du si difficile Berlioz. Très opportunément ressuscitée par le pianiste Daniel Propper, la Grande Sonate indique dans la carrière, une volonté de reconquérir Paris: Steilbelt était à Vienne au printemps 1800, subissant une verte déculottée face à Beethoven dans une joute pianistique célèbre. Puis à Paris, en décembre suivant, Steibelt redore son blason en assurant la première parisienne de La Création de Haydn à l’Opéra de Paris (depuis le piano, 24 décembre 1800) et joue sa Grande Sonate : trois mouvements d’un caractère martial et déterminé aux frémissements romantiques teintés d’actualité politique: ainsi ce probable portrait du Premier Consul vainqueur à Marengo dans l’Allegro initial; la vocalité et les climats déjà schubertiens de l’adagio se distinguent ensuite très nettement. tandis que dans le dernier mouvement (rondo-allegretto), trémolos en triples croches et séries de trilles illuminent une partition visionnaire sur son temps: en 1800, à 35 ans, Steibelt est bien une personnalité parisienne immensément attachante. Joyau romantique à Paris, l’adagio fait souffler le vent beethovénien et schubertien, l’intériorité et l’élégance viennoise dans la capitale. Quelle découverte! A Steibelt revient aussi le mérite d’exiger un silence nouveau pendant ses récitals: portes fermées, éventails à l’arrêt, pendules arrêtées… autant de consignes explicitement indiquées lors de ses concerts qui posent aujourd’hui, le fondateur du spectacle actuel.

D’une toute autre inspiration et même contraire, La destruction de Moscou (1812) moque la défaite des Français contre les russes (si épinglés dans La Grande Bataille d’Austerlitz de Jadin. Moins en grâce, Steibelt quitte Paris dès 1808 et rejoint les Russes en 1809. Cet incendie est une délivrance pour le nouveau maître de chapelle du Tsar Alexandre ! Véritable feuilleton musical relatant les faits d’actualité, Steibelt cite opportunément « Marlbrough s’en va t’en guerre » quand Napoléon entre dans Moscou; et même « God save the king », l’hymne anglais pour saluer l’effort de guerre de l’Angleterre contre l’hydre napoléonien.

Aussi adaptable qu’un Grétry, Louis Emmanuel Jadin (1768-1853) participe à la création du Conservatoire en 1795 (professeur de solfège), devient professeur de piano en 1804 au même Conservatoire; puis finit sa carrière à la Cour comme gouverneur des Pages de la musique du Roi jusqu’en 1830; récitaliste en vue, il joue sa musique à la gloire de l’Empire dans les salons de la générale Moreau, et surtout réalise son offrande à la geste napoléonienne dans sa Grande Bataille d’Austerlitz (créée en 1806), qui inspire le visuel de couverture (La Bataille d’Austerlitz par le baron Gérard): c’est un épisode clé de la gloire napoléonienne, le triomphe de Napoléon infligeant la défaite aux deux empereurs, d’Allemagne et de Russie. C’est non pas un déroulé servilement respectueux des descriptions laissées par le Bulletin de la Grande Armée si riche en détails pompeux, mais une fantaisie libre sur le sujet épique et militaire (lever de l’aurore, bataille proprement dite à grand renfort de roulement de tambours, cris des blessés, victoire et marche triomphale…) où sous les doigts de Daniel Propper, Jadin réussit le défi de l’invention suggestive malgré la contrainte imposée par le sujet.

Le pianiste ajoute une autre grande victoire de Napoléon sur les Prussiens: La Bataille d’Iéna (créée à Fulda, en décembre 1806), recomposée par le compositeur Jean-Frédéric Le Mière (1771-1832), né à Rennes, soldat volontaire dès 1792. Le pianiste en restitue l’assemblage clair et efficace, la lisibilité immédiate surtout les éléments réalistes vécus par l’auteur en tant que soldat ayant servi au sein de l’armée d’Italie.

Sombre et grave, l’Elégie harmonique ou Sonate en fa dièse opus 61 souligne le tempérament à part de Dussek (1760-1812). Il est comme Moscheles né en Bohème et d’un caractère plus raffiné que Steibelt. Dussek sert à Berlin, Louis de Prusse. L’Elégie harmonique d’esprit funèbre qui porte le deuil de son protecteur, est aussi de facto une évocation militaire, évoquant la campagne de 1806 mais du côté prussien. Farouche anti-Napoléon, Louis Ferdinand de Prusse trouve la mort contre la France à Saalfeld. Dussek s’impose par ses climats endeuillés ; il annonce les grands romantiques: modulations audacieuses, dissonances irrésolues, profil net des contrastes dynamiques… l’inventivité y est constante et le compositeur transcende largement la forme d’une pièce d’éloge funèbre; c’est un miracle jaillissant ininterrompu d’idées, de thèmes qui semblent naître des précédents, en un flux d’une progressive avancée. Elégant, racé, défenseur d’une sonorité parfaite, Dussek renouvelle bien la forme Sonate dans ses deux mouvements dramatiques très prenants. Et les critiques y ont vu avec raison, un fier rival à la stature plus abrupte d’un Steibelt.

Plus tardif, mort en 1870, Ignaz Moscheles, de trente ans plus jeune qu’un Dussek par exemple, est né en Bohème et formé à Prague et Vienne dans l’esthétique la plus raffinée de l’Empire autrichien; il joue comme virtuose européen à Paris dès 1821, et surtout à Londres où il se fixe avant Leipzig. Ouvert au romantisme de Chopin, comprenant les visions futuristes du jeune Liszt (d’ailleurs fervent interprète des Variations dont il est question ici), Moscheles reste viscéralement classique. Du côté des Habsbourg son oeuvre célèbre la capitulation parisienne, scellant la fin définitive de l’épopée napoléonienne: ses Variations sur la marche jouée par le régiment de l’Empereur Alexandre de Russie (intitulée Variations sur la chute de Paris), le sauveur de l’Europe, (composées en février 1815), sont un coup d’épée à l’orgueil français surtout napoléonien; elles attestent du rayonnement du virtuose de bravoure, volontiers quand il le peut, nationaliste et pro autrichien, c »est à dire nettement antifrançais. Variations brillantes et patriotiques (l’oeuvre est créée à Vienne devant un parterre politique et militaires de la nouvelle Europe victorieuse, celle qui a scellé la chute de l’Aigle napoléonien), le cycle exige beaucoup du pianiste.
Moins volubile et même fastidieux, le jeu de Propper s’enlise dans cette série de pure virtuosité qui nécessite pour la plus grande joie de l’audience, de réguliers croisements de mains (4è Variation)…
Schumann aussi s’approprie les Variations dont le présent enregistrement dévoile la brillance intérieure de la version de 1822, plus tardive donc, plus resserrée et même fulgurante: écouter l’allegro dernier en ses fascinants scintillements digitaux, véritable modèle et standard pour les Thalberg (son élève et grand rival de Liszt à Paris entre autres) ou Alkan à venir! C’est dire. Face au héros militaire, conquérant attendu, espéré aux noms des européens, le pianiste compositeur se dresse tout autant inspiré en véritable héros du piano.

D’un jeu inégal mais entier, Daniel Propper (à la fois suédois, viennois et français, né en 1969) affronte les multiples défis de son programme en 2 cd avec une fougue juvénile très méritante. Dommage qu’il n’ait pas poussé sa vertueuse approche jusqu’à jouer les oeuvres sélectionnées sur un piano d’époque: pianoforte aux ressources adaptées à l’éclat expressif des sujets évoqués. Le feu de Steibelt à la gloire napoléonienne puis russe; l’élégance de Dussek comme Moscheles, clairement du côté antifrançais; la virtuosité habile de Jadin, sans omettre Ruppe et Le Mière, le pianiste éclaire dans leur diversité originale et visionnaire, les tempéraments de plusieurs préromantiques de première valeur. Il a le mérite d’une conception originale et remarquablement cohérente. A l’inédit, l’interprète sait aussi nous convaincre dans un programme thématiquement passionnant. La preuve qu’une musique inspirée des batailles ou indirectemet du héros napoléonien, peut éviter le narratif descriptif est l’un des apports décisifs de la sélection: Dussek, Jadin, Steibelt, Moscheles apportent la preuve que plusieurs génies peuvent transcender la contrainte du sujet. Superbe réalisation, programme audacieux, interprète intègre: c’est logiquement que la rédaction cd de classiquenews.com distingue le double coffret tel un magnifiqu coup de cœur de l’été 2012.

L’Écho des batailles. Daniel Steibelt, Louis-Emmanuel Jadin, Jean-Frédéric Auguste Le Mière de Corvey, Jan Ladislav Dussek, Ignace Moscheles. Daniel Propper, piano 2 cd Forgotten records. Référence fr 16/17P. Enregistré à Rennes de janvier à mars 2012.

CD 1
1-3 Daniel Steibelt
Grande Sonate pour le pianoforte en mi bémol majeur op. 45

4-7 Louis-Emmanuel Jadin
La Grande Bataille d’Austerlitz

8-11 Jean-Frédéric Auguste le Mière de Corvey
La Bataille d’Jena

CD 2
1-2 Jan Ladislav Dussek
Sonate en fa dièse mineur op. 61, « Élégie harmonique »

3-6 Daniel Steibelt
La Destruction de Moscou

7-10 Christian Friedrich Ruppe
La Grande Bataille de Waterloo

11-13 Ignace Moscheles
Grandes Variations sur la chute de Paris

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