Jean-Yves Thibaudet, Gustavo Dudamel et le Los Angeles Philharmonic réalisent une lecture particulièrement engagée du très rare et redoutable Concerto pour piano de Khatchaturian. Défricheur inspiré, le pianiste français le présente entourée de pièces transcrites pour piano seul, dont le sublime Adagio de Spartacus, mais aussi la Danse du sabre et la Berceuse de Gayaneh, la Suite Mascarade, ainsi que plusieurs extraits des Tableaux de l’Enfance…
L’Adagio (Spartacus) est une somptueuse entrée en matière, qui manifeste les affinités du pianiste avec Khatchaturian… il réalise le crescendo croissant dans l’exposition et le déploiement du somptueux air, avec délicatesse, nuance et aussi énergie qui confère à cet instant suspendu sa force éperdue, sa puissance enivrée. La Danse du sabre est une course funnambulique, au caractère stravinskien, dont la motrocité rythmique accentue le caractère de mécanique enfiévrée, d’impérieuse locomotive, lancée à toute allure ;
Le Concerto pour piano (créé de façon désastreuse à Moscou en 1937) est le morceau de bravoure, un massif qui semble indomptable et que jouait avant de l’enregistrer en 2023, Jean-Yves Thibaudet depuis les années 1990 – C’est le pianiste William Kapell qui le fait connaître partout aux USA à la fin des 1940’s : le premier mouvement (allegro ma non troppo e maestoso) expose et développe une intranquillité pulsionnelle, une vivacité comme en panique que le pianiste fait crépiter dans une agitation première, maîtrisé, un jaillissement continu qui ne trouve ni pause ni apaisement. Comme une série de séquences échevelées d’un cauchemar qui défile à très vive allure… et finit comme exténué, comme assommé par les tutti de l’orchestre quasi monstrueux. Gustavo Dudamel et les instrumentistes californiens exultent et en complicité avec le pianiste, expriment le délire et les assauts dansants d’une partition qui sait jubiler. Le chef vénézuélien y cultive même un déhanché communicatif et irrésistible (d’autant plus préservé qu’il s’agit des meilleures prises de deux enregistrements sur le vif au Walt Disney Hall).
L’Andante presque aussi long que le premier mouvement, déploie ce en quoi le génie de Khatchaturian nous captive toujours, sa volupté tendre, son goût particulier pour l’ivresse mélodique (en cela proche d’un Rachmaninov). Le clavier maître d’un nouveau swing mène ici la danse, avec une lascivité élastique que l’orchestre commente et accompagne avec une souplesse complice ; de surcroît avec l’instrument idéal requis, la scie musicale, au timbre éthérée, sans vibrato, que préférait assurément Khachaturian au flexatone, d’une sonorité standard et terne en comparaison ; tout conduit jusqu’à la transe finale, délirante, comme éperdue, suspendue dans une ivresse débonnaire, libérée, … Jean-Yves Thibaudet en délivre une lecture particulièrement vive, engagée, mais aussi nuancée, douée d’une volubilité capable de phrasés ciselés entre deux accents éruptifs.
Le Finale (Allegro brillante) est mené tambour battant sur le mode exclamatif, faussement débonnaire et d’une fluidité bavarde dont la surenchère rythmique et l’allure précipitée semblent exprimer toute la clairvoyance parodique de la démonstration ; fièvre et transe, danse et course effrénée, orchestre et piano semblent se disputer le leadership, entre Rachma et Tchaikovsky. Voilà comment Khachaturian d’origine arménienne, né en Géorgie, s’inscrit dans les pas des plus grands génies russes, romantiques et post romantiques… Mais dans une séquence conclusive, le piano halluciné marque espace et temps dans une nouvelle course hypervéloce, célébration frénétique de l’instant qui mêle fureur et ivresse, grimace et libération ; le tout avec cette légèreté jubilatoire, un esprit fougueux mais mesuré, marqué par une impérieuse urgence et une sensibilité intérieure plus intime. Pianiste et chef parcourent cette course échevelée avec des respirations justes et un sens continu de la la continuité organique (qui l’écartent fort à propos de toute enflure hollywoodienne). La lecture 2024 s’inscrit très dignement à la suite de celles de Loris Hollander (1964), Alica de Larrocha (1972), également sous la coupe Decca, autres jalons de l’histoire du label britannique.
Les 6 pièces (des 9 au total) de « l’Album pour les enfants » : affirment un tout autre climat ; des contines de tradition populaire, une berceuse où s’inscrit avec finesse et énergie, l’esprit d’innocence propre à l’enfance ; le pianiste en souligne avec franchise la verve, l’acuité contrastée, … parfois la divagation nostalgique (legend) ; surtout l’entrain dramatique, le feu et le tempérament.
Le pianiste a lui-même transcrit la Suite Mascarade (Masquerade) : d’abord, une valse effrénée, enivrée, à la rythmique prête à se rompre par son emportement, toujours sur le fil ; puis le mystère tournoyant du Nocturne murmuré… auquel répond le balancement de la Romance avant que l’espiègle pianiste ne conclue par le Galop, plein de nuances facétieuses et impertinentes.
_________________________________________
CRITIQUE CD. ARAM KHACHATURIAN : Concerto pour piano – transcriptions pour piano : Spartacus (adagio), Gayaneh, Tableaux de l’enfance, Masquerade… Los Angeles Philharmonic – Gustavo Dudamel, direction – 1 cd DECCA classics / Reference: 2894870877 – enregistrement réalisé en nov 2023 (Concerto pour piano), en mai 2024 (pièces pour piano solo) – CLIC de CLASSIQUENEWS hiver 2025.
track listing / programme
ARAM KHACHATURIAN
Adagio of Spartacus and Phrygia
(Transcr. E. Khachaturian for Solo Piano)
Gayaneh, Op. 50 Sabre Dance
(Transcr. Levant for Solo Piano)
Piano Concerto in D-Flat Major, Op. 38
Gayaneh, Op. 50 Lullaby
(Transcr. Levant for Solo Piano)
Pictures of Childhood (Ed. Rowley)
Masquerade Suite, Op. 48a
transcription de Jean-Yves Thibaudet
Jean-Yves Thibaudet, piano
Los Angeles Philharmonic,
Gustavo Dudamel, direction