Géant du clavier
Il est venu jouer Beethoven et Schubert, ses compositeurs de prédilection. Tout le monde sait que c’est vers eux que tendent ses affinités. Parce qu’il en a gravé les joyaux les plus purs. Et parce qu’ils sont quasi systématiquement à ses programmes. Il n’en fait pas mystère. Il les a toujours aimé. La rumeur dit qu’il ne les enregistrera plus, mais pour sûr il continuera à les interpréter. Car il lui sont vitaux. Et car nous aussi, nous aimons trop son Beethoven et son Schubert, dont il nous révèle la noblesse et l’humanité, la grandeur et la faiblesse, l’âme et le coeur, l’essence et la quintessence.
Il a commencé par les deux lumineuses petites sonates de l’opus 14 (1799), qu’il a enchaînées sans interruption: comme s’il fallait éviter, ce soir là, que le public applaudisse trop … Ou comme s’il voulait se les garder, plutôt que les offrir à l’avidité de l’auditoire. Radieuses et printanières dans leurs tonalités majeures, il leur donna un air insouciant et presque désinvolte. Il fit osciller aimablement l’andante de l’opus 14 n° 1 entre paisible cheminement (tiens, Beethoven, un Wanderer lui-aussi ?) et menuet primesautier.
Mais ce ne fût là qu’un préambule, une entrée en matière. Car nous n’avions encore rien entendu. Ce qui suivit représenta une manière de perfection du piano beethovénien. Dans le presque trop idéal Andante cantabile de la Grande Sonate Pathétique (1799), archétype du mouvement lent beethovénien, un lumineux rayonnement vint apaiser les titanesques tourments du Grave introductif. Quelques détails suffirent pour faire de cette vision éphémère une interprétation impérissable: un soupir un rien trop étiré, un accent qui touche en plein coeur, l’ensemble architecturé par une main gauche inébranlable et résolue.
La lune a dû inonder la voûte céleste lorsque les crépusculaires grondements de la sonate D. 960 (1828) se mirent à résonner sous ses doigts. Dans la dernière sonate de Schubert, il transcenda les contingences d’un musicien de 31 ans à peine, qui malade, sentant proche l’abandon de la vie terrestre, a un ultime – et sublime – sursaut créateur. Renoncement, contemplation, épure visant à l’abstraction: sous ses doigts les demi-teintes de l’ineffable Schubert se firent poésie limpide et cristalline, les plans sonores étant mis en place avec une rare variété de couleurs.
Le récital de ce géant du clavier, ce 6 mai 2009 à Bozar, fut un irréprochable parcours au service de l’intériorité et de l’introspection.
Ce soir-là, Radu Lupu dédia son interprétation de la Sonate D.960 à Liliane Weinstadt, son agent artistique pour la Belgique, dont on venait d’apprendre le décès après une pénible maladie.
En bis, les Impromptus opus 90 n° 2 et 3 vinrent clore une soirée musicale faite de ferveur auquel le public répondit avec l’enthousiasme qui marque désormais toute apparition du maître roumain.
Bruxelles. Bozar, 6 mai 2009. Ludwig van Beethoven (1770-1827): Sonate pour piano n° 9 en mi majeur Op. 14 n° 1. Sonate pour piano n° 10 en sol majeur Op. 14 n° 2. Sonate pour piano n° 8 en ut mineur Op. 13 « Pathétique ». Franz Schubert (1797-1828), Sonate pour piano n° 23 en si bémol majeur D. 960. Impromptus Op. 90 n° 2 et 3.
Crédits photographiques: Radu Lupu (DR)