mercredi 14 mai 2025

Verbier (Suisse). 17e Festival, les 22 et 23 juillet 2010. 4e et 5e concerts de l’intégrale des Sonates de Schubert par Elisabeth Leonskaïa, piano

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Le Festival de Verbier a demandé à Elisabeth Leonskaïa de jouer l’intégrale des Sonates de Schubert. L’illustre pianiste russe accomplit ce Voyage en 9 étapes où la chronologie se mélange. On se souvient qu’E.Leonskaïa travailla avec Sviatoslav Richter, et le caractère visionnaire de son aîné transparaît en ces concerts admirables. Le public n’est guère nombreux en ces séances à la nuit tombée, mais son intimité chaleureuse vibre en communion avec une interprète inspirée. Pour ces deux soirs, les D.459, 566, 575 et 850.


La mèche miraculeuse

Connaît-on bien assez le récit d’un des amis de Schubert, Bauernfeld, relatant en 1827 comment le doux Franz – peut-être un peu encouragé, ce jour-là, par le (vin de) Grinzing-nouveau – , envoya au diable deux instrumentistes viennois (Orchestre de l’Opéra ) venus lui demander la composition de solos pour les mettre en valeur ? « Vous n’êtes que des souffleurs et des râcleurs. Je suis un artiste, moi, je suis Franz Schubert que le monde entier connaît et nomme. Et qui a fait des choses grandes et belles que vous ne comprenez pas du tout ! »
En découvrant – fort tard en soirée de jeudi 22, il est vrai – la Salle des Combins « remplie » au 30e de sa capacité, on se dit avec un rien d’amertume que rien n’est nouveau sous… la lune du ciel d’Europe Centrale, puisque pour le 4e concert de l’intégrale des Sonates schubertiennes, il n’est qu’un public happy (very) few pour s’émouvoir en cette série admirable. Pourtant l’interprète est un(e) des plus grand(e)s pianistes au monde, l’un(e) de ceux et celles pour qui le chemin schubertien aura vraiment « mené vers l’intérieur ». Et qui nous fait en toute amitié le don de sa médiation, pour que nous soyons, même presque deux siècles plus tard, plus à même de « comprendre ces choses grandes et belles », comme si elles venaient d’être révélées au monde qui n’en eût encore guère saisi l’immensité . Et qui jamais ne triche avec la vérité par la coupable fréquentation du paraître, du théâtralisé, du rien-de-trop trahissant une sur-intention. (Proust a décrit ce « trop » dans le récit d’un concert mondain du violoniste Morel, aimé par le Baron de Charlus qui s’exclame extasié : « Avouez qu’ils ont joué comme des Dieux, Morel surtout. Avez-vous remarqué le moment où la mèche se détache ? ah ! bien alors, mon cher, vous n’avez rien vu … Oui, alors, la Mèche ! Elle a été le signe de la révélation, même pour les plus obtus. La Princesse de Taormina, sourde jusque là, devant l’évidence de la mèche miraculeuse, a compris que c’était de la musique et qu’on ne jouait pas au poker. »)


Florestan, Eusebius et Ludwig

Non, avec Elisabeth Leonskaja, c’est la substance, le noyau, le cœur irradiant des œuvres qu’on atteint. Nous sommes aussitôt et constamment guidés par le sourire qui parfois accompagne en ce noble et beau visage quelque mélodie dont la pianiste vient de saisir le fil harmonieux, par la gravité jamais démentie– jusqu’à une fugitive fureur du corps, quand la densité douloureuse et énergique du texte le demande -, par ce que le XVIIe français appelait « une éminente dignité » qui peut être aussi celle de l’artiste… Et chaque concert, par le choix de telle ou telle Sonate, est aussi voyage avec retours en arrière et bonds en avant dans les âges de Franz, entre 18 et 31 ans. Des liens plus subtils qu’avec une chronologie « progressive » s’y nouent, des lumières sur le visage en facettes. Ainsi, ce premier soir (jeudi 22 juillet), la 11e (D.575), où un Franz de 20 ans (se) révèle à la fois proche d’un Beethoven dont l’écriture le fascine et conscient de ce que lui-même et seul doit révéler. Oui, c’est comme si E.Leonskaja nous faisait ici voir autant qu’entendre – par sa capacité de soulever le rideau de l’imaginaire – un dialogue du Maître et du Disciple. Dans la Sonate et son allegro initial, Beethoven affirme – lui qui n’écoute guère, et pas seulement parce que depuis 15 ans l’ouïe défaille -, et Schubert, tout en le suivant, part au devant des paysages, en une marche dansée comme devraient les aimer les filles montagnardes, en Autriche ou au Valais. Franz et son double : Florestan l’ambulatoire, Eusebius le constructeur, Franz et son surmoi – Ludwig Van -, voilà trois visages du Wanderer qu’Elisabeth nous permet de suivre, jusque dans un développement qui voudrait concilier l’énergie et le désir d’ailleurs, et vers une coda qui nous quitte en un sourire énigmatique. Puis l’andante, de simplicité interrogative, un rien de surprise feinte ou d’hésitation devant le chemin à suivre, quand tout à coup, sur des piliers martelés d’accords, surgit autre chose, que la pianiste marque sans violence mais en le laissant venir de la profondeur parce que la vérité interdit d’en réprimer la présence. Scherzo : « à sauts et à gambades », eût dit Montaigne : E.L. joue en souveraine des intensités, des transparences et des silences qui sont matière constitutrice, et c’est admirable souplesse du chant, docilité à l’inspiration « fantaisiste », puis en bref Trio, la couleur de l’ailleurs en espace et temps. Voilà bien au finale ce que nous cherchons à fixer : la pianiste russe conduit, elle invite à suivre mais en nous laissant la liberté au travers de ces instants : un appel, une danse convoquée, une variation de ce chant qui bascule dans le vide. Où est-on, sur quel chemin ? Comment ne pas se perdre de vue ?


La nuit muée en automne

Ensuite, à 19 ans, le kaléidoscope d’une vraie sonate (la 3e, D.459) « décataloguée » de 5 Klavierstücke, et passant ainsi des 4 unités traditionnelles à un 4+1 qui intrigue. On se perdrait un peu aux frontières de ces allegros et scherzos imbriqués si l’interprète n’y recomposait une unité dans la vie même de la surprise heureuse, de sursauts rythmiques, de motifs affirmés mais aussitôt démentis comme si on passait tout à coup sous le couvert d’arbres frémissants. L’adagio : la pianiste est au sommet de son art, instillant une inquiétude harmonieuse dans ce chant de boîte à musique pour douleur mal dicible d’enfant puni, avec des traces de pluie sur la vitre du souvenir, un « ça ne reviendra jamais » qui serre le cœur des en-fuite que nous sommes tous devenus. Puis un scherzo se trouble à son tour d’harmonie hésitante et de mauve nostalgie. Enfin l’allegro – noté patetico par Schubert – multiplie brisures, brusques arrêts, faux départs, étrangetés tonales, bref déroute par une volonté qu’on devine autodestructrice. Où va-t-on ? La montagne s’est mise à l’unisson, et après l’orage est monté de la vallée un brouillard qui centrifuge le désir de rentrer à bon port. Ah , se guider quand la nuit de l’été s’est sournoisement muée en automne….


Les chemins qui bifurquent

Vendredi 23, même heure nocturne, à peine plus de fidèles aux Combins pour lesquels la pianiste avait dès hier délaissé une Salle de Cinéma plus centre-Station mais probablement un peu fellinienne et dotée d’un piano-qui-enfin-bref… Ce soir Franz a d’abord de nouveau ses 20 ans, et la 7e Sonate (D.566) est aussi une « reconstituée » (il y a une soixantaine d’année seulement) d’un puzzle complexe. Dans le moderato, très injustement méconnu en sa merveille d’inquiétude, E.L. appelle, chromatise, nostalgise, nous fait emprunter des chemins qui harmoniquement bifurquent, se laisse envahir par des silences qui déchirent, foisonne d ’idées parfois délaissées : admirable dans l’intuition d’une rupture et d’une continuité tour à tour nourricières de la pensée qui cherche. Elle trouve ensuite en « allegretto » la magie statique d’un lied, battement calme sur le bord du plan liquide, lac ou étang, loin de la mer jamais entrevue sauf dans les rêves de Franz. Puis un scherzo et un rondo reprennent des idées de variation et d’ambulation…

Refrains du paradis perdu
Puis 28 ans pour D.850, dite Gasteiner car composée pour partie en cette « petite ville d’eaux » de Haute Autriche, « un été heureux » soulignent bien des commentateurs, et pourtant Elisabeth sait en souligner les articulations douloureuses et va jusque vers l’ombre où se réfugie parfois Schubert. C’est d’abord éloge de l’autorité rythmique d’un tempo et d’une pulsation tenus sans faiblir un instant, et où se loge un petit motif mystérieux, interrogation-écho de chasse : pas le fragment d’une scène pittoresque pour orner les murs de l’auberge, mais bien un élément de la dialectique poursuivant-poursuivi qui hante la pensée schubertienne depuis Le Roi des Aulnes. Urgence, hâte d’angoisse, c’est ainsi que la pianiste nous mène, en juste contradiction avec une lecture minimisante souvent rencontrée chez des « spécialistes » sourds à la tension presqu’affolée de cet allegro sans silences. N’est-ce pas pour mieux avancer, émerveillante-émerveillée dans le songe habité du 2e mouvement, arraché aux confins du pays dont on ne revient qu’en méditant sur le temps qui s’est enfui mais nous gouverne encore, où la quête trouve un encore-plus-nostalgique, refrain de paradis perdu. Elisabeth L. par sa diction souverainement interrogatrice, par le sourire à soi-même qui tout à coup se fige dans une véhémence surgie au bord d’un vide, nous confie ce secret, puis saura rentrer en calme qui va se raréfiant vers les profondeurs du clavier – comme c’est difficile de s’effacer comme on devrait quitter le monde entrevu et dont la coda va nous séparer ! – , s’attardant après un ultime sursaut, gagné par le silence qui vient à la rencontre et ce trille à la basse qui devient dans les œuvres ultimes la clé de toutes les issues barrées….Dans le scherzo, marche affirmée, réponse de boîte à musique, inlassable promenade où surgit pourtant un chant rêvé, empli d’accords harmonieux et amples, serrés les uns contre les autres, temps suspendu comme pour protéger de la Menace. En somme, toute une vie qui est ici racontée en un fragment idéal d’été à la montagne – tiens, c’est nous aussi, auditeurs fascinés ! -, conclue par une autre marche d’un autre Wanderer, semblant d’abord en vacances et parti au matin bleu sur les sentiers, puis rejoint par un compagnon plus rigoureux, contrapuntiste exigeant qui tend et détend la marche, rejoint par un troisième, mélancolique dont il entend imprégner tout à coup la rêverie, et ce trio accélère follement pour nous quitter à l’horizon, ironique boîte à musique se raréfiant en auto-épuisement, et tout cela pour nous signifier qu’il y a bien du mystère sur les simples chemins…

17e Festival de Verbier. 22 et 23 juillet 2010. Salle des Combins. 4e et 5e concerts de l’intégrale des Sonates pour piano. Franz Schubert (1797-1828) : D. 459,566,575 et 850. Elisabeth Leonskaïa, piano

Entretien 2010: lire notre entretien avec Martin Engstroem, directeur du festival de Verbier. Propos recueillis par Dominique Dubreuil

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