Les opĂ©ras de Haendel ont subi, plus que tout autre compositeur, la fantaisie trop souvent gratuite des metteurs en scène. Quel plaisir d’assister enfin – dans le magnifique Ă©crin que constitue le Théâtre Royal de La Monnaie – Ă une reprĂ©sentation oĂą la rĂ©alisation rejette l’anecdotique et les trop dĂ©risoires « tics » du Regietheater pour se mettre au service de l’intrigue, de la vĂ©ritĂ© psychologique, et bien entendu de la musique, ce avec la plus grande Ă©conomie de moyens.
Cela, la superbe mise en scène de Pierre Audi Ă Bruxelles vient de le rappeler : ici, pas de transposition dans le temps, ni de lieu, pas de tanks sur le plateau ni de tĂ©lĂ©phones portables, mais une proposition scĂ©nique dĂ©pouillĂ©e, avec comme seul cadre une enfilade de cinq arcades grises aux contours dorĂ©s, qui s’achève par une paroi Ă l’identique. Toute l’attention se concentre sur les protagonistes du drame (magnifiquement habillĂ©s par Patrick Kinmonth) : leur gestuelle expressive, les postures expressionnistes, voire torturĂ©es, et rĂ©vĂ©latrices des sentiments, des rapports et des tensions. Tout est ici mis au service de la vĂ©ritĂ© psychologique et de l’agencement dramatique, particulièrement sensible dans une deuxième partie de l’opĂ©ra qui tient le public en haleine. A tel point que nous n’avons guère de souvenir de reprĂ©sentation d’opĂ©ra de Haendel d’une telle puissance…
Exquise Asteria de Sophie Karthäuser
Il faut dire que le tĂ©nor britannique Jeremy Ovenden, qui incarne Bajazet, le sultan turc vaincu et vrai hĂ©ros de l’opĂ©ra, offre une composition saisissante de son personnage ; il compense par l’intensitĂ© dramatique, les limites des moyens, comme lorsqu’il maudit sa fille, ou Ă la fin de l’ouvrage, dans la grande scène oĂą, littĂ©ralement possĂ©dĂ©, il campe un Bajazet sombrant dans la fureur et la dĂ©raison, vĂ©hĂ©mence qu’interrompent soudain, murmurĂ©s de cette voix blessĂ©e, ses douloureux Ă©lans de tendresse vers Asteria. La force de cette interprĂ©tation ne doit pas faire oublier que toute la distribution est du plus haut niveau, Ă commencer par Sophie Karthäuser : toute de simplicitĂ© et de naturel, avec son legato, les couleurs subtiles de son timbre, une ligne vocale parfaitement souple (et quels rĂ©citatifs expressifs !) ; la soprano belge est la plus exquise et la plus touchante des Asteria (sublime aria avec Andronico ou encore l’accompagnato et arioso « Padre amante… Folle sei »). Le contre-tĂ©nor français Christophe Dumaux est tout aussi remarquable en Tamerlano, un rĂ´le difficile car, si l’empereur des Tatares est le tyran victorieux, il ne contrĂ´le en rien ce drame : tout lui Ă©chappe. Le jeune contre-tĂ©nor est formidable d’arrogance et son grand air en feu d’artifice vocal « Ah, dispette d’un volto ingrato », est lancĂ© avec un insolent panache. La mezzo suĂ©doise Ann Hallenberg (Irene) confère au personnage de la soupirante dĂ©laissĂ©e par Bajazet une place plus importante que prĂ©vue, grâce Ă une aisance scĂ©nique et un rayonnement vocal hors du commun. Andronico est un rĂ´le important, dont la puissance Ă faire Ă©voluer et basculer l’intrigue l’emporte sur la prestation vocale requise : la talentueuse alto française Delphine Galou sĂ©duit, avec son timbre veloutĂ© et son phrasĂ© sensible, mais la voix manque nĂ©anmoins de projection et de volume. Enfin, habituĂ© des grandes basses de l’opĂ©ra baroque, Nathan Berg continue Ă affiner un art dans lequel le timbre gagne en mobilitĂ©, en ligne de chant, en couleurs et en expressivitĂ©.
Christophe Rousset – Ă la tĂŞte de ses Talens Lyrique – n’est pas seulement un maĂ®tre d’Ĺ“uvre attentif, il est vĂ©ritablement inspirĂ© par la musique, et offre une lecture du chef d’Ĺ“uvre de Haendel d’un engagement et d’une expressivitĂ© rares. A l’arrivĂ©e, un spectacle d’une aristocratique beautĂ©, celle-lĂ mĂŞme dont l’opĂ©ra de Haendel cĂ©lèbre l’apothĂ©ose.
Compte-rendu, opĂ©ra. Bruxelles. Théâtre Royal de La Monnaie. Le 8 fĂ©vrier 2015. Georg Friedrich Haendel : Tamerlano. Christophe Dumaux, Jeremy Ovenden, Sophie Karthäuser, Delphine Galou, Ann Hallenberg, Nathan Berg, Caroline d’Haese. Pierre Audi, mise en scène. Christophe Rousset, direction.