PORTRAIT. ENSEIGNER LâINEFFABLE⊠Claude Delangle : 30 ans dâenseignement de lâĂ©lĂ©gance. Le Conservatoire de Paris a cĂ©lĂ©brĂ©, les 21 et 22 novembre derniers, le trentiĂšme anniversaire de la classe de saxophone de Claude Delangle. Deux journĂ©es de concerts, de cours publics, de confĂ©rences et de tables rondes, qui ont vu se succĂ©der les « anciens » dâune classe qui a vu passer, dans la mythique salle 333 du Conservatoire, plus dâune centaine de saxophonistes, tĂ©moins de la vitalitĂ© dâune Ă©cole reconnue au niveau international et Ă©troitement liĂ©e Ă lâhistoire du Conservatoire. Moment fort de lâhommage, quarante anciens Ă©lĂšves et collĂšgues de Claude Delangle rĂ©unis sur scĂšne, le temps dâun medley dâextraits symphoniques de compositeurs fervents dĂ©fenseurs du saxophone, de Moussorgsky Ă Stravinsky, de Ravel Ă Chostakovitch.
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Claude Delangle
Le souffle au corps

“MalgrĂ© les milliers dâĆuvres symphoniques qui le font intervenir, le saxophone nâa toujours pas rĂ©ussi Ă intĂ©grer lâorchestre de façon permanenteâŠ
Comme disait Henri Dutilleux, si sensible aux couleurs orchestrales, ce nâest pas un saxophone qui devrait entrer dans lâorchestre, mais tout un pupitre, alors quâil nâintervient en gĂ©nĂ©ral que pour un solo. PlutĂŽt quâen rester Ă ce combat dâarriĂšre-garde, je pense que lâavenir est dans les petites formations, comme en tĂ©moignent nombre de grandes Ćuvres aux formes hĂ©tĂ©roclites comme lâHistoire du Soldat en son temps. Ce renouvellement des formes favorise la crĂ©ation dâensembles « sur mesures » pour les saxophonistes. Câest vers cela quâil faut se diriger, une plasticitĂ© de la musique bĂ©nĂ©fique pour tout le monde, compositeurs, interprĂštes, public. Quand jâavais une vingtaine dâannĂ©es, il Ă©tait difficile de commander une Ćuvre pour saxophone, aujourdâhui mes Ă©lĂšves sont trĂšs sollicitĂ©s pour jouer de nouvelles Ćuvres, en petites formations.
DĂšs 1857, Adolphe Sax crĂ©ait une premiĂšre classe de saxophone au « Gymnase militaire » attachĂ© au Conservatoire de Paris. Mais il faut attendre 1942 pour que soit ouverte la classe du Conservatoire de Paris, confiĂ©e Ă Marcel Mule, le vĂ©ritable fondateur de lâĂ©cole française de saxophone.
Je ne suis, il est vrai, que le troisiĂšme professeur de cette classe, Ă la suite de Marcel Mule et de Daniel Deffayet. Lâensemble des instruments Ă vent a connu au milieu du XXe siĂšcle un essor extraordinaire, bien que tardif pour le saxophone, restĂ© en marge des institutions classiques. Cela correspond Ă un tournant majeur de la pĂ©dagogie des vents, auquel a participĂ© le saxophone. Un demi-siĂšcle plus tard, une Ćuvre de 1994 de Gilbert Amy, le Temps du souffle, pour violon, trombone et saxophone, prend une rĂ©sonance particuliĂšre en
notre Ă©poque dâessoufflement gĂ©nĂ©ral sur tous les plans, politique, Ă©conomique, social. Dans ce contexte, les instruments Ă vent constituent un refuge pour la bonne santĂ© de lâĂȘtre humain.
CoĂŻncidence ? Non content dâinventer de nouveaux instruments, Sax avait Ă©galement conçu un appareil pour purifier lâair des hĂŽpitaux⊠Que Pasteur avait saluĂ©. Il est indĂ©niable quâil existe un rapport dâĂ©nergie, une mise en vibration de lâair par le souffle de lâinstrumentiste, dans les limites de sa capacitĂ© respiratoire, entre inspir et expir. Bien jouer une Ćuvre sans efforts, câest lâavoir installĂ©e dans son rythme respiratoire et respirer avec elle. La jouer comme si on lâavait composĂ©e. Je dis souvent Ă mes Ă©lĂšves : il faut apprendre Ă Berio ou Stockhausen Ă jouer du saxophone, Ă pĂ©nĂ©trer votre monde instrumental.
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Tout entendre mais ne pas tout dire
Pouvez-vous définir les fondamentaux de votre enseignement ?
« Je me considĂšre davantage comme un coach que comme un professeur, un observateur avec qui les Ă©lĂšves font un bout de chemin. Je ne suis pas responsable de la matiĂšre personnelle, technique et musicale, quâils apportent, qui en fait dĂ©jĂ des professionnels. Jâenseigne a minima pour que chacun se rĂ©vĂšle a maxima. Il faut tout entendre mais surtout ne pas tout dire. Aimer les Ă©lĂšves, jusquâĂ accepter quâils soient meilleurs que soi.
Câest sans doute dans les cours publics que je donne partout dans le monde, que jâai bĂąti ma pĂ©dagogie, face Ă des Ă©tudiants inconnus et dans des rĂ©pertoires pas forcĂ©ment familiers. Il faut se montrer rapide, apprendre Ă beaucoup Ă©couter et Ă parler moins. Il ne faut surtout pas chercher Ă tout expliquer. Moins on parle, mieux on se porte au dĂ©but dâun apprentissage. Ces enjeux se dĂ©couvrent progressivement, il faut laisser les Ă©lĂšves faire ce chemin. Je prends Ă©normĂ©ment de notes, et in fine je mâadresse Ă la personne plus quâau musicien, je mâattache Ă son relationnel avec lâinstrument et lâĆuvre.
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Enseigner lâenthousiasme
Lâennemi de la pĂ©dagogie, câest la rĂ©gularitĂ©, le cours hebdomadaire, mĂȘme professeur, mĂȘme salle, mĂȘmes collĂšgues. Il faut arriver Ă recrĂ©er un Ă©vĂ©nement Ă chaque fois, cela ne doit jamais nâĂȘtre quâun cours de plus. En rĂ©alitĂ©, on nâenseigne ni la musique ni lâinstrument, on enseigne lâenthousiasme, le bonheur musical, la dĂ©couverte de la musique. En mĂȘme temps, un musicien cela reste quelquâun de fragile. Ils en savent plus que les gĂ©nĂ©rations prĂ©cĂ©dentes, mais le monde musical, oĂč ils entrent plus tardivement, est de plus en plus dur. Il leur faut rester heureux avec la musique pendant quarante, cinquante ans.
La recherche du bien-ĂȘtre dans le jeu par la prise en compte du corps est Ă©galement primordiale. Il faut savoir, dĂšs le plus jeune Ăąge, sâĂ©couter et se regarder quand on joue. La posture, le support de lâinstrument sont des dimensions auxquelles le professeur doit accorder une grande attention. La beautĂ© du corps qui joue gĂ©nĂšre une beautĂ© Ă entendre : on nâa pas un corps, on EST un corps.
Mais il nâ y a pas que la musique qui nous fabrique, il y a les bonnes et les mauvaises expĂ©riences, la vie familiale, par exemple. Avec le temps on acquiert un certain dĂ©tachement, au fond je me fiche dâĂȘtre ou pas un bon professeur, de mĂȘme sur scĂšne je me fiche de plaire ou de dĂ©plaire, jâessaye dâĂȘtre cohĂ©rent avec ce que je suis, je cherche juste Ă partager un point de vue sur la musique.
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Savoir jouer autour du texte
Quelles évolutions majeures a connu la formation au cours de ces trente années ?
Quand jâai commencĂ© Ă enseigner, les Ă©lĂšves jouaient vite et fort, ils cherchaient uniquement Ă briller, Ă ĂȘtre trĂšs expressif. A se confiner dans lâespace entre lâinstrument et lâĆuvre, Ă croire que le rĂ©pertoire travaillĂ© constitue toute la musique. A force de travailler la technique, lâĆuvre passait au second plan. En matiĂšre de formation musicale et de culture musicale, les progrĂšs sont certes incontestables. Le problĂšme se situe ailleurs : on ne leur laisse pas assez dâespace pour nourrir leur Ă©nergie, le principe vital de la musique qui se situe dans cet espace entre lâacquisition de la capacitĂ© Ă jouer sur son instrument et lâĂ©clairage que lâon doit donner dĂšs la premiĂšre lecture pour ne pas sâenfermer dans des schĂ©mas dâinterprĂ©tation trĂšs limitĂ©s. Il faut savoir jouer autour du texte, en Ă©tant conscient que tout dans ce texte nâappartient pas au compositeur. Rien nâest dĂ©finitif dans lâoeuvre musicale. Il faut dĂ©velopper une comprĂ©hension du texte mobile, capable de bouger dâun jour Ă lâautre, ne surtout pas figer les choses. Bref, avoir un point de vue de compositeur : pour jouer de la musique, il faut sâimmerger dans la matiĂšre, il faut en Ă©crire pour se rendre compte des difficultĂ©s. Travailler avec un compositeur aide Ă le comprendre.
 
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Atteindre Ă lâineffable sans tout dire
Adolphe Sax sâest lancĂ© dans la fabrication de nouveaux instruments Ă Â la suite du constat des dĂ©fauts des clarinettes⊠Quâen est-il des saxophones ?
Tous les instruments Ă vent sont faux par nature, parce quâil y a de grands espaces entre les notes. Mais on a aujourdâhui des instruments qui sont assez justes. Jouer juste cela reste pour tout instrumentiste une prĂ©occupation constante, un rĂ©ajustement permanent en fonction de lâacoustique de lieu, des partenaires, etc. Mais la justesse, cela signifie Ă©galement justesse du comportement, justesse de lâexpression, cela veut dire Ă©couter et se plier Ă la justesse de lâautre.
En guise de synthĂšse de ce quâil attendait comme qualitĂ©s chez un musicien, Sax les rĂ©sumait en un seul mot, le « style »âŠ
Cela se retrouve dans la maniĂšre de faire les choses. Je rentre dâassister Ă la demi-finale du concours international de Dinant. Soit dix-huit qualifiĂ©s de tous les pays. Pour nâen retenir que six. Deux dâentre Ă©taient absolument incontestables, et les autres de grande valeur. Mais ce qui faisait la diffĂ©rence, au-delĂ des personnes, câĂ©tait trois critĂšres, une maitrise globale convaincante de lâinstrument et des Ćuvres, mais plus encore lâĂ©nergie, le fait de jouer de toute sa personne, de tout son cĆur, lâinvestissement de la personne, et dernier critĂšre, lâĂ©lĂ©gance, atteindre Ă lâineffable en ne disant pas tout : laisser place Ă lâauditeur pour aller en toute libertĂ© vers lâĆuvre, une relation qui constitue le mystĂšre du concert.
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Portrait conçu et propos recueillis par notre grand rédacteur Marcel Weiss, en novembre 2019.
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Approfondir : vidéo
Entretien, explications par Claude Delangle, sur le site du Conservatoire NSMD de Paris :
