COMPTE-RENDU, opĂ©ra. SALZBOURG / Salzburg Festspiel 2019, le 17 aoĂ»t 2019. OFFENBACH : OrphĂ©e aux enfers. Beekman, Desandre, Max Hopp⊠Barrie Kosky. Avec cette nouvelle production savoureuse, Salzbourg 2019 fĂȘte Ă son tour le bicentenaire Offenbach 2019, lĂ©gitime offrande accrĂ©ditĂ©e par la validation prĂ©alable du spĂ©cialiste JC Keck, auteur de lâĂ©dition critique des opĂ©ras du divin Jacques. OrphĂ©e apporte dans lâhistoire de lâopĂ©ra, sa verve impertinent et bouffe, au dĂ©lire dĂ©jantĂ©, drĂŽlatique, dont lâaustralien Barrie Kosky, par ailleurs directeur du Komische Oper Berlin (lâOpĂ©ra comique berlinois), fait un spectacle en tableaux bien caractĂ©risĂ©s, dignes dâune revue musicale. TrĂšs inspirĂ© par le rire dĂ©lirant dâOffenbach, sa facĂ©tie volontiers lubrique et dĂ©braillĂ©e, Kosky prend la partition Ă la lettre et « ose » montrer ce que la partition exprime au plus profond : le goĂ»t de la luxure, lâĂ©rotisme paillard, la dĂ©cadence orgiaque Ă tous les Ă©tages (de lâOlympe aux enfers) ; mais de cette traversĂ©e sauvage et libertaire, lâhĂ©roĂŻne Eurydice apprentie au plaisir, apprend son Ă©mancipation ; dâobjet sexuel Ă©changĂ©, entre Pluton qui lâenlĂšve Ă Jupiter qui la butine au sens strict (dĂ©guisĂ© en mouche abeille Ă lâacte II), la compagne ressuscitĂ©e dâOrphĂ©e se fait par sa seule volontĂ©, bacchante et maĂźtresse de son plaisir. Quant Ă la morale incarnĂ©e, cette « opinion publique » soucieuse de sociabilitĂ© et de convenance (ici incarnĂ©e par la mezzo ASV Otter), personne nâest dupe de sa fausse sincĂ©ritĂ© : sâil faut sauver les apparences coĂ»te que coĂ»te (mĂȘme sâil nâaime plus Eurydice et se fĂ©licite dâen ĂȘtre dĂ©barrassĂ©, OrphĂ©e doit reconquĂ©rir celle qui lui a Ă©tĂ© ravi), personne ne se trompe dans ce jeu de dupes.
Dieux comme mortels sont obsĂ©dĂ©s par la gaudriole : le sexe mĂšne la danse, mais, -rĂ©fĂ©rence Ă notre Ă©poque oblige-, seule compte la libertĂ© dans le dĂ©sir ; aucune place Ă la contrainte. Au dĂ©part, dĂ©sirante ennuyĂ©e dĂ©semparĂ©e (par son mari violoneux insipide), Eurydice aprĂšs moult ballets et sĂ©quences de domination / sĂ©duction, conquiert son propre dĂ©sir: au terme de cette Ă©popĂ©e parodique oĂč elle est la poupĂ©e consentante de Pluton / AristĂ©e puis de Jupiter / Jupin (Zeus libidineux), la bergĂšre affirme enfin sa volontĂ© libre et entiĂšre de femme maĂźtresse de son corps et de ses dĂ©sirs, en Bacchante (dernier cancan ou galop infernal qui est aussi une hymne dĂ©lirant Ă lâivresse Ă©mancipatrice de Bacchus).
Lubrique déjanté mais Eurydice libérée
Si au sein du public trĂšs convenable justement de la Maison pour Mozart de Salzbourg (Haus fĂŒr Mozart), certains petits bourgeois ont huĂ© la mise en scĂšne de Kosky, « choquĂ©s » de voir petites bites et vulves dessinĂ©s ou cousues, explicites, – y compris entre les jambes des danseuses du cancan, force est de louer la justesse de la lecture ; derriĂšre la fantaisie divertissante de la comĂ©die dâOffenbach, sâaffirme une directe parodie de la sociĂ©tĂ© humaine (celle du Second Empire Ă lâĂ©poque du compositeur, comme la nĂŽtre tout autant inondĂ©e de sollicitations Ă©rotiques et martelĂ©e par les scandales sexuels⊠cf les affaires et scandales venus des USA : du producteur violeur Harvey Weinstein au milliardaire pĂ©dophile Jeffrey Epstein⊠) ; lĂ oĂč le sexe est omniprĂ©sent, il nâest pas de plaisir sans libertĂ© ; Offenbach nous montre et lâhypocrisie bourgeoise vis Ă vis du sexe, et surtout comme la morale de lâhistoire, lâĂ©mancipation dâune jeune femme, enfin libĂ©rĂ©e, câest Ă dire capable contre tous, hommes et dieux, dâaffirmer sa libertĂ© souveraine. On sây dĂ©lecte des mĂȘmes tableaux grivois et paillards, dĂ©lirants et oniriques que dans un spectacle reprĂ©sentĂ© Ă Salzbourg prĂ©cĂ©demment, La Calisto de Cavalli mise en scĂšne par Herbert Wernicke, lui aussi parfait ambassadeur de la libertĂ© grivoise mais pertinente ainsi mise en lumiĂšre Ă lâopĂ©ra.
TRIOMPHE HISTORIQUE⊠Les français du Second Empire avaient-ils saisi la brĂ»lant et fine allusion critique, dans cette parodie ubuesque de la mythologie ? En 1858, OrphĂ©e allait casser la baraque et brĂ»ler les planches : triomphe colossal qui devait propulser Offenbach de lâombre Ă la lumiĂšre de la scĂšne lyrique. AprĂšs la 228Ăš reprĂ©sentation, le compositeur dĂ»t mĂȘme interrompre la carriĂšre de lâĆuvre sur les planches pour ne pas, lui comme sa troupe, succomber Ă lâĂ©puisement. On veut bien le comprendre car ce que permet de mesurer la production de Barrie Kosky Ă lâĂ©tĂ© 2019, câest ce mariage constant de théùtre, de chant, de danse qui sollicitent sans trĂȘve tous les acteurs. Il faut une belle dose dâĂ©nergie et de rythmes pour ne pas succomber dans la caricature et la vulgaritĂ©. Rien de cela dans ce spectacle Ă©patant qui lĂ©ger, mordant, dĂ©nonce tout en faisant rire.
Seule rĂ©serve, le français bien mal articulĂ© par la majoritĂ© des chanteurs, exception faite de deux solistes qui sont aussi parmi les plus convaincants : LĂ©a Desandre (VĂ©nus), Marcel Beekman (AristĂ©e / Pluton, qui fut aussi une PlatĂ©e chez Rameau absolument dĂ©sopilante) ; mĂȘme lâOpinion de Ann Sofie van Otter manque de consonnes y compris dans la mĂ©lodie inĂ©dite dâOffenbach qui met en musique le mĂȘme texte de Gaultier, prĂ©cĂ©demment traitĂ© par Berlioz pour la derniĂšre sĂ©quence des Nuits dâĂ©tĂ© : lâidĂ©e est excellente car lâOpinion dĂ©laisse sa blouse stricte et noire (fin du I) pour y chanter cette rive inconnue oĂč lâamour est fidĂšle⊠un idĂ©al dĂ©menti par lâopĂ©ra dâOffenbach dans lequel lâair est enchassĂ© ; on regrette aussi la direction trĂšs efficace mais sans nuance ni subtilitĂ© du chef Mazzola, pourtant Ă la tĂȘte du meilleur orchestre au monde, les Wiener Philharmoniker (luxe frĂ©quent au Festival de Salzbourg chaque Ă©tĂ©). La verve autrement plus subtile dâOffenbach est constamment absente, question dâĂ©quilibre comme de dynamique sonores.
Pourtant rien nâaffecte le formidable rythme du spectacle dont la succession des tableaux se rĂ©alise sans heurts (de la chambre bien terrestre dâEurydice oĂč elle meurt mais bientĂŽt enlevĂ©e par AristĂ©e / Pluton), Ă lâOlympe (ou sâennuient ferme tous les dieux), jusquâaux enfers (acte II) dont les mouvements sont de plus en plus frĂ©nĂ©tiques et vont crescendo sous lâinfluence dâun diable colossal, monocycliste pĂ©taradant. LĂ le thĂšme du cancan ou galop infernal peut se dĂ©ployer en libertĂ© avec une verve pĂ©tillante qui appelle lâivresse collective. De ce point de vue, la direction dâacteurs orchestrĂ©e par Barrie Kosky est indiscutable. Lâaustralien ne laisse rien au hasard et surtout pas Ă lâimprovisation.
La rĂ©ussite tient Ă la performance du comĂ©dien allemand Max Hopp qui incarne lâassistant de Pluton, John Styx : excellente idĂ©e que de lui avoir confiĂ© tous les rĂ©cits et dialogues ; dâune verve gargantuesque, riche en onomatopĂ©es et effets sonores linguaux et bucaux, dâune truculence organique aussi, lâacteur double toutes les voix parlĂ©es, crĂ©ant des contrastes ente sa voix mĂąle et mĂ»re quand il double les femmes (Eurydice, Junon ici campĂ©e en alcoolique implosĂ©e, âŠ) ; voix dĂ©timbrĂ©e de tĂȘte quand il double Mercure par exemple⊠le rĂ©sultat synchronisĂ© parfaitement, produit un théùtre Ă gags, qui souligne toujours lâautodĂ©rision et le dĂ©lire dĂ©jantĂ©, parfois surrĂ©aliste, souvent drĂŽlatique, Ă la façon des films muets style Chaplin ou fantasques allumĂ©s, Ă la Tati. De ce fait, tous les dialogues sont infiniment plus percutants que sâils avaient Ă©tĂ© dits par les chanteurs : Ă la parole dĂ©lurĂ©e, savoureuse, le comĂ©dien joint le geste, en particulier au II, acte des enfers, oĂč il se prĂȘte au jeu sadique de lâinterrogatoire adressĂ© Ă Jupiter et Pluton rĂ©unis dans le mĂȘme salon ; ce qui nous vaut une passe dâarmes hallucinĂ©e des plus cocasses sur le mot « formali-thé » ; Styx cisĂšle ici son personnage de domestique frustrĂ©, languissant qui en pince dur pour celle que Pluton lui a confiĂ© : Eurydice (« Quand jâĂ©tais prince dâArcadie »)âŠ
Parmi les Ă©pisodes les plus rĂ©ussies, distinguons lâentrĂ©e dâAristĂ©e en apiculteur, avec son galop dâabeilles butineuses, subitement grimĂ© en Pluton lubrique excitĂ©, avec sa fourrure rousse (impeccable Marcel Beekman) ; idem pour la lubricitĂ© rĂ©glĂ©e du duo Jupin / Eurydice oĂč Jupiter, mĂ©tamorphosĂ©e en ⊠mouche sĂ©duit et chevauche sans ambages la belle bergĂšre ; saluons aussi sur la continuitĂ© du drame, le soprano voluptueux de lâamĂ©ricaine Kathryn Lewek, tempĂ©rament ardent, dont les acrobaties coloratoure dans le 2Ăš acte sont bien affirmĂ©s et nĂ©gociĂ©s, le français en moins. La chanteuse joue Ă fond son look latino (elle se schoote Ă la pastĂšque entre autres) avec son partenaire de mari, dâun chant malheureusement en deçà sâagissant du trop frĂȘle et peu nuancĂ© Joel Prieto (OrphĂ©e).
EXCITATION ET COHĂRENCE… Quâimporte, nous tenons lĂ une production qui touche par son audace grivoise, son Ă©nergie continue, sa verve libertaire, son excitation qui affleure, collectivement dĂ©fendue. Les danseurs libidineux et lascifs Ă souhaits (diables aguicheurs accompagnant Diane Ă©moustillĂ©e par la belle Eurydice), le chĆur percutant, incisif, le style de lâorchestre (Ă notre goĂ»t par totalement exploitĂ©), enfin la grande cohĂ©rence du plateau de solistes (mĂȘme au français fumeux) ajoutent Ă la grande rĂ©ussite de cette lecture rĂ©glĂ©e par Barrie Kosky. Les huĂ©es lors des saluts montrent encore que parmi les salzbourgeois, il reste des poches conservatrices pour lesquelles lâopĂ©ra bouffe et Offenbach doivent moins choquer que divertir. Barrie Kosky nous montre que les deux sont possibles. TrĂšs grande rĂ©ussite et belle offrande depuis lâAutriche au bicentenaire Offenbach 2019.
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COMPTE-RENDU, opĂ©ra. SALZBOURG / Salzburg Festspiel 2019, le 17 aoĂ»t 2019. OFFENBACH : OrphĂ©e aux enfers. Beekman, Desandre, Max Hopp⊠Wiener Philharmoniker, Barrie Kosky à l’affiche du Festival de Salzbourg jusqu’au 30 aoĂ»t 2019 - Illustrations / photos Salzbourg 2019 © Monika Rittershaus
Distribution :
Orphée aux Enfers, version 1858 / 1874.
Version JC Keck
Jacques Offenbach
Barrie Kosky, metteur en scĂšne
Anne Sofie von Otter : LâOpinion publique
Max Hopp : John Styx
Kathryn Lewek, Eurydice
Joel Prieto, Orphée
Marcel Beekman, Aristée / Pluton
Nadine Weissmann, Cupidon
Lea Desandre, Vénus
Martin Winkler, Jupiter
Frances Pappas, Junon
RafaĆ Pawnuk, Mars
Vasilisa Berzhanskaya, Diane
Peter Renz, Mercure
Alessandra Bizzarri, Martina Borroni, Kai Braithwaite, Damian Czarnecki, Shane Dickson, Michael Fernandez, Claudia Greco, Merry Holden, Daniel Ojeda, Marcell Prét, Tara Randell, Lorenzo Soragni -Danseurs
Silvano Marraffa -Capitaine de Danse
Vocalconsort Berlin
David Cavelius, Chef de ChĆur
Orchestre Philharmonique de Vienne
Enrique Mazzola : direction, chef d’Orchestre
Coproduction avec le Komische Oper Berlin & Deutsche Oper am Rhein
Marcel Beekman (Pluton) – Eurydice (Kathryn Lewek)