COMPTE-RENDU, critique opéra. MARSEILLE, le 22 février 2020. OFFENBACH : La Périchole. Membrey / Lepelletier

COMPTE-RENDU, critique opéra. MARSEILLE, le 22 février 2020. OFFENBACH : La Périchole. Membrey / Lepelletier. Dans un flamboiement de rouges Second Empire, un encadrement de cage de scène souligné de rampes lumineuses encadre un autre cadre pareillement illuminé qui enchâsse à son tour une petite scène avec rideaux, chapeautée en fronton d’une clinquante enseigne : « Cabaret ».

 

 

TOUT FEU TOUT FLAMME

 

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Théâtre dans le théâtre : travestissements. C’est la première réussite des décors et de la mise en scène d’Olivier Lepelletier, dans l’espace exigu du plateau de l’Odéon, cet agencement gigogne (en termes savants, cette « mise en abyme »), théâtre dans le théâtre pour la plaisante théâtralité globale de l’histoire et de ces personnages, deux pauvres petits comédiens de profession, ou de métier inavoué des courtisans, déguisés ou non, dans le théâtre politique et hypocrite de la cour, haute par les perruques des grands, basse par leurs œuvres, manœuvres et bassesse morale.
En fond de cette scène, le rideau s’ouvrira, découvrira dans le palais du libidineux Vice-roi du Pérou, symboliquement derrière son trône, un grand tableau d’érotisme à l’alibi mythologique du XVIIIesiècle libertin : sur un nébuleux décor de forêt sombre trouée d’un ciel bleu, l’éclat nacré du nu de la nymphe Callisto défaillant entre les bras de Diane (identifiée par le croissant de lune de son diadème) indiquant, d’un doigt érigé, un phallique objet rouge prêt à pénétrer le mol envol rose satiné du triangle d’un voile vaginal, bientôt plus virginal,sur lequel folâtrent deux amours témoins de la scène saphique alors que Cupidon, à bonne place sexuelle, semble titiller de sa flèche la déesse, en fait le dieu comédien, Jupiter, métamorphosé en Diane pour séduire sa suivante qui en est amoureuse. Malgré le fauteuil qui en offusque un pan et les mouvements des personnages qui l’occultent, je l’identifie comme un tableau de 1759 de Boucher, La Nymphe Callisto, séduite par Jupiter sous les traits de Diane (visible dans la photo ci dessus).

Déguisements
Tout, d’une mise en scène, n’est pas forcément ni obligatoirement perceptible de la salle ni du spectateur moyen, mais ses références culturelles, sensibles ou non, font sens interne, l’enrichissent globalement et j’apprécie ce choix subtil et plaisant, exact historiquement et cohérent dans cette histoire où abondent les travestissements pour assouvir la luxure luxueuse du Vice-roi, qui apparaît d’abord déguisé. Les seuls à n’être jamais masqués ni travestis sont les deux héros comédiens, même s’ils semblent déguisés en costumes de cour qu’on leur imposera avec le mariage imposé, mais ils les portent avec une telle élégance naturelle de vraie noblesse populaire que ce sont les nobles qui semblent travestis : ce sont eux la populace moutonnante d’étonnantes perruques montées comme des pièces de pâtisserie, barbes à papa aussi bouffies que leurs prétentions et leurs noms et titres à rallonge : une temporellement proche mais géographiquement lointaine guillotine française tranchera dans le vif du col de cette aristocratie trop montée du collet avec ces rouges sanglants prémonitoires. Bien que gesticulant, complices complaisants des caprices et déguisements inutiles du Vice-roi et des serviles dignitaires, ils sont momifiés dans leur morgue et drapés dans leur fausse dignité alors que les deux pauvres hères de héros saltimbanques drapent leur même pas hautaine misère chantante et le métissage racial (« Il grandira car il est Espagnol… ») dans le glorieux et déjà trop grand drapeau espagnol d’un empire bientôt aussi réduit comme peau de chagrin dans la proche décolonisation, intermittents du spectacles d’hier réduits à faire la quête tout en chantant la conquête (« Le conquérant dit à la jeune Indienne… »).
Pour l’heure, à la grisante et rassasiante fête (pour les uns quand les héros meurent de faim) on admire la beauté des robes des dames, les soies, satins, taffetas, velours qui mettent en valeur contrastante les déguisements burlesques du couple de grands ministres, Don Pedro de Hinoyosa en blanc boulanger (Éric Vigneau) et le Comte de Panatellas (Jacques Lemaire) en vieille gitane, sinon beaux lurons, bons larrons en foire avec leurs plans foireux, mettant toute leur rouerie à faire la roue devant le maître, bêtes de scène duettistes, l’un tonnant, l’autre chuchotant, mais en parfait unisson comique. La palme du déguisement dissonant du rouge ambiant, c’est celui, en bonne sœur à cornette, cornes de diable, du vicelard Vice-roi lui-même, errant dans Lima, dans un incognito transparent, pour épier son peuple et vérifier sa popularité mais, hors détracteurs, parmi un choix d’adulateurs à cet effet payés : digne d’un candidat politique dans un béat bain de foule, mais à l’inverse du flot du fleuve où l’on ne se baigne qu’une fois, il s’y baigne, imbibe et imprègne, sous le masque qui le camoufle pour s’éviter le camouflet, campé, grandiose et grotesque, par un Olivier Grand, impérial en voix et truculence tonitruante. Autres plaisants déguisements, le couple de notables notaires cardinaux campés avec toute la drôlerie qu’on leur connaît par Michel Delfaud, plus tard inénarrable vieux prisonnier digne de l’Abbé Faria s’évadant du Château d’If, l’espoir chevillé au corps, et Antoine Bonelli par ailleurs Grand Chambellan chamboulé par la favorite.
Un beau brin de trio de cousines, à la cuisine et au bar du cabaret, plus tard dames d’atours de la cour, l’accorte et onctueuse Kathia Blas, la succulente Marie Pons et l’avenante Lorrie Garcia excellente et souriante trilogie, image diffractée en trois du charme et de l’intelligence féminines que résume et condense l’héroïne singulière dans cette Histoire toujours faite par les hommes où la femme est réduite aux histoires, à l’historiette : mais où elle règne finalement.
Tout feu, tout flamme, tout femme aussi, toutes voiles dehors, danses toujours à propos, habilement agencée sans gêner ni ralentir l’action, bien dans le temps musical et scénique, dans cet espace étroit mais jamais encombré, danseuses devenant une garde de rêve, fusil à l’épaule, irrésistibles et martiales mousquetaires en jupette et jolies gambettes aux pas, ni de l’oie ni de l’oiselle, bien réglés par Esméralda Albert. Un remarquable Valentin le Désossé viendra se joindre à elles dans un ébouriffant finale de french cancan péruvien, peut-être retour aux origines hispaniques de la danse, le chahut-cancan inspiré de la cachucha andalouse et dansé dès 1836 par la fameuse danseuse autrichienne Fanny Essler. Les chœurs, bien mouvants aussi, sont aux premières loges et leur plaisir à chanter, contagieux, gagne la salle. Le chef, toujours sacrifié, invisible sur scène aux saluts, qui sont toujours des interminables bis, bis, bis d’un air étourdissant de verve qui le tiennent dans sa fosse, est le bien vif, vivant, vibrant Bruno Membrey que l’on salue.

 

 

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Âges et rôles
Sans invoquer de théories contradictoires sur l’art et le paradoxe du comédien, qui ne peut l’être que s’il joue ce qu’il n’estpas, ou ne joue bien que ce qu’il est(où est le jeu, alors ?), notre point de vue égoïste et jouisseur de spectateur, doublé du devoir de critique, trouve du bonheur à constater une adéquation physique entre un personnage et l’acteur et chanteur qui l’incarne. Certes, l’opéra, et même l’opérette sont des genres où l’on accepte forcément la convention à son degré extrême de conventionalité : opposé au naturel, tout art est artifice et même dans le supposé retour à la nature du vérisme, le vrai n’y est guère vraisemblable ne serait-ce que par le fait que ses héros expriment leurs douleurs en chantant. Bien sûr, on a connu une époque sans les exigences terribles des gros plans du cinéma ou de la télé qui les retransmettent, où le physique et l’âge des chanteurs ne correspondaient guère à ceux des héros lyriques qu’ils étaient supposés représenter, d’autant qu’une voix doit mûrir avec le temps tandis que les personnages demeurent en leur éternel printemps : on n’a jamais vu une Cio-Cios San de quinze ans incarner Madame Butterfly. Mais c’était alors la voix seule, et la technique du chanteur, qui exprimait la jeunesse du personnage incarné : ainsi, je tiens que Montserrat Caballé, du moins dans le disque, a sans doute été l’une des chanteuses ayant incarné le mieux la jeunesse, l’ingénuité perverse de Salomé demandant doucement et cruellement, puis obstinément et rageusement, la tête de Jokanaan, Jean le Baptiste. Hortense Schneider n’était plus dans la fleur de l’âge lorsqu’elle donna vie à la Périchole, œuvre tardive des auteurs génialement blagueurs. C’est donc un bonheur bien grand de la vue et de l’oreille que de trouver ici un couple de chanteurs crédibles en physique, voix proportionnée et jeu, pour ces deux rôles.
On connaît Samy Camps, habitué de l’Odéon, récemment encore un Orphée mémorable : au physique et claire voix de jeune premier, il joint un air fragile d’adolescent où perce encore l’enfance boudeuse parfois et, sous ses noirs sourcils froncés, on ne sait quelle mélancolie de victime d’une vie injuste. Dans le couple, c’est la Périchole qui semble l’homme fort de la tradition machiste, elle protège ce « nigaud ». Mais sous l’apparente faiblesse du jeune ingénu,c’est la dignité morale qu’il est le seul à exprimer parmi tous ces corrompus en dédaignant les bénéfices que pouvait lui procurer le statut très, envié par les courtisans, de mari complaisant, non « récalcitrant », consentant à son infortune conjugale pour assurer sa fortune matérielle et sociale. Sa pureté contraste avec la duplicité perverse du chœur des courtisans entonnant le quatrain parodiant le second acte deLa Favoritede Donizetti :

« Quel marché de bassesse !
C’est trop fort, sur ma foi,
D’épouser la maîtresse,
La maîtresse du roi ! »
C’est un vrai sens de l‘honneur qu’il exprime dans son air : « On me proposait d’être infâme » et, au-delà des allusions grivoises du couplet,
« Ma femme, avec tout ça, ma femme,
Qu’est-ce qu’elle peut fair’ pendant c’temps-là ? »,
c’est une vraie détresse amoureuse qu’exprime ce chanteur comédien sensible.

Avec son cotillon à volants sur sa cotte ou jupe rouge de danseuse Héloïse Mas est une Périchole de rêve : grave velouté sous un aigu facile, agile, gracile, dansante, yeux grands et vifs d’écureuil, c‘est une poupée qui n’est pas une marionnette. C’est le personnage essentiel et tout repose sur ses jolies épaules qui portent avec élégance le spectacle. Son intelligence l’élève au-dessus de la bêtise des hommes (« Mon Dieu, que les hommes sont bêtes ! »), du Vice-roi vaincu par sa subtilité et de son amant Piquillo qu’elle adore sans se leurrer sur son manque de qualités qu’elle lui énoncera avec une cruelle indulgence amoureuse mais protectrice :
« Tu n’es pas beau, tu n’es pas riche,
Tu manques tout à fait d’esprit ;
Tes gestes sont ceux d’un godiche,
D’un saltimbanque dont on rit.
Et pourtant… »

Elle saura hoqueter sa griserie pour le côté badin de l’histoire mais sa lettre de rupture, reprise de celle de Manon Lescaut à des Grieux, elle l’aura détaillée avec le lucide cynisme fatal de sa conscience de classe et la pauvreté qui condamne l’amour sans pain, abandonné comme un dessert de luxe pour les repus repas des possédants de la terre. Le joli couple n’aura eu la capiteuse coupe aux lèvres des vins espagnols prestigieux de la vie, n’aura goûté au luxe qu’à l’occasion d’une manipulation, d’une farce forcée par le caprice luxurieux des privilégiés.
Créée en 1868 à l’apogée de la folle fête impériale qui va sombrer en 1870, sous ses dehors folâtres et drolatiques, remaniée en 1874 sous la IIIeRépublique et après la Commune, La Périchole n’est pas une opérette ni un simple opéra-bouffe mais, par le nombre de numéros musicaux, un véritable opéra-comique(au vrai sens théâtral du mot), de demi-caractère par le soin attaché aux deux héros principaux.
On me permettra de rappeler des éléments historiques que j’ai évoqués dans d’autres productions de l’œuvre, qui en éclairent les contours.

 
 

Une turbulente et troublante artiste
DE LA « PERRI CHOLI » PÉRUVIENNE À LA PÉRICHOLE
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Il était une fois, dans le fastueux Pérou espagnol de la seconde moitié du XVIIIesiècle, une jolie et piquante comédienne, danseuse et chanteuse, comme l’exigeait le genre sûrement de latonadillahispanique, souvent centré sur une femme. Elle sait lire, écrire privilège pour une femme de son temps. À Lima, Micaela Villegas y Hurtado de Mendoza (1748-1819) est déjà célèbre lorsque débarque le nouveau Vice-roi d’origine catalane, Don Manuel Amat y Junient. Antérieurement gouverneur du Chili, grand administrateur, réformateur et bâtisseur, il lance des missions d’explorations vers les îles du Pacifique. Il a cinquante-sept ans, elle, dix-huit. Il en tombe amoureux, en fait sa maîtresse, sa favorite, l’installe au palais, au grand dam de la noblesse espagnole et créole qui n’a pas, sur ce chapitre, la largeur de vues de l’aristocratie française habituée aux incartades officielles, pratiquement institutionnelles, de ses monarques.
Mieux, ou pire que cela, il fait de sa belle métisse le centre mondain de Lima, la laisse inspirer des constructions nouvelles dont une magnifique fontaine, reflétant la lune qu’elle lui a demandé de mettre à ses pieds et, scandale, va jusqu’à lui offrir un carrosse somptueux, prestigieux privilège exclusif de la noblesse, dans lequel elle se pavane dans la capitale, pour le grand bonheur du peuple de voir l’une des siennes ainsi intronisée, et le dépit et mépris des nobles qui honnissent l’intruse tout en étant forcés de la saluer bien bas, et de l’applaudir très haut au théâtre qu’elle n’a pas abandonné. La gifle qu’administre, en pleine scène à l’un de ses partenaires l’impulsive vedette, lui vaudra une disgrâce de deux ans. Mais les amants socialement inégaux mais égalisés par l’amour et le désir qui renversent toujours les classes sociales, renouent une liaison finalement heureuse de près de quatorze ans, malgré des hauts et des bas de ménage passionné. Le fruit en sera un fils auquel le Vice-roi donne même son propre nom.

 

 

« Perricholi », ‘cho’ comme chocolat et non « cocolat »
Donc, Péri chole à prononcer comme « chochotte », comme devait bien dire Mérimée, savant hispanophile et ami intime de l’Impératrice espagnole Eugénie de Montijo, et non Péri cole, par une tradition linguistique erronée.
Micaela avait un nom : elle va gagner un surnom : « la Perricholi ». Dans l’intimité, le Vice-roi l’appelait tendrement « petit xol » (prononcé « petichol »), ‘petit bijou’ en catalan, ou, familièrement « pirri xol », ‘ma petite métisse’ ; il n’est pas exclu aussi que le Vice-roi, âgé comme un père, les jours de colère contre les frasques de la tumultueuse enfant, dans les alternances après tout conjugales du cœur, l’ai appelée « perra chola » en castillan, ‘chienne de métisse’, sonnant « perri choli » avec son accent catalan et le sifflement probable de sa bouché édentée. Toujours est-il que l’opinion publique s’empara plaisamment du terme affectueux ou injurieux selon que l’on fût admirateur ou détracteur de la belle devenue pour tous, en des sens opposés, « la Perricholi » de la légende.

 

 

Histoire et légende
Actrice et favorite, ce n’est pas la légende mais l’histoire qui conte aussi sa générosité. Un jour, narguant la noblesse dans son célèbre carrosse, elle aperçut un modeste curé portant à pied le Saint-Sacrement pour l’administrer à un mourant. Ému et honteuse, telle déjà une Tosca pieuse, elle descendit du luxueux véhicule, s’agenouilla, et en fit cadeau au prêtre pour qu’il pût exercer confortablement son pieux ministère.
C’est de ce geste célèbre que Prosper Mérimée, à Grenade en 1830 chez les Montijo, tira sa comédie en un acte Le Carrosse du Saint-Sacrement, publiée pour la première fois dans la Revue de Paris en 1829, ajoutée en 1830 à la seconde édition du supposé Théâtre de Clara Gazuldont il est l’auteur caché, jouée sans succès en 1850. Mais, hors du Pérou et de l’Espagne, la Perricholi, avait déjà inspiré La Périchole, vaudeville de Théulon et Deforges (1835) avant l’opéra-bouffe d’Offenbach et ses compères (1868). Puis, en 1893, vint la pièce en vers de Maurice Vaucaire, adaptateur de Puccini en français (au théâtre de l’Odéon de Paris), ensuite Le Carrosse du Saint-Sacrement, opéra en un acte, livret et musique d’Henri Büsser 1948) et, enfin, le célèbre film de Jean Renoir, Le Carrosse d’or (1953) avec Anna Magnani. Belle postérité pour notre belle, que l’on retrouve, naturellement chez le grand écrivain péruvien Ricardo Palma (1833-1919) qui recueille traditions, anecdotes et histoires du Pérou dans ses inépuisables Tradiciones peruanas.

 

 

 

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COMPTE-RENDU, critique opéra. MARSEILLE, le 23 février 2020. OFFENBACH : La Périchole. Membrey / Lepelletier

Marseille, théâtre de l’Odéon, La Périchole de Jacques Offenbach, le 22 février 2020.
Livret de d’Henri Mailhac et Ludovic Halévy, d’après Le Carrosse du Saint-Sacrement de Prosper Mérimée,

A l’affiche les 22 et 23 février 2020
NOUVELLE PRODUCTION

 

 

Direction musicale : Bruno MEMBREY
Mise en scène : Olivier LEPELLETIER
Chorégraphe :Esméralda ALBERT
La Périchole :Héloïse MAS
1ère Cousine / Guadalena :Kathia BLAS
2ème Cousine / Berginella :Lorrie GARCIA
3ème Cousine / Mastrilla :Marie PONS
Piquillo :Samy CAMPS
Vice-Roi :Olivier GRAND
Panatellas :Jacques LEMAIRE
Hinoyosa : Éric VIGNAU
Tarapote / Un Notaire : Antoine BONELLI
Le Vieux Prisonnier / Un Notaire : Michel DELFAUD

Chœur Phocéen
Orchestre de l’Odéon
Décors et costumes Opéra de Marseille

Photos © Christian Dresse

COMPTE-RENDU, critique opéra. MARSEILLE, Opéra, le 13 fév 2020. TCHAIKOVSKI : Eugène Onéguine. Tuohy / Garichot

L'Orchestre Région Centre Tours joue la 6ème de TchaokovskiCOMPTE-RENDU, critique opéra. MARSEILLE, Opéra, le 13 fév 2020. TCHAIKOVSKI : Eugène Onéguine. Tuohy / Garichot. Le chef américain Robert Tuohy, méconnaissant sans doute les montagnes russes, ces hauts et ces bas qui peuvent l’être aussi bipolaires psychiquement, ne semble connaître, de la Russie, qu’une vaste et surtout morne plaine comme ce Waterloo, où au moins un héros de l’œuvre, le Prince Grémine, contribua à battre Napoléon à plate couture.

 

 
 

 
 

ONÉGUINE (EU)GÊNÉ PAR LE CHEF

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Plate battue pratiquement que la sienne, apathique, asthénique qui, si elle peut répondre au neurasthénique et peu sympathique Eugène qui surjoue en snob son spleen singé d’un Byron mal digéré, ne répond ni à la vitalité des jeunes, Olga, la joueuse rieuse, Lenski l’amoureux d’enfance d’abord enjoué, et encore moins à l’exaltation romanesque et romantique de Tatiana dans sa scène nocturne de la lettre, comme soufflée par des élans sentimentaux du cœur, des élancements physiques de sa respiration, portée, transportée par les souffles des montagnes orchestrales de passion russe qui semblent lui dicter sa folle déclaration d’amour à l’inconnu.
Le silence fait partie de la musique. Mais le chef Tuohy les exagère tellement à certains moments (scène de la lettre, scène finale) que pauses, silences deviennent des trous dans la texture musicale qui suspendent d’un vide les acteurs dans leur mouvement, même pas un arrêt sur image mais un arrêt sans musique tel un précipité musical. Et dans ces deux mêmes scènes capitales, la lenteur de la battue gêne les chanteurs qui ont besoin d’un orchestre solidaire pour être soutenus, soulevés, portés par un élan pour les aider à surmonter un passage périlleux ou pour masquer un manque, une éventuelle défaillance dans l’aigu, accident toujours possible mais pas condamnable d’un spectacle vivant, ainsi la belle Tatiana de Marie-Adeline Henry, au timbre frémissant,frisson d’un aigu un peu froissépar la lenteur de l’envolée, qui avait besoin du support du dynamisme orchestral dans sa sortie de scène de la lettre, et son cri final désespéré sur le si, note la plus aiguë de son rôle, de son adieu final à Onéguine. L’élégant Eugène de Régis Mengus, avec un timbre égal et une bonne tenue de ligne, semble s’ennuyer plus que de nature et sa dernière scène trop étalée en rythme musical, en contradiction avec l’agitation scénique, n’a plus la frénésie érotique ni la folie suicidaire que lui prêtait le compositeur et semble plus perdu qu’éperdu sur un plateau gagné de vide et troué de silence. Évidemment, la sombre et lancinante méditation de Lenski avant le duel, qui pressent sa mort, s’accommode parfaitement de cette langueur rythmique devenue une mortifère mélancolie du héros sacrifié et Thomas Bettinger lui donne une poignante vérité qui bouleverse.
La polonaise du second bal, dont il ne faudrait pas oublier que c’était une marche guerrière, héroïque, est un peu atone, compatissante peut-être aux anciens combattants. Il faut toute la science du chant de Nicolas Courjal, qui fit son premier Prince Grémine en 2011, toute sa maîtrise du souffle, et il en faut plus à une basse, pour se tirer d’affaire et faire d’une lenteur qui délaye tout contour de cet air à la carrure virile qui convient à ce militaire, héros victorieux, qui réussit à transformer par son art et sa sensibilité cette stase, cette parenthèse presque statique en un moment extatique d’amour presque mystique, caressant texte et musique comme on imagine qu’il caresse son épouse, d’une tendre voix aux nuances amoureuses, murmurant une confidence qui suspend le temps par la vérité avouée doucement de l’homme mûr amoureux pleinement, comme d’un inestimable trésor, d’une femme plus jeune que lui. Il fait comprendre à Eugène, par son estimation délicate de la jeune femme, la jeune fille qu’il méprisa jadis.
On regrette d’autant plus que la distribution est des plus soignées, séduisante avec cette Olga espiègle, frivole mais très charnelle d’Emanuela Pascu, qui a quelques accents touchants de gamine à peine sortie de l’enfance avec ses jouets, dont même le poète Lenski fait partie ; touchante avec le couple de voix graves de Madame Larina et de Filipievna, Doris Lamprecht et Cécile Galois, la mère et la niania, nourrice, double maternité affective pour une double filiation de filles, complicité tendre de femmes mûres, doucement amères sur le passé et lucides sur leur présent, la vie où, lentement, « l’habitude a remplacé le bonheur ». C’est un superbe contrepoint de l’expérience nostalgique des rêves passés aux rêves incertains de futur des deux jeunes filles. Déchet fuyant et restant de la Révolution française, Français échoué dans une Russie francophone sinon encore francophile à cause de Napoléon, précepteur sans doute et amuseur dans une charitable famille russe, le touchant Monsieur Triquet d’Éric Huchet n’est pas sacrifié, existant comme prestidigitateur et versificateur de vers faciles sur un timbre désuet de sa lointaine France, une romance oubliée d’Amédée Bauplan.
Pour éphémères qu’elles soient, toutes les autres figures ont un relief théâtral bien dessiné, Sevag Tachdjian qui assure une présence militaire pleine de prestance, qui rappelle que la guerre n’est pas encore loin et la silhouette de Jean-Marie Delpas dont l’apparente bonhommie est froidement démentie par sa remarque de juge vétilleux du duel : « Je tiens à ce qu’un homme soit tué selon les règles. » Sentence qui condamne déjà Lenski en l’absence encore d’Onéguine, qui survient, non sans provocation chez le snob, avec un témoin hirsute, visiblement pas de la bonne société, Monsieur Guillot (Wilfrid Tissot). Le petit garçon, rôle aussi muet, est un délicat contrepoint, un écho scénique du petit-fils de la niania, la nourrice qui, toute vouée et dévouée aux maîtres, au-delà de l’oubli de son passé intime d’une époque où l’on « ne parlait pas d’amour », a encore une vie familiale personnelle. Les chœurs d’Emmanuel Trenque sont toujours remarquables, soit masse de serfs venus rendre tribut à la maîtresse maternelle apparemment généreuse, invités provinciaux du premier bal ou aristocratiques du second. C’est toute une humanité sensible, réaliste, dans ce drame sans drame, la tragédie du duel étant une cruelle péripétie qui n’affecte pas la trame de l’action entre les deux héros, plus diluée dans le roman où Olga oublie deux jours après son fiancé mort pour elle, oubliés aussi par le texte, que Tchaïkovski et son collaborateur ont superbement condensé.
D’où les regrets de cet Onéguine malade de langueur et de longueurs du chef, qui ne fait plus de l’excellent Orchestre de l’Opéra de Marseille un personnage à part entière mais un simple accompagnateur où, parfois, il est vrai, dans cet étirement, se détachent quelques bonheurs de timbres.

 
 

 
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RÉALISATION…

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Vieille déjà, mais toujours jeune, cette production est d’une somptueuse simplicité et je reprends tout ce que j’en disais de la réalisation de Toulon de janvier dernier.
Scénographie unique (Elsa Pavanel) pour divers lieux : plus qu’une réaliste forêt, des troncs d’arbres immenses, stylisant la grande forêt russe non domestiquée ni polie encore par la ville lointaine mais que la présence de deux couples de femmes, deux jeunes et deux âgées, d’un enfant, civilise de douceur.
Les expressives lumières changeantes selon le jour de Marc Delamézière, dorées de crépuscule, bleuies de nuit, blanchies d’aurore, soulignent paradoxalement un fond presque toujours noir, exalté à la fin par une immense lune oppressante pour un nocturne bal masqué de blanc et une pluie onirique de lettres.
La sobriété de ce décor dans cette enveloppante mais rayonnante obscurité, permet d’en faire économiquement tour à tour jardin d’été où l’on reçoit les visiteurs et les offrandes des paysans, rustique salle de bal de la fête, chambre de Tatiana où un simple lit bateau Empire, une table avec sa bougie prennent une présence poétique intense, surtout ce voile blanc planant, ciel de lit suspendu, nuage du ciel et, symboliquement, tombant vaporeusement sur le sol comme un rêve trop lourd d’idéal de la jeune fille, vaste drap ou tablier de jeu terrestres des paysannes en blanc.
Les dames du premier bal campagnard, dans des couleurs d’estompe gris, rose, jaune, ont des robes à manches à gigot (Claude Masson) et des coiffes et des coiffures dans le goût des années 1830 de l’écriture du roman, et non celles de la narration, la fin de la guerre contre Napoléon dont Grémine est l’un des héros et Eugène un absent sinon déserteur. Les troncs disparus, c’est le noir sur noir nuancé, digne de Soulages, du salon mondain du second bal et sa martiale et angoissante polonaise de masques blancs sur costumes noirs.
Sans naturalisme aucun, le jeu est d’un naturel confondant, même les danses paysannes, la valse, le cotillon, la polonaise funèbre du second bal du dernier acte avec ses masques, bien réglées par Cooky Chiapalone.
Tout semble juste dans cette subtile mise en scène : la tendresse entre la mère, Madame Larina, onctueuseet noble dans sa simplicité, attentive à son chevalet où elle dessine, échangeant avec la nourrice, témoin attentif de son passé, en contrepoint nostalgique du chant insouciant des deux jeunes filles, des souvenirs sentimentaux de jeunesse, des rêves fanés, concluant avec la résignation de l’expérience :
« L’habitude nous tient lieu de bonheur. » Grande lectrice autrefois comme sa fille Tania, elle tente de la persuader que les héros de roman n’existent pas.
Filipievna, la niania, la nourrice amie tendre de la mère, maternelle, avec les filles, est touchante seule à la table avec ce rituel religieux de l’icône, un jeu de divination avec la cire e la bougie, bouleversante dans l’aveu de la bribe de son passé qui se lacère en mémoire, mariée à treize ans avec un garçon plus jeune : toute une vie en quelque phrases.
C’est l’exemple même d’une production scénique qui ne s’est pas usée mais bonifiée à tant tourner, dont les diverses incarnations par les chanteurs semblent facilitées justement par la justesse du traitement accordé aux personnages.
N’ayant plus que des réminiscences très lointaines du russe, pas suffisamment réactivées par des voyages, je ne me prononcerai pas sur la prononciation des interprètes, tous français à deux exceptions près, la Roumaine Olga d’Emanuela Pascu et le Libanais Sévag Tachdjian dans le rôle brévissime du Capitaine. Mais il n’y a pas de raison de ne pas rapporter ici les échos flatteurs sur la « coach » de russe Elena Voskresenka.

 

 

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PIOTR ILITCH TCHAÃKOVSKI : EUGÈNE ONÉGUINE
Scènes lyriques en trois actes et sept tableaux
Livret de Piotr Ilitch TCHAÃKOVSKI et de Constantin CHILOVSKI, d’après le roman en vers de POUCHKINE
Opéra de Marseille, le 13 février 2020

A l’affiche les 11, 13, 16, 18 février 2020
Production Opéra National de Lorraine – Angers-Nantes Opéra

Direction musicale : Robert TUOHY
 / Assistante à la direction musicale : Clelia CAFIERO
Mise en scène : Alain GARICHOT (Assistante à la scène et chorégraphie : Cookie Chiapalone)
Décors : Elsa PAVANEL
Costumes : Claude MASSON.
Lumières : Marc DELAMÉZIÈRE

Distribution

Tatian : Marie-Adeline HENRY
Olga : Emanuela PASCU
  /  Madame Larina : Doris LAMPRECHT
Filipievna : Cécile GALOIS
Eugène Onéguine : Régis MENGUS
Lenski : Thomas BETTINGER  /  
Le Prince Gremine : Nicolas COURJAL
Monsieur Triquet : Éric HUCHET
Un Capitaine : Sévag TACHDJIAN  /  
Zaretski : Jean-Marie DELPAS  /  
Un Paysan : Wilfried TISSOT

Coach linguistique russe : Elena Voskresenka.

Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille

 

 

 

 

 

 

Ayant longuement traité l’œuvre l’an dernier, je reprends ici la documentation dont j’accompagne mes critiques.

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L’ŒUVRE

 

 

tchaikovski piotr-Tchaikovsky-530-855POUCHKINE… Magnifique et terrible vie que celle du poète romancier Alexandre Pouchkine (1799-1837), descendant d’un Africain et appelé à devenir le premier écrivain à avoir donné ses lettres de noblesse littéraire à la langue russe, vénéré comme tel en Russie. Jeunesse tumultueuse, dissidente politiquement, il connaît l’exil puis le carcan récupérateur de postes officiels imposés, notamment censeur, à l’opposé de ses aspirations libertaires. Comme son héros Lenski dans son roman en vers, Pouchkine meurt en duel, tué par son beau-frère, un officier alsacien qui avait déjà épousé la sœur de Natalia, sa frivole épouse, afin de détourner ses soupçons et désarmer le premier défi du poète.
La simplicité classique de la langue de ce romantique exalté aura le mérite d’inspirer nombre de compositeurs, Glinka (Rouslan et Ludmila), Dargomyjski (La Russalka, Le Convive de Pierre), Moussorgski (Boris Godounov), Tchaïkovski (Eugene Oneguine et La Dame de pique, Mazeppa), Rimski-Korsakov (Mozart et Salieri, Le Coq d’or), Rachmaninov (Le Chevalier avare).

 

 

Le roman et l’opéra

         De ce roman en vers, plus qu’un opéra avec nœud, péripéties et dénouement dramatique, Tchaïkovski tire, comme il l’intitule justement une suite de « scènes lyriques » en trois actes et sept tableaux, des moments dans la vie du héros Eugène Onéguine, jeune gandin guindé, fringué et arrogant, jouant les dandies blasés et cyniques à la mode anglaise des Lovelace de Richardson et de Byron, en vogue dans les années 1820.
Séduisant d’emblée la romanesque Tatiana, jeune provinciale qui se livre entièrement à lui dans une lettre, prisonnier de son rôle, il la repousse, pour en tomber éperdument amoureux lorsqu’il la retrouvera plus tard mariée et princesse fêtée de la capitale, et en sera repoussé à son tour.
Entre temps, il aura tué en duel son meilleur ami, le poète Vladimir Lenski, après un badinage provocateur avec la coquette Olga, la fiancée de ce dernier, sœur de Tatiana. Bref, ce sont, pratiquement, à l’exception du duel, presque comme un accident qui ne semble avoir d’autre incidence sur l’histoire qu’un long voyage d’Eugène, des scènes domestiques intimes, égayées de danses de paysans et avec deux bals antithétiques (province et capitale) et deux scènes tout aussi opposées entre Tatiana et Eugène, et deux refus symétriquement inverses de l’homme, puis de la femme, de répondre à l’amour de l’autre.

 

 

Lettres symétriques 

Eugène Oneguine, paru en feuilletons, roman en vers commencé à vingt-deux ans, terminé quelque huit années plus tard, est court en texte mais long en élaboration. Dans une architecture très libre, très lâche même avec ses digressions lyriques et ses commentaires de l’auteur sur ses personnages, il est néanmoins structuré par deux lettres parallèles et dissymétriques : celle de Tatiana à Eugène au milieu du chapitre III après leur rencontre, et celle d’Eugène à Tatiana mariée au Prince Grémine, après leurs retrouvailles des années après, au chapitre VIII, la fin. Dans la première, c’est tout son être que livre la jeune fille, campagnarde romantique, à l’élégant citadin blasé, s’abandonnant à son vouloir :
« À jamais je te confie ma destinée ».
À quoi, un Eugène repenti qui avait gardé la lettre de Tatiana, répond en écho décalé mais tardif :
« Faites de moi / Ce qu’il vous plaît […] Je m’abandonne à mon destin. »
Sans répondre à sa lettre (absente de l’opéra), le faisant attendre impitoyablement des mois durant, même en avouant qu’elle l’aime encore, Tatiana lui répètera presque mot pour mot ce qu’il lui répondit alors (« votre leçon ») en refusant son amour. Et la jeune femme tire amèrement mais implacablement la leçon commune de la rencontre ratée de deux êtres, victimes et de la fatalité invoquées par tous deux : « Et le bonheur était si proche, / Si possible… Mais le destin / A tranché. »

 

 

Héros antinomiques : images

Pouchkine, dès l’épigraphe qui précède son roman, place son héros sous des auspices peu sympathiques : « Pétri de vanité » ; d’orgueil, causé par « un sentiment de supériorité, peut-être imaginaire ». Dans l’exergue immédiatement en tête du premier chapitre, il indique : « Il est pressé de vivre, il a hâte de jouir. »
Il le présente à la suite « faisant risette à un mourant » qu’il voue au diable, un oncle dont il espère hériter car son père a ruiné la famille. Plus humoristiquement, il le traite de « jeune vaurien », « mon polisson », « Vêtu comme un dandy de Londres », sachant « écrire et lire le français / à la perfection », « garçon instruit mais pédant », faisant illusion sur sa culture, finalement pas très grande, mais suffisamment pour séduire « des coquettes déjà expertes » au nez de leur mari, sachant « fort tôt porter le masque », collectionneur précieux de précieuses babioles de toilette, affligé d’une « paresse mélancolique », mais passant « trois heures au moins /  Par jour à se voir dans la glace », et, finalement, il « sortait de son cabinet / Semblable à Vénus la friponne »  déguisée en homme, sophistication toute féminine. Mondain, apprécié partout dans le grand monde, il hante les soirées, les théâtres. Même à la fin, le narrateur le nomme « Mon incorrigible excentrique », « bizarre compagnon », voyageant avec lui après la rupture absolue avec Tatiana.
Autant dire que ce personnage superficiel longuement présenté, est à l’extrême opposé de la rêveuse Tatiana, parue plus tard dans le roman, qui
« n’avait ni la beauté/ Ni la fraîcheur de sa cadette ;
Rien qui attire le regard. / Triste, sauvage, enfermée,
Pareille à la biche craintive, /
Elle avait l’air d’une étrangère/ Au sein de sa propre famille ».
Elle n’est « jamais câline » avec les siens, sans poupée, « on ne l’avait jamais vu s’amuser » : « Rien d’espiègle en elle », à l’inverse de sa sœur Olga, se lassant vite des jeux frivoles avec leurs « petites amies », en rien attirée par les travaux domestiques féminins, le travail d’aiguille. Lectrice de Richardson, de Rousseau. Autant dire que cette personne profonde, douée ou affligée d’une « pensive rêverie/ Depuis qu’elle était tout enfant », si elle a le coup de foudre pour Onéguine, ce n’est qu’un malentendu reposant sur une image et il aura sans doute assez de lucidité pour deux pour refuser cet être projeté sur lui par la romanesque jeune fille. Et quand il la retrouve plus tard, mariée à un héros, le Prince Grémine, élégante donnant le ton dans les salons, c’est sans doute de cette image qu’il s’éprend et prend pour un amour qui a couvé durant ses longs voyages après avoir tué Lenski en duel.

 

 

L’opéra, Cosí fan tutte slave

        Le tourmenté Tchaïkovski, né en 1840 et mort prématurément en 1893 sans que l’on sache de quoi, tout aussi fêté en son pays que Pouchkine (il aura droit à des funérailles nationales) crée en 1878 sa version musicale du roman en vers. Sa volonté toute moderne de vérité le pousse à refuser, pour ces rôles principaux de jeunes gens amoureux, des chanteurs vétérans et leur préfère la fraîcheur et la spontanéité de jeunes solistes du Conservatoire de Moscou où l’œuvre est créée au théâtre Maly, le 29 mars 1879.
On dirait de cet opéra, par ses sentiments et situations, qu’il est « vériste » si le vérisme n’était souvent qu’une exacerbation de sentiments extrêmes alors qu’ici, tout est dans un intimisme qui, malgré les élans passionnés, demeure dans une grande pudeur dont même la transgression de la lettre d’amour de Tatiana n’est qu’une exaltation de cette limite rompue.
En sorte, non tragédie, mais drame d’un décalage dans le temps, dit-on, mais aussi, on ne le remarque pas, de deux couples mal assortis tels ceux de Cosi fan tutte de Mozart : le délicat poète Lenski, ténor, eût mieux convenu à Tatiana, comme le souligne Eugène dans le roman, soprano rêveuse et sentimentale telle une Fiordiligi, que la sœur Olga, mezzo frivole comme Dorabella, mieux avenue avec le baryton libertin Eugène.

 

 

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Photos © Christian Dresse

1 – Quatuor de dames avec enfant;
2 – Olga;
3 – La nourrice et Tatiana intimes;
4 – Le bal qui tourne mal : Ogla entre Lenski et Onéguine.
5 – Duel dans les règles;
6 – Grémine et Onéguine;
7 – Pluie de lettres de l’adieu.

 

 

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LIRE aussi notre critique de cette production présentée en juin 2019 à l’OPERA DE TOULON (Tchaikovsky : Eugène Onéguine)

 

LIRE aussi notre critique de cette production présentée en 2015 par Angers Nantes Opéra : Compte rendu, opéra. Angers, Le Quai, mardi 16 juin 2015. Tchaikovski : Eugène Onéguine. Gelena Gaskarova (Titiana), Charles Rice (Onéguine), Suren Maksutov (Lenski), Claudia Huckle  (Olga)… Orchestre national des Pays de la Loire. Chœur d’Angers Nantes Opéra. Lukasz Borowicz, direction. Alain Garichot, mise en scène. Fin de saison pleinement réussie pour Angers Nantes Opéra en cette mi juin 2015… preuve est encore offerte sur les planches du mariage réjouissant entre théâtre et musique.

 

 

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COMPTE-RENDU, critique, opéra. MARSEILLE, Odéon, le 14 déc 2019. OFFENBACH : Orphée aux enfers. Trenque / Duffaut

offenabch-2020-opera-classiquenews-critique-concerts-opera-critique-classiquenewsCOMPTE-RENDU, critique, opéra. MARSEILLE, Odéon, le 14 déc 2019. OFFENBACH : Orphée aux enfers. Trenque / Duffaut. Par la qualité de la mise en scène de Nadine Duffaut, des décors d’Éric Chevalier, des costumes de Katia Duflot, de la direction musicale enflammée d’Emmanuel Trenque, l’interprétation d’une troupe brûlant les planches, cet Orphée aux Enfers, était comme un cadeau anticipé de Noël.

 

 

 

L’OEUVRE… opéra-bouffe hilarant d’Offenbach et consorts, Orphée aux enfers, créé pour sa première version en 1858, en 1874 pour la seconde, est une irrésistible parodie de l’Orphée et Eurydice, célèbre opéra de Gluck créé à Vienne en 1762, en italien, remanié, en 1774 en, français, à Paris, dont Berlioz tira version en 1859 pour la grande contralto Pauline Viardot García, avec un énorme succès dont témoigne l’hommage bouffe que lui rendit Offenbach. Il en parodie des passages, dont le fameux lamento « J’ai perdu mon Eurydice », entonné en écho par Diane, Vénus et Cupidon.

 

 

Orphée d’Offenbach à Marseille (Odéon)
ENFER DIVIN

 

 

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Dans cet opéra-bouffe, le mythe est plus que mité, dynamité. Pour mémoire mythologique oublieuse : Orphée, demi-dieu de la musique a tout pouvoir sur la nature, les animaux sauvages le suivent en douceur, sa voix attendrit même les pierres. Il a épousé la nymphe Eurydice ; piquée par une vipère, elle meurt. Désespéré, il n’hésite pas à descendre aux Enfers pour convaincre, en vaincre les dieux par la beauté de sa musique et de son chant et ramener au jour sa chère femme, qu’il perd en se retournant malgré l’interdit du dieu. Orphée et Eurydice, sont le couple amoureux idéal.
Ici, c’est le couple bourgeois rongé par l’habitude, un mari et une femme fatigués l’un de l’autre. Orphée est chez Offenbach un médiocre compositeur, un violoniste dont Eurydice, quel supplice, si elle est piquée, c’est de rage : elle est à cran contre le crincrin de son violoneux de mari. Eurydice déteste Orphée qui le lui rend bien, chacun cocufiant l’autre.

 

 

Réalisation

 

 

On aime, dans les réalisations de Nadine Duffaut, avec la densité culturelle, alliée au sens musical, la sensibilité sociale. Les décors d’Éric Chevalier à cet effet sont parlants avec des vitrines d’enseignes commerciales du temps :une rue fin XIXeou début XXesiècle, un atelier de la jeune fée électricité, un salon de coiffure masculin féminin, une épicerie si l’on s’en souvient bien, et la boutique du luthier Orphée, premier Prix de violon du Conservatoire. Sur cette rue ou place, chacun passe, chacun va, pas drôles de gens que ces gens-là, petit monde d’un autre monde, pas celui du grand ni des dieux,modestes travailleurs vaquant ou allant à leurs occupations, des boulangers, un vitrier, un balayeur, une bonne d’enfant poussant le berceau, des membres de l’Armée du Salut, une religieuse, un curé, une chanteuse des rues à la Piaf, un photographe paparazzi, genre espion à lunettes noires ou inspecteur échappé d’une série, Bogart par le feutre, Colombo par l’imperméable avachi (Jacques Freschelpromu en Charlot à la fin). À moins qu’il ne soit en mission de filature conjugale car filant l’adultère voici, couleur cocu, canaille jaune canari, ou plutôt serin, guère serine, l’Eurydice pimpante d’Amélie Robins, jolie comme les boutons d’or et bleuets invisibles qu’elle cueille de l’absent champ de blé : d’emblée, pas besoin de presse à scandale, elle s’empresse, coquine coquette et cocotte cocottante, d’une lumineuse voix guère intime, de mettre le public dans la confidence en publiant ce qu’il ne faut pas publier :
« N’en dites rien à mon mari !» hi-hi.

 

 

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Ah, ah ! la friponne file le parfait mais occulte amour avec Aristée, berger d’Arcadie « ivre de mélodies » dont l’archaïque couplet a de sournoises douceurs du miel de ses abeilles, en fait faux pastoureau mais vrai maître des Enfers, le sardonique Pluton auquel Marc Larcher, déguisant traîtreusement sa voix de ténor puissant, donne de mielleuses demi-teintes innocentes : la ténébreuse beauté du diable chrétien (inconnu des Grecs) pour le diable au corps d’Eurydice dans ces païennes et mythologiques amours. On ne sait plus à quel sein, pardon, saint, se vouer dans ce méli-mélo cultuel et culturel.
Orphée le luthier, lutinant (musicale fatalité) une nymphe, survient pincé par sa femme qui en pince pour un autre. L’épouse volage retourne la situation : l’Eurydice peu ménagère s’avère une mégère guère apprivoisée prête à bouffer son Orphée d’époux : sauf la touffe artiste de ses cheveux qui ne bouge pas d’un poil, le pauvre demi-dieu doit sentir ses poils se hérisser devant l’hystérie agressive de sa conjointe qui le fait reculer de peur. Lyre du mythe oblige, lyriquement, il a beau clamer et déclamer son chant, s’il attendrit la nature, et nous tant la voix de Samy Campsest bellement rivale du fallacieux berger, sa femme excédée, exaspérée, exagérée (lui reprochant ses vers hexamètres) n’en est guère attendrie. Quelle scène, grands dieux, le beau gosse et la belle garce ! On serre les poings, compte les points. Décidément, Eurydice ne s’en laisse pas conter et touche la corde sensible, celle du violon d’Orphée, atteint dans sa fibre. Touché mais pas coulé, le benêt, le berné, brandit l’arme fatale et finale, non l’instrument du mythe mais son violon, et menace la vipère (qui n’en sera pas piquée) de son dernier concerto d’une heure et quart. La voilà pantelante, suppliante à ses genoux avec des aigus de détresse de soprano colorature stressée tandis que le jeune premier d’époux, ricanant de sadisme, se gratte le violon non sur le toit mais sur le sexe de bonheur orgiastique tel un Elvis déchaîné entamant une danse guerrière tandis que son concerto, assez concertant, est joliment joué derrière un drap sur scène par la violoniste de l’orchestre, mercenaire pour les beaux yeux et la bourse du bel Orphée.
Tout est, naturellement, à un train d’enfer mené en sous-main infernale par le machiavélique Pluton au noir sourcil et à l’éclatante dentition carnassière qui a soufflé à Orphée souffrant l’involontaire crime parfait : mettre un piège à loup contre l’amant dans lequel, voulant le protéger, tombe son amante. Sacré Diable ! Le voilà dévoilé à nous tel qu’en lui-même, pétant le feu, peu platonique Platon, pardon, Pluton sorti de sa caverne infernale, béret rouge, lavallière flambante et veste flamboyante sur sexy pantalons en cuir noir, tel un fougueux meneur de revue (non crrigé), entouré de ses boys et girls, loubards très hard gay et rock gothique et lubrique, à voile et vapeur infernale.
Et voilà Eurydice interdite partant, non pour le vert paradis des amours enfantines mais pour l’alléchant enfer des adultes plaisirs non interdits. Épouse enfin parfaite —elle est morte—elle laisse poliment ce mot d’explication à son époux :
« Je quitte la maison parce que je suis morte,
[Aristée est Pluton] et le diable m’emporte. »

Son mari qui n’en est guère marri, il en chante et danse de joie. Mais voici, empêcheur de danser en rond, un personnage apparu au lever du rideau, L’Opinion publique, trouble-fête, toujours
« Prête à sortir de la coulisse, / Comme un deus ex machina ! »

 

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C’est la douche écossaise, froide sur Orphée brûlant d’amour pour une autre. Mais cette Opinion publique, l’avez-vous bien vue, si vous l’avez entendue noblement proclamer qu’elle fustige l’adultère entre époux —mais seuls ceux sur scène,rassurez-vous public au bras de votre maîtresse ou amant ? Regardez-la bien : blondasse Marylin, ruban canaille de guingois et robe à la guimauve rose pour affaires peu moroses d’adultères de la sale scène immorale et non de la salle pleine de spectateurs douteux, c’est, voix de velours sur le fer féroce des paroles morales, Marie-Ange Todorovitch, démarche langoureusement chaloupée, impériale, impérieuse Opinion Publique(ppppp, allitération inévitable) un peu pute tout de même, non ? disons cagole ou mère maquerelle. Sous son aile en tous les cas, prenant Orphée au chantage du qu’en dira-t-on dans sa bourgeoise clientèle qu’il risque de perdre, elle le traîne, elle l’entraîne non vers les enfers odieux mais vers le paradis des dieux olympiens pour réclamer de Jupiter qu’il lui rende Eurydice, non certes pour raccommoder un couple qui n’existait plus, plus lié par la haine que l’amour, mais juste pour ce grandiose défi immortel, unique, paradoxal, d’un époux voulant retrouver sa femme :
« Pour l’édification de la postérité, il nous faut au moins l’exemple d’un mari qui ait voulu ravoir sa femme. »
D’Orphée à Morphée il n’y a qu’une lettre, et la montagne à gravir : on grimpe dans l’Olympe où les dieux, sans grande vigueur olympique roupillent, ronflent : « ron, ron, ron », bercés par Morphée le dieu du Sommeil puisqu’en ce lieu, en somme, le seul bonheur, c’est le somme. Sans sommier :affalés les uns sur les autres, accoudés à des tables de bistrot de petit déjeuner. Arrive à pas de loup, l’Amour, Éros en grec, Cupidon en latin, casquette vissée sur la tête. Fonction amoureuse oblige, il « a fait l’école buissonnière », gavroche galopin, garnement dégingandé, poulbot pas pied bot, bondissant comme un ressort puisque, bien dansante et chantante, Julie Morgane l’incarne. Digne fils de sa mère Vénus qui a découché (et couché avec qui ?) laquelle rente en tapinois (sans tapin indigne d’une déesse), attirant dans son sillage lascif, venu du rivage des songes tant il est somnolent, son amant peu flambard, le Mars guère martial de Mikhael Piccone, dans la lune lunetté, béat, hébété, bouche bée non devant Hébé absente, mais devant la divinité de Cythère, la belle Perrine Cabassud.
Tout le corps complet des dieux est réveillé par la sonnerie de cor (beaucoup de cornes en ces lieux) de la chasseresse Diane, aux voluptueuses formes flamencas de Caroline Géa, moins pudique que lubrique, pleurant à grand renfort de Kleenex, « tontaine tonton », son Actéon voyeur de ses bains exhibitionnistes intimes, transformé en cerf dix cors par Jupiter jaloux de la réputation terrestre de sa chaste fille, dévoré par les chiens de la belle déesse. Elle se récrie, récusant le donneur de leçons guère exemplaire, éveillant les soupçons de sa divine épouse, la dondonnante Junon de Jeanne-Marie Lévy.
Jupiter, tonnant pas détonant, tonitruant de longues tirades morales majestueuses qu’il faut être vraiment un dieu pour les mémoriser, c’est Philippe Ermelier, qu’on dirait jupitérien s’il ne l’était déjà. Il prêche (non par l’exemple) à ses enfants le respect des apparences car la licence des dieux fait cancaner les mortels, étalée dans la presse à scandale. Mars ? « Présent ! », en bon soldat en première ligne, non du front mais des affronts à la morale sur le tableau d’honneur ou déshonneur des faits et méfaits de ces divinités, selon la plainte fondée ou non de Vulcain, le forgeron mari boiteux de la Vénus qui les a dénoncés à Jupiter, Jupin pour ses intimes. Minerve (Davina Kint)
 ouvre avec éclat le bal du réquisitoire des frasques amoureuses du patelin paternel. Il va en prendre pour son grade, en pleine gueule : il a fait l’appel, mais reçoit en riposte le rappel à toute allure par ses enfants, de ses célèbres métamorphoses pour séduire les femmes : « Ah ! Ah ! Ah ! » Les femmes ? Il manque, hypocrisie bourgeoise, à son palmarès (à plume et à poil, le dieu des dieux), sa métamorphose en aigle pour enlever le plus beau des mortels, Ganymède, dont il fit son échanson, chargé de servir aux dieux le nectar et l’ambroisie qui les rendent immortels.
Quand les dieux boivent, Emmanuel Trenque, sans trinquer heureusement, au risque soporifique de ces saponeuses subsistances. Certes, de sa baguette, il leur verse l’ivresse insipide, un peu sirupeuse, de l’ambroisie qui arrose le nectar mais il se réserve pour les boissons de la réserve infernale, plus corsées que ces fades agapes olympiennes guère olympiques, qu’il mènera à train d’enfer. Car humains, trop humains, ces dieux, de ce dispendieux menu lassés, monotonement écologique mais peu économique, rêvent de nourritures terrestres et font la grève du zèle divin et la révolte gronde et cela justifie bien l’anarchie révolutionnaire et pétitionnaire de quelque dérapage et décalage.
Bipède ailé en vélocipède, Mercure, Éric Vignau, très facteur IIIe République, vient dévoiler au céleste dieu des dieux la dernière de l’infernal Pluton : l’enlèvement d’une mortelle, Eurydice. Celle-ci, remisée en un boudoir, boude et bout infernalement. Elle, qui frétillait d’impatience érotique pour son diabolique amant, s’impatiente maintenant de sa chaste solitude forcée depuis deux jours où Pluton l’a plantée et se demande si elle n’a pas misé sur le mauvais cheval, le croyant étalon, et fait un mauvais coup de Bourse pour avoir gagé sur celles d’un Pluton absent, chaud lapin qui lui en a posé un. Elle est à bout :
« Je vais regretter mon mari ! »
Dans ce salon, cabinet particulier très Second Empire,un lunaire Jacques Lemaire campe un plus mélancolique que flegmatique John Styx, stylé majordome anglais, déchu de son trône de Béotie, mais non béotien grossier, chantant sa rengaine nostalgique comme il irait revoir sa Normandie, sa royauté perdue qu’il n’oublie pas, bien qu’atteint de l’Alzheimer mythologique de l’ivresse du Léthé, fleuve infernal de l’oubli. Victime aussi des charmes de l’intraitable Eurydice.
En mission impossible aux Enfers, démasquant le rapt de Pluton, Jupiter sans encore s’y frotter, se pique de la piquante personne : ils n’en mouraient pas tous, mais tous étaient frappés… La coquine ! (mais il est vrai qu’avec les traits et la voix de la Robins…)Pour la conquête amoureuse anonyme, l’hypocrite inaugure une autre de ses métamorphoses, quelle mouche le pique ? Il se fait grosse mouche car, sans jouer la mouche du coche, le dieu d’en haut veut moucher le dieu d’en bas, le battre au poteau de la prédation amoureuse. Et le voilà tout miel pour attraper Eurydice, battant des ailes, entonnant un bourdon, un fredon de frelon pour séduire la frêle belle en apparence. Et c’est le plus beau duo, « bezeu, bezeu » du monde : qui prendra qui ? Mais le piège féminin fait mouche. C’est naturellement la fine mouche qui prend la grosse à son jeu.
« L’Enfer, c’est les autres », disait Sartre : ici, tout le monde s’y rue. Les manifs, ça paie : ayant fait touche, Jupiter, touché, dans sa toute clémence, lève l’interdit, invite à s’encanailler dans le chaud royaume de Pluton devenu Méphisto. Non seulement ses enfants les dieux mais aussi les dieux et idoles du ciné, Cléopâtre, Robin et Robine des Bois, Charlot, Sitting Bull, indiens et pirates, sans oublier Elvis Presley et un adorable petit Cupidon blond avec son carquois. Ce cabaret d’enfer n’est guère infernal, plutôt égrillard, paillard, buveur et danseur de french cancan, un « galop infernal », dans une bacchanale folle, surprise, menée par Eurydice, devenue une bacchante déchaînée en tenue légère de Lola Montez ou de Marlène, bas résilles, guépière et haut de forme, en formes superbes et voix magnifique aussi acrobatique que son final en apothéose sur les épaules des danseurs remarquables du Ballet de l’Opéra Grand Avignon (Éric Bélaud). Le Chœur Phocéen (Rémy Littolff)entonne avec ivresse : « Vive le vin ! Vive Pluton ! »
Rien de tel que l’enfer pour savourer la vie. Mais savez-vous ce que devint Orphée, le vrai, le mythique, après la perte définitive d’Eurydice? Pour ne pas trahir son aimée, il se désintéressa des femmes, préféra les garçons. Et savez-vous ce qu’il advint? Les bacchantes, furieuses, le dévorèrent… Donc, notre Amélie furibarde prête à mordre à belles dents son bel époux qui n’est pas un dur à cuire, était dans le vrai du mythe. Il l’a échappé belle le pauvre Samy!

 

 

 

 

 

 

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COMPTE-RENDU, critique, opéra. MARSEILLE, Odéon, le 14 déc 2019. OFFENBACH : Orphée aux enfers. Trenque / Duffaut

ORPHÉE AUX ENFERS

COPRODUCTION
Théâtre Municipal de l’Odéon / Opéra Grand Avignon / Grand Théâtre de Reims
Marseille, théâtre de l’Odéon

ORPHÉE AUX ENFERS
Opéra bouffe en deux actes
Livret d’Hector Crémieux et Ludovic Halévy  -  Marseille, Théâtre de l’Odéon
Les 14 et 15 décembre 2019

Direction musicale : Emmanuel TRENQUE.
Mise en scène : Nadine DUFFAUT
Décors : Éric CHEVALIER. Costumes :Katia DUFLOT.
Lumières : Philippe GROSPERRIN

 

 

DISTRIBUTION
Eurydice : Amélie ROBINS  / 
L’Opinion Publique : Marie-Ange TODOROVITCH
Junon : Jeanne-Marie LÉVY  /  
Cupidon : Julie MORGANE  /  
Diane : Caroline GÉA  / Vénus : Perrine CABASSUD
Minerve : Davina KINT  /  
Orphée : Samy CAMPS  /  
Aristée / Pluton : Marc LARCHER
Jupiter : Philippe ERMELIER
Mercure : Éric VIGNEAU  /  
John Styx : Jacques LEMAIRE
Mars : Mikhael PICCONE
Chef de Chœur : Rémy LITTOLFF

Orchestre de l’Odéon
Artistes du Ballet de l’Opéra Grand Avignon.
Direction de la danse : Éric BELAUD

Danseurs
Arnaud BAJOLLE, Anthony BEIGNARD, Bérangère CASSIOT, Béryl DE SAINT-SAUVEUR, Noëmie FERNANDEZ, Joffrey GONZALES

Photos © Chrisian Dresse :

Pluton et ses hard loubards  (Larcher et danseurs);
Orphée et l’Opinion Publique ;
Elvis, Mars et autres dieux;

 

  

 

COMPTE-RENDU, opérette. MARSEILLE, le 19 octobre 2019. FRANCIS LOPEZ : Le Prince de Madrid

lopez-le-prince-de-mardid-trio-madrilene-concert-opera-critique-classiquenews-marseille-odeonCOMPTE-RENDU, opérette. MARSEILLE, le 19 octobre 2019. FRANCIS LOPEZ : Le Prince de Madrid. Conti / Clin. « Vive le mélodrame où Margot a pleuré ! » disait Musset. Ajoutons : vive l’opérette où le peuple a chanté… Car le public de l’Odéon, souvent, chantonne, chante à voix plus ou moins basse des airs de l’opérette qui s’y donne et je m’étonnais moi-même, la première fois que j’y mis les pieds, de découvrir avec stupéfaction que je connaissais, sans le savoir, les airs, et même les paroles des chansons du Chanteur de Mexico, que je n’avais jamais vu, en dehors du trop fameux « Mexico, Mexicoooo… » qu’il n’y a aucun mérite à connaître tant il est devenu légendaire et seriné par tant de pubs  : miracle de mémoire collective inconsciente qui, quelle que soit notre culture singulière, notre prétention ou snobisme particuliers, nous replace à notre modeste niveau pluriel de communauté culturelle globale dont on se croyait sottement affranchi.

 

 

 

A l’Odéon de Marseille
Un PRINCE DE MADRID… ROYAL !

 

 

 

Trop requis par la volonté de démêler l’Histoire ficelée à la fiction de l’intrigue, je ne dirai pas que j’étais capable de chanter les airs du Prince de Madrid, mais, à coup sûr, tout comme mon voisin, homme de culture, en sortant, nous étions incapables de nous défaire de la musique, simple mais obsédante, du dernier numéro répété infatigablement, il est vrai, avec ardeur, par les chanteurs à la requête du public ravi. Alors, n’est-ce pas assurément la marque d’une qualité musicale que de marquer immédiatement, peut-être indélébilement l’esprit, la mémoire, d’un savoir-faire qui sait se faire valoir ? Personne ne déniera ce métier profond à Francis Lopez qui incarne ainsi une sorte de noblesse musicale populaire avec ses airs ici qui vont de la simple chanson à l’air lyrique plus exigeant plus soutenu d’orchestre même si une lente percussion ternaire valsante de lever de rideau,zin-boum-boum/zin-boum-boum, est une tradition naïve mais touchante du cirque, mais, on le dira sans injure, qu’on trouve invariablement comme accompagnement des airs chez le doux Bellini et même dans l’ouverture déchirante de La traviatade Verdi.
Quoi qu’il en soit, on était heureux de retrouver l’Odéon, ce temple de l’’opérette, le seul en France totalement voué au genre en dehors des pièces de théâtre de boulevard invitées et des ballets, dont l’avenir semble incertain. Voulue par le Maire de Marseille Jean-Claude Gaudin qu’on dit féru d’opérette — sans qu’on l’y voie jamais, ni ici ni ailleurs— soutenue à bout de bras et de souffle financier par l’Opéra et son directeur Maurice Xiberras, on ne sait ce que réservent les prochaines élections à cette institution dont nous témoignons, par son public de seniors avancés, qu’il remplit aussi une fonction sociale, notamment avec ses concerts à prix abordable (Une heure avec…) du mercredi à 7 € dans le foyer avec son rituel entracte avec thé ou café et biscuits gratuits, ses concerts Amuse-gueule à 12h15 à 12 € avec dégustation en rapport avec le thème (marseillais, espagnol, napolitain cette année): et à des horaires (14h30 pour les opérettes les samedi et dimanche) qui ne découragent pas la sortie de personnes jeunes ou âgées. Et que dire de cette pléiade d’artistes qui trouvent un lieu où s’exprimer, travailler?

 

 

Du Roy d’Espagne à l’Avenue du Prado

 

 

 

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Situé dans l’Espagne de la fin du XVIIIesiècle, l’action tourne autour de Goya, anobli, intronisé, pour un soir, tel une Cendrillon, par le caprice rebelle de la fameuse duchesse d’Albe qui, au grand scandale de la cour, adoube publiquement le peintre plébéien, le décrète Prince de Madridle temps de danser pour un soir avec lui. Elle mêle la grande Histoire à la petite, vrais personnages historiques et de fiction. Dont certains ont eu un rapport particulier à Marseille, laissant une empreinte dans ses quartiers qu’il est plaisant de signaler.
À part la duchesse, on voit paraître, magnifiquement habillée, la princesse des Asturies(équivalent de la Dauphine en France), María Luisa de Parme,future reine, incarnée noblement par la plus belle que l’original Émilie Sestier, rôle simplement parlé.Elle et son époux, futur roi avaient confié le décor du dôme de la salle à manger de leur palais à Francisco Bayeu, beau-père de Goya qui a ainsi déjà un pied à la cour, sans être courtisan dans ses tableaux de la famille royale comme on peut en juger par ses représentations : la princesse puis reine n’est jamais flattée, on la voit en matrone ambitieuse, autoritaire peu gracieuse. Son époux Charles IV (absent de la pièce), couronné en 1788, est tout faiblesse face à elle et ses velléités de réformes stoppées par la peur de la Révolution française.
Manuel Godoy, simple hidalgo garde du corps, au corps remarqué à vingt et un ans par l’encore Princesse des Asturies María Luisa, éblouie par sa prestance à cheval. Il aura une promotion au galop à peine seize jours après l’accession au trône de sa maîtresse :  Ministre universel avec pouvoir absolu. Elle a seize ans de plus que lui. Il lui aurait donné deux enfants « royaux ». Jalouse, pour l’éloigner de sa maîtresse, le dotant fabuleusement, la reine le marie à une altesse royale mais il gardera femme et amante sous le même toit et la reine s’accommode de sa liaison comme le roi de la sienne.
Il avait tenté de sauver Louis XVI, cousin du couple royal, puis devient Prince de la Paixaprès avoir signé la paix avec la République française en 1795. Destitué un moment, il est replacé au pouvoir sur pression de Napoléon : alliance désastreuse avec la France puisque les flottes franco-espagnoles sont anéanties en 1805 à Trafalgar par les Anglais. Pire encore, Charles IV et la famille royale, convoqués par Napoléon à Bayonne, le roi cède sa couronne à l’Empereur qui place sur le trône d’Espagne son frère Joseph.
La détention de la famille royale et l’imposition d’un roi français causent le soulèvement de 1808 du peuple espagnol, le premier qui ait résisté à Napoléon (début de sa fin) comme le dit Stendhal, atroce guerre dont Goya tira avec, ses célèbres 2 et 3 de mayosur les massacres des patriotes madrilènes par les Français, puis ses terribles gravures des Désastres de la guerre. Et pour ajouter au drame, Napoléon, revenu de son île d’Elbe, en 1814, mit sur le trône espagnol l’infâme Infant Ferdinand qui, après avoir comploté contre père et mère qu’il laissa mourir en exil à Rome, réactionnaire absolu, rétablissant l’Inquisition, massacrant, chassant les libéraux, dont Goya, devait s’avérer le plus horrible monarque de l’histoire espagnole.
Marseille
Quant au roi et la reine, ne pouvant supporter le climat du palais de Compiègne, ils avaient été logés de 1809 à 1812 à Marseille, château aujourd’hui disparu dans le quartier qui garde son nom, le Roy d’Espagneet la belle avenue qui y conduit, même si elle fut tracée plus tard, s’appellera le Pradocomme la célèbre avenue madrilène qui mène au musée où l’on peut admirer les tableaux de Goya. Godoy, abandonné par sa femme, les suit avec sa maîtresse Pepita Tudó et les accompagne dans leur exil à Rome, le ménage à trois, non, quatre, continue. Il accompagnera la reine jusqu’à sa mort en 1819. Exilé de Rome par le pape, il meurt dans la misère à Paris en 1851.

 

 

 

 

 

 

Goya et « la Duchesse démocratique »

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C’est le nÅ“ud, plutôt le cÅ“ur, du Prince de Madrid. À cause, ou grâce à un quiproquo, Goya tombe amoureux de la jolie Florecita, mais il est accaparé par l’illustrissime mais peu conventionnelle duchesse d’Albe, María del Pilar Teresa Cayetana de Silva y Ãlvarez de Toledo (1762-1802), l’une des femmes les plus riches de son temps et à coup sûr la plus titrée du monde avec cinquante-six titres de noblesse.
Au grand scandale de la cour, elle accepte de se rendre, contre toute étiquette, dans l’atelier de Goya pour qu’il la maquille, vérité historique. Vérité aussi, la duchesse, dès sa jeunesse s’est forgée une légende de non conformisme et de liberté, sortant seule, fréquentant, incognito, dit-on tout bas, les bals populaires, invitant à ses fastueuses fêtes aristocratiques de gens du peuple. Lasse de sa guerre de sape, sapées toutes deux de bijoux concurrentiels [1], contre la reine María Luisa qui la hait, elle se retire dans son palais andalou de Sanlúcar près de Cadix, où elle invite Goya. C’est là qu’il peint son mari, le beau et cultivé duc José Ãlvarez de Toledo y Gonzaga en 1795 puis sa mère, et la duchesse en blanc, un doigt vers le sol. Après la mort du mari, il la peint en noir, dans un tableau où son doigt impérieux indique, sur le sable, ces mots : « Solo Goya » (‘Goya seul’). et ses bagues portent la mention « Goya » et « Alba ». Avec l’album de dessins intimes de la duchesse, ce sont là les éléments de la légende des amours entre la fantasque duchesse et le peintre, alors plus âgé et déjà sourd.
Mais il est peu probable qu’il l’ait peinte en Maja vêtue et nue, le modèle étant probablement Pepita Tudó la maîtresse de Godoy chez lequel, après sa chute et l’inventaire de ses biens, on trouva les tableaux avec d’autres nus. Mais, à la mort prématurée de la duchesse à quarante ans (comme son mari), peut-être empoisonnée par la reine María Luísa et Godoy qui la haïssaient, le ministre s’était emparé de ses collections de tableaux et, la reine, de ses bijoux.
Sans enfants, la duchesse, généreuse envers les humbles, dont les dessins de Goya témoignent de sa tendresse de mère envers la fillette qu’elle serre dans ses bras,avait affranchi et adopté María de la Luz, sa petite esclave noire, dont elle fit son héritière. Elle coucha aussi sur son testament Javier, fils de Goya mais également son médecin, son bibliothécaire et ses serviteurs. Pour ses goûts et ses amours plébéiennes, on l’a souvent surnommée « La duchesse démocratique » ; elle le méritait aussi par sa générosité, devenant un mythe qu’on chante encore aujourd’hui dans des chansons.
En 1948, en pleine hypocrisie pudibonde franquiste, on exhuma le corps de la duchesse pour l’étudier, la mesurer, et tenter de la laver du soupçon d’avoir osé poser pour La Maja nuealors que la légende, fondée ou non, de sa liaison avec Goya est justement sa gloire, la sauve de l’oubli et nous la rend chère et proche.
On ne sait s’ils furent vraiment amants, mais qu’importe, ils s’aimèrent sûrement à voir ce rapport exceptionnel entre le peintre et son modèle et cet héritage d’amour de l’œuvre d’art qu’ils nous ont léguée.

 
 

 

 

Interprétation et réalisation

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Et, quand au cinéma, elle est incarnée par Ava Gardner et ici, par Laurence Janot, on veut y croire, on y croit de tout cœur même si le vrai, parfois, peut n’être pas vraisemblable. On ne sait si Janot a des titres hérités, mais à coup sûr mérités : si elle n’est pas duchesse, reine, par naissance, ce dont on se moque, elle l’est par nature, ce qui est mieux, duchesse par sa noblesse innée, mieux, reine par son port, souveraine par son talent. Chacune de ses apparitions est réellement une « apparition » : dans sa mousseuse robe mauve de bal, drapée dans une cape jaune ou sa robe rouge passion. Mais ce ne serait qu’une vaine et charmeuse silhouette si ne s’ajoutait, à l’élégance du geste, la justesse du jeu et l’expressivité du chant. Elle n’est pas défigurée par une énorme voix mais, fine et raffinée, bien projetée et conduite, sa voix ambrée, ronde, est émouvante dans un air de supplique, un air des larmes à María Luisa pour sauver Goya de l’Inquisition, passant du déchirement charnel passionnel aux demi-teintes infimes de la confidence à mi-voix.
On se dirait que le combat est perdu à l’avance face à une telle rivale si, dans les tableaux précédents nous n’avions admiré la présence scénique immédiate de la Florecita d’Amélie Robins, saine et fraîche, adorable, dont on admire l’aisance à dominer, par son jeu et son chant maîtrisé et contrôlé, les scènes immenses comme Orange ou plus intimes comme ici. Svelte, gracieuse, elle est rayonnante dans sa robe de dentelle blanche, solaire dans sa robe jaune à pois, teintée de bleue turquoise dans sa cape ou jeune fleur jaune aux pieds majestueux de la rouge duchesse. Si Goya est le Prince de Madrid, elle en est la Princesse. Sa voix, égale sur toute sa tessiture, large, est brillante, joliment perlée dans des mélismes espagnols, jamais faciles, qu’elle déroule avec un naturel confondant.
Ces deux belles dames sont prêtes à s’arracher les yeux pour les beaux yeux du Goya, plus flatté que nature, œil noir caressant de souriant latin lover, campé par Juan-Carlos Echeverry, à l’agréable accent hispanique qui ne messied pas au personnage. Il est jeune, mince, élégant dans toutes ses tenues diverses, les cheveux dans la résille espagnole lui donnant un air traditionnel d’espiègle Figaro, aux grands yeux noirs rieurs, séduisant sans jouer les séducteurs. Sans être démesurée, il a une belle voix qui va bien à son physique, égale et agile, à la virile couleur, ronde, et c’est sur un souffle long qu’il paraphe certaines phrases de roulades flamencas, arrachant des « Olé ! » à certains connaisseurs du public. À son élève, l’innocent Horazio est dévolu un air flamenquisant en espagnol dont Fabrice Todaro, à l’accent près qu’il aurait dû apprendre du maître, se tire bien, assez pour le rendre moins timoré pour répondre avec audace aux agaceries de la piquante Priscilla Beyrand.
On pardonne au Costillares (‘côtes’ sinon ‘côtelettes’) de Frédéric Cornille, pour la puissance de son chant de baryton et sa prestance physique, de nous avoir fait applaudir un torero, un matador, ‘un tueur’ donc, que nous abhorrons. Mais, comme me le dira le Goya / Juan-Carlos Echeverry, lui aussi affublé d’un costume de lumière, il n’y a que les toreros sur scène que l’on peut aimer. Godoy, Philippe Béranger, n’est pas ici le jeune et fringant hidalgo faisant se pâmer María Luisa, mais il en a la trogne, la grogne et la rogne du puissant, en gueule aussi, ministre de la maturité.
On attend toujours avec gourmandise, vivacité d’écureuils complices, le couple de chanteurs, acteurs, danseurs autant qu’acrobates, Juppin / Morgane, Grégory et Juliepour le public qui les a adoptés depuis longtemps. Le premier, picaresque Paquito, piquant piqueur de bourses en pince pour sa Paquita de Julie, soubrette délurée et allurée qui ne s’en laisse pas compter, aussi souple de voix et jeu que de marche et démarche dansante et dansée, qui saura faire marcher le marcheur paresseux pour le mettre au boulot.
L’affiche ne serait pas complète, et la ficherait mal, sans tous les obscurs et sans grade sans lesquels les lumières de la rampe ne brilleraient pas complètement : Davina Kint (Dolores), Marilyne Fauquier 
(Première Jeune fille), jolies filles sous la bonne escorte du double Jean-Luc Épitalon (Alfonso / Fernando), la bonne garde de l’ineffable et fidèle Michel Delfaud (L’Officier) et le contrôle de Damien Rauch (Le Contrôleur).
Ah, le couple Marquis/Marquise de Simone Burles et Antoine Bonelli si chouchoutés de leur public marseillais ! Ils ne chantent pas mais leur allure est une autre chanson : décadents, décatis, près de la décomposition, ils composent un tableau cruel de la monarchie, dignes de cette famille royale en déliquescence peinte par un Goya, lucide libéral, qui dut s’exiler à Bordeaux où il mourut pour fuir les foudres réactionnaires de ce futur Ferdinand VII figurant flatteusement dans le cadre.
Autre couple sans voix chantée, mais qui ne reste pas coi, et quelle voix multiple de racaille, le canaille Esteban de Claude Deschamps qui, du dur duo de larrons en foire avec Paquito passe au duel d’abord puis à la paix matrimoniale avec la duègne tante Inés de Florecita qui a plus d’un tour et de durosd’or dans son sac pour le déciderà cesser de voler pour convoler en mariage avec elle.
Elle, c’est Caroline Clin, qui signe une mise en scène alerte et fine avec une intelligence sensible dans un décor épuré : sur deux niveaux séparés par quelques marches, deux simples arcades nues parées de deux grandes mantilles pour des variations de lieu, d’atmosphère et de lumières (bleues, rouges). Rideaux et toiles peintes, certaines inspirées des taureaux de Goya. L’atelier de Goya est subtilement rendu avec des ébauches ou des étapes plus ou moins achevées des célèbres cartons pour tapisserie du Goya première manière, manière heureuse de temps heureux : on reconnaît Les vendanges, l’Ombrelle, etc. Lors de la visite de la duchesse, une toile voilée, par son format, laisse pressentir un dévoilement et, au divan et coussins préparés, on devine l’approche de La maja vestidadont, avec une élégante langueur, la duchesse Laurence Janotprend la pose en s’y allongeant, les bras sous la tête, tandis qu’à jardin, le voile tombe révélant La maja nue… Dans une grande beauté plastique, comme un spectacle mimétique offert à la duchesse d’Albe, un autre célèbre tableau, La gallina ciega,‘Le colin-maillard’ sera concrétisé sur scène par une danse.
Et c’est sans doute un point fort de la musique et du spectacle : laissons la valse, bien que non incongrue car c’est l’époque où elle naît, mais Francis Lopez semble avoir donné un traitement musical privilégié à ces danses espagnoles qu’il connaissait bien : fandangos, boléros, séguedilles, de l’époque, sévillanes moins anciennes. Elles sont particulièrement soignées et historiquement précises par les chorégraphies de Felipe Calvarro, lui-même danseur, bien connaisseur de l’école boleradu XVIIIesiècle,berceau de la danse classique espagnole, les castagnettes de ses remarquables danseurs sonnant aussi très exactes. La jota aragonaise, danse virile assez acrobatique, en défi souvent avec les femmes, est superbe en costume baturrotraditionnel.
Et c’est une autre des réussites du spectacle : des costumes de la toujours excellente Maison Grout, somptueux, avec des changements nombreux pour tous les principaux protagonistes d’une irréprochable vérité historique pour les héros, d’une jolie fantaisie pour les choristes. Ces derniers forcément repoussés souvent dans l’immobilité du deuxième plan pour laisser place aux nombreuses danses, joyeux sous la baguette enflammée mais précise de Bruno Conti, qui conduit un orchestre invisible mais bien présent, à la fête.
C’est pourquoi on peut chanter avec eux « C’est la fiesta ! », surtout pas la « feria » au sens féroce taurin que ce joli mot, a pris hélas. À Duchesse démocratique, royal, régal, ce Prince !

 

 

 

 

 

 

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COMPTE-RENDU, opérette. MARSEILLE, Odéon, le 19 octobre 2019. FRANCIS LOPEZ : Le Prince de Madrid

Le Prince de Madrid
de Francis Lopez
(1967)
Opérette en deux actes
Livret de Raymond Vincy

NOUVELLE PRODUCTION
Théâtre de l’Odéon, Marseille, les 19 et 20 octobre
Direction musicale : Bruno CONTI
Chef de chant : Caroline OLIVÉROS
Mise en scène : Carole CLIN
Assistant mise en scène : Sébastien OLIVÉROS
Chorégraphie : Felipe CALVARRO
Décors : Théâtre de l’Odéon
Costumes : Maison GROUT

DISTRIBUTION

La Duchesse d’Albe : Laurence JANOT
Florecita : Amélie ROBINS
Paquita : Julie MORGANE
Doña Inez : Carole CLIN
La Marquise : Simone BURLES
Maria Luisa : Émilie SESTIER
Léocadia : Priscilla BEYRAND
Dolores : Davina KINT
Première Jeune fille : Marilyne FAUQUIER
Goya : Juan-Carlos ECHEVERRY
Paquito : Grégory JUPPIN
Horazio : Fabrice TODARO
Esteban : Claude DESCHAMPS
Costillares : Frédéric CORNILLE
Le Marquis : Antoine BONELLI
Godoy : Philippe BÉRANGER
Alfonso / Fernando : Jean-Luc ÉPITALON.
L’Officier: Michel DELFAUD
Le Contrôleur : Damien RAUCH

Chœur Phocéen (Chef de Chœur Rémy LITTOLFF)
Orchestre de l’Odéon
Danseurs : Sophia ALILAT, Laureen DEBRAY, Sabrina LLANOS, Valérie ORTIZ, Felipe CALVARRO.

 

 

 

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[1] María Luisa exhibait avec orgueil un collier précieux que lui avait envoyé Marie-Antoinette de France : la duchesse en fit faire des copies en grand nombre qu’elle distribua aux servantes pour humilier la reine.

 

 

 

Photos Christian Dresse :

1. Robins ;
2. Etcheverry, Janot ;
3. Le coquin conquis : Morgane, Juppin ;
4. Cornille, Robins, Etcheverry ;
5. Colin-Maillard ;
6. Robins, Janot ;
7. Etcheverry.

COMPTE RENDU, critique, opéra. MARSEILLE, le 27 oct 2019. GOUNOD : La Reine de Saba. Deshayes, Courjal… E. Trenque / V. Vanoosten

COMPTE RENDU, critique, opéra. MARSEILLE, le 27 oct 2019. GOUNOD : La Reine de Saba. Deshayes, Courjal…  E. Trenque / V. Vanoosten. Opéra sous contrainte… Valéry parlait des merveilleuses contraintes qu’il se donnait pour écrire. On n’y contredira pas, les contraintes sont une discipline nécessaire. Quand on les choisit : elles permettent de domestiquer l’imagination, l’expression excessive, de contenir un flux qui peut devenir un flot et noyer le sujet. Même extérieures, elles peuvent être un stimulant défi. Mais, Mais, sans dénoncer absolument les contraintes, qui peuvent être productrices de sens, d’intensité, donc, esthétiques, celles que subirent Gounod et ses librettistes, rappelées par Sébastien Herbecq dans la plaquette introductive du programme de l’Opéra relèvent plutôt des fourches caudines imposées par le vainqueur au vaincu..
Les deux dramaturges s’inspiraient du Voyage en Orientde Gérard de Nerval, plus précisément d’un épisode, Histoire de la reine du Matin et de Soliman, prince des Génies. Mais l’Opéra de Paris, « la grande boutique » comme la surnommait Verdi, tant il y avait de personnel, de sujets,donc de sujets de mécontentement et de revendications contradictoires, était une institution figée sur des normes, des exigences esthétiques précises : celles du grand opéra « à la française », imposé par l’Allemand Meyerbeer, avec ses canons, pacifiques, spécifiques, ses règles calquées sur le succès de son Robert le diable(1831), vieux rêve académique, en tenant les règles de retenir, répéter le succès.

 

 

 

Résurrection de La Reine de Saba de Charles Gounod
à l’Opéra de Marseille

L’ARCHITECTE ET LE ROI :
CONFLIT AU SOMMET

 

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D’abord, quel que fût le sujet de l’œuvre à présenter, tous les corps de métiers de l’Opéra devaient mis en valeur :l’orchestre, bien sûr et ses divers pupitres solistes se jalousant les uns les autres ; le chœur, les chanteurs fameux, le corps de ballet et ses étoiles ombrageuses, les décorateurs, les costumiers. Après tout, c’est une estimable contrainte d’entreprise paternalistes. Mais, estimant flatter le goût du public, pour un opéra long nécessairement en cinq actes, on demandait aux auteurs obligatoirement une grande scène de foule, de nombreux changements de décors, de costumes. Et, toujours quel que soit le sujet, un ballet en général au troisième acte pour que ces distingués messieurs du Jockey Club aient eu le temps de dîner somptueusement avant de venir voir et applaudir leur danseuse, leur maîtresse entretenue en ville, lever la jambe.
Si l’on n’oublie pas que les interprètes, forcément des célébrités, avaient leurs demandes pressantes, exigeant des airs convenant à leur voix, à leur registre d’expression, des airs d’entrée avec chœur, de sortie sur le rideau pour les applaudissement ( on sait que Mozart fit des chefs-d’œuvred’air des exigences jalouses des deux prima donnasde son Don Giovanni) ; si l’on ajoute la danseuse étoile qui veut absolument un solo avec une simple flûte, convenons que c’était parfois la quadrature du cercle pour le compositeur, soumis à tant de conditions :bref, en liberté conditionnelle autant que les auteurs dont le drame, les personnages se dissolvaient sous tant d’impératifs divers.

 

 

 

Opéra contraint, sujet restreint
Pour le sujet, il s’agit de la mythique Reine de Saba, Balkis, venue à Jérusalem épouser le roi Salomon, nommé ici Soliman. Passant par le temple, la reine tombe amoureuse de l’architecte Adoniram avec lequel elle veut s’enfuir, endormant le roi par un narcotique, dans une scène aux apartés vaudevillesques entre Balkis et Soliman. Mais celui-ci sera assassiné par trois de ses ouvriers révoltés auxquels il refusait le titre, « le code » de Maître. Balkis, la reine, découvre son amant mort mais lui passe l’anneau de mariage qu’elle avait enlevé du doigt de Soliman/Salomon endormi et les djinns, les génies enlèvent l’âme immortelle de l’artiste.

 

 

Bric à brac de bric et de broc
Passons sur tout l’orientalisme de bazar à la mode dans une France colonialiste : l’importation culturelle est l’alibi de l’exploitation économique des conquêtes. Nerval, Hugo, Flaubert y ont sacrifié en poésie et littérature, Delacroix et d’autres en peinture, Félicien David en musique. À orientalisme de bric et de broc, bric à brac de brocante nordique wagnérienne brinquebalante avec ses nains, ses géants, ses dragons, ses walkyries. Mais, grattée la fade féerie enfantine, il reste au moins la mûre réalité humaine. Malheureusement, ici, on frôle des sujets, les laissant de côté.

 

 

Revendication salariale et promotion
Ainsi, les trois ouvriers, des apprentis, des compagnons, demandent une augmentation salariale, une promotion, « un code » de reconnaissance à une maîtrise que l’Architecte du Temple leur refuse sèchement, plus en grand patron intraitable que Grand Maître, sans qu’on sache pourquoi. Hors l’allusion maçonnique, puisque maçonnerie concrète il y a, on peut penser à la volonté sociale tout de même aujourd’hui reconnue de Napoléon III d’organiser les ouvriers. Ce refus du statut revendiqué entraînera la mort d’Adoniram. Mais c’est une pièce rapportée qui entraîne le drame sans qu’on en connaisse l’incidence profonde. Par ailleurs, même dans une version de concert, les scènes de grand spectacle développées à grand envol d’orchestre, l’intervention puissante des chœurs a une masse qui ne laisse guère de place à l’individu, la fusion collective nuit à l’effusion lyrique soliste, le déploiement global à l’éploiement personnel.

 

 

 

Puissance temporelle ou gloire immortelle : duo, duel
Malgré tout, si l’on passe sur le livret et son exotisme antiquisant fabuleux avec djinns, Baal, et autres esprits bienfaisants ou malfaisants, si l’on passe sur les archétypes, les méchants bien méchants, trois Dalton étagés en voix et stature, l’amoureuse bien amoureuse, il reste, comme nœud, le conflit entre l’artisan, l’artiste et le roi, l’architecte au service du monarque devant lequel il se courbe courtoisement mais sans plier : le roi a la puissance temporelle, ici-bas, l’Artiste revendique une gloire au-delà du temps, se mesurant audacieusement à la divinité. Il oppose l’Art à l’argent et au pouvoir que lui propose même de partager Soliman.
Au-delà de la rivalité virile amoureuse convenue, cet affrontement a une grandiose dimension qui pose des questions : trace artistique dans le monde ou place dans l’Histoire, grandeur ou vanité de l’art, témoignage artistique temporel face à l’intemporalité de Dieu, arrogance de la créature créatrice défiant son Créateur ? Les allusions rapides à la tour de Babel aspirant au ciel, prétendant à l’éternité, vanité face à l’Éternel. Cela se tisse au fil de l’intrigue sans grand intérêt pour éclater dans le sublime duo entre Adoniram et Soliman, les deux seuls caractères complexes de cette œuvre qui ne l’est guère.

 

 

 

Interprétation

Gounod paie de nous avoir trop habitués à sa veine mélodique, à sa grâce pour ne pas nous dérouter ici : puissante masse orchestrale de l’ouverture qui emporte, transporte torrentiellement, mais avec le paraphe, la signature délicate d’un solo de violon comme un clin d’œil complice. La sollicitation des cuivres, des roulements de percussions sonnent de façon wagnérienne dans des moments de fracas, de tumulte, de tempête grandiose.À la tête d’un Orchestre de l’Opéra de Marseille enflammé sous sa direction,le jeune chef Victorien Vanoosten attise le feu, déchaîne et dirige la tempête et l’apaise pour des plages de calme comme ces chœurs de femmes, horizon lointain de Mireille.Les chœurs masculins, homophones, non morcelés de polyphonie, ont une puissance digne du Temple et l’on sent le bonheur à l’exprimer.
Cécile Galois (Sarahil) existe en deux phrases, voix sombre capable d’aigu et un sourie rayonnant ; quelques apparitions mais nécessaires à l’action d’Éric Martin-Bonnet. Traîtres en trio et triade montante  Jérôme Boutillier (Méthousaël), baryton, Régis Mengus (Phanor), baryton, Eric Huchet (Amrou) ténor, se partagent sans méchanceté les phrases méchantes et criminelles, concertant avec un Salomon digne de sa haute réputation, refusant de croire au mal.
En smoking de travesti, Marie-Ange Todorovitch, de Bénoni, un personnage inconsistant, fait une personne par la beauté de sa voix sombre, allégée juvénilement, regards émerveillés du disciple au Maître, faisant sentir l’admiration, la dévotion, sans nous rien faire ressentir de la difficulté de sa partie, hérissée d’aigus d’entrée de jeu, avec une aisance et une fraîcheur stupéfiantes.

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Personnage de légende, la Reine de Saba, c’est Karine Deshayesqui règne littéralement sur cette partition étrange, qui nous fait attendre longtemps un grand air, mais quel air ! Il est monumental et elle en maîtrise les pièges en souveraine du chant avec force et délicatesse. La voix est souple, sonore sur tout le registre, médium riche de mezzo et aigus colorés et pleins. Une douceur déchirante dans son air d’adieu à Adoniram à mi-voix, comme pour elle, mais envol d’émotion qui nous étreint tous.
On aime la franchise, la vaillance de Jean-Pierre Furlan : voix d’airain comme la matière noble qu’il travaille, métal et feu, il est immédiatement dans le personnage orgueilleux, arrogant, patron de choc, inflexible, n’éludant pas l’affrontement ni avec ses ouvriers disons en grève, ni avec Salomon, et surtout pas avec un orchestre déchaîné a tutti : tous contre un ! Il le brave, le surmonte dans une tessiture inhumaine, des aigus délirants. S’il est assailli de doutes, c’est face à la divinité, à l’orgueil humain qui se dresse palais et temples qu’il n’habitera que brièvement le temps d’une existence humaine : un instant contre l’éternité.
Tenaillé du même doute, Vanitas vanitatum, ‘Vanité des vanités’, Salomon même baptisé ici Soliman, est le sage de la légende mais assez sage pour n’être pas asservi à sa sagesse : amoureux lucide, il abdique sa puissance « Sous les pieds d’une femme », reconnaissant sa folie. Mais qui n’a pas un grain de folie n’est pas aussi sage qu’il croit et le roi Salomon Sage des sages, l’exprime admirablement dans un air d’introspection qui est un sommet psychologique de l’œuvre. Même vaincu par une jalousie bien humaine en apprenant la trahison de Balkis, il est clément comme un Auguste face aux conspirateurs :qui « a tout appris et veut tout oublier ». Ayant tous les pouvoirs, il n’en invoque aucun pour se venger : pas de loi du talion, pas d’œil pour œil ni dent pour dent. Au contraire il offre à Adoniramn pour le retenir, le partage du pouvoir. Pourquoi pas de la femme ?

Nicolas Courjal, toujours juste dans ses interprétions, avec la fatalité de la voix noire de basse qui le voue aux noirs desseins, a toujours dans le timbre, l’expression, une lumière, une nuance, une vibration humaine qui rédime le personnage le plus sombre qu’il incarne. C’est une sensibilité sans sensiblerie qu’il sait distiller avec le contrôle absolu de sa voix ductile et souple qui passe de la puissance à la confidence, du cri au murmure. Et, à ce roi de marbre de la légende il donne une chaude humanité. Ses deux monologues de Soliman/Salomon sont une profonde et poignante méditation qui mériteraient amplement de figurer dans un récital tout autant que celui de Wotan.
On ne dira jamais assez la parfaite diction de tous ces interprètes.

 

 

Cocu devant l’Éternel
Bienséance et censure bourgeoises obligent, on ne saura pas si la belle reine couche avec son plébéien architecte. Mais, sous le sceau du mariage avec le gage de l’anneau matrimonial qu’elle a repris au roi qu’elle n’a pas hésité à endormir avec un narcotique, elle a l’intention de le faire. En sorte que Soliman, le grand Salomon auquel on prête le sensuel, l’érotique Cantique des cantiques, le roi aux mille femmes [1], est potentiellement trompé par la reine de Saba et si, effectivement, il n’est pas cocu devant les hommes, il est cocu devant Dieu.
Opéra de Marseille

 

 

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GOUNOD : La Reine de Saba (1862)
Opéra en cinq actes de Charles Gounod,
Livret de Jules Barbier et Michel Carré

 

Version de concert
Opéra de Marseille, les 22 25, 27 et 30 octobre 2019.

Balkis: KARINE DESHAYES
Bénoni: MARIE-ANGE TODOROVICH
Sarahil: CECILE GALOIS
Adoniram: JEAN-PIERRE FURLAN
Soliman: NICOLAS COURJAL
Amrou: ERIC HUCHET
Phanor: REGIS MENGUS
Méthousaël: JERÔME BOUTILLIER
Sadoc: ERIC MARTIN-BONNET

Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille
Direction musicale: Victorien Vanoosten
Chef de Chœur: Emmanuel Trenque

 

 

Photos Christian Dresse :

1  Courjal, Deshayes, Furlan ;
2 Deshayes.

[1] Il était crédité, si l’on peut dire, de sept cents femmes et trois cents concubines (1 Rois11,2-3).
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COMPTE-RENDU, concert. MARSEILLE, Festival Musique au cœur, le 24 août 2019. Haydn, Schubert, Brahms… Trio Goldberg…

marseille musique au centre festival annonce critique classiquenews affiche-moc2019-768x1002COMPTE-RENDU, concert. MARSEILLE, Festival Musique au cœur, le 24 août 2019. Haydn, Schubert, Brahms… Trio Goldberg… Voir naître un festival est un privilège, le voir grandir, un bonheur. Témoin, il y a trente-neuf ans de celui de la Roque d’Anthéron, quelques amis serrés sur une petite estrade un soir de mistral, qui en eût pu prédire la merveilleuse aventure ? C’est la même que l’on souhaite au festival Musique au Centre, voulu par l’obstination et le dévouement de deux enseignants, Gwénaelle Castex et Pierre Laïk. De leur complice passion pour la musique de chambre est née leur association Musica Intima en 2016 et, de celle-ci, a éclos en 2018 ce petit festival, quatre concerts en trois jours, un quatre sur trois donnant ce sept mythique ou mystique hantant ou sous-tendant tant de légendes ou croyances : on lui en souhaite l’influx bénéfique de la croyance heureuse et non peureuse du chiffre sept.

 

 

 

Un nouveau festival de musique de chambre à Marseille

LYCÉE PÉRIER…
MUSIQUE AU CENTRE, MUSIQUE AU CÅ’UR

 

 

 

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Des lieux patrimoniaux
L’an dernier, du 24 au 26 août, le festival s’était niché en plein centre-ville, dans la sobre cour adoucie de platanes du lycée Montgrand, ancien hôtel Roux de Corse, géométrique architecture néo-classiquedu milieu du XVIIIe où, reçu fastueusement par le maître des lieux, le 22 juillet 1756, le maréchal duc de Richelieu, de retour des Baléares victorieux contre les Anglais par la prise de Minorque, se fit servir, pour accompagner le poisson, la mahonnaise ramenée de Port-Mahon, nationalisée mayonnaise (ne le rappelons pas trop haut, musica intima oblige, car les sourcilleux Catalans nationalistes reprochent déjà aux Marseillais de leur avoir volé la version forte de la mahonnaise, leur alloli, ‘aïl et huile’, bref, l’aïoli !). Loin de ces querelles culinaires, ce lycée fut, en 1891, le premier lycée de filles à Marseille.
La première soirée de 2018 eut même le baptême, sinon du feu autre que celui des musiciens, celui du vent qui en parapha la naissance par une intempérie intempestive de mistral faisant voler tempétueusement les partitions, cachet d’authentique festival de la région.
Temps béni pour ce crû, canicule tempérée, douceur aimable. Cette année, dans le creux musical entre la fin du Festival de la Roque d’Anthéron le 18 septembre et le début de la saison à Marseille —et avant la rentrée des classes pour ces deux professeurs ! — les organisateurs ont programmé leurs quatre concerts du 23 au 25 août dans la cour d’un autre établissement scolaire classé aussi au patrimoine marseillais, le lycée Périer, cher à ma lointaine Philo et mes Prix, premières classes mixtes en Terminale et fumoir autorisé. Sur un plat de la longue rue Paradis prenant son souffle après la raide montée, le lycée Périer étire sa longue façade blonde ponctuée de fenêtres carrées sur blanches colonnes et tour moderne sur pilotis ; une haute grille légère ornée d‘une spirale, telle une clé de sol ouverte à deux battants de papillon métallique, donne accès à un vaste hall d’entrée montant en escaliers vers un carré de lumière où veille un haut relief néo-classique imposant de la sereine et sage Athéna, due à Antonio Sartorio, décorateur de la façade de l’Opéra, de partie du Palais de Justice et de la prison des Baumettes —de l’extérieur !— et l’on découvre, plein ciel ouest, une colline échevelée d’une pinède griffonnée sur l’azur qui ouvre plus qu’elle ne clôt l’immense cour prolongeant, en hauteur de quelques marches, le généreux terrain de jeux.
Bâti sur le château de Théophile Périer, l’ancien lycée, foyer de professeurs résistants qui sauvèrent des élèves juifs de la fureur nazie, bombardé, fut agrandi fin des années en style néo Art Déco provençal pierres à la blondeur tendre du beurre. Des platanes ombragent parallèlement cet espace aéré scandé de larges arcades au-dessus desquelles s’étagent, face à la colline, deux corps de bâtiment allégés d’une galerie au fines balustres métalliques aux motifs géométriques épurés.
Au fond, la petite scène se dresse, adossée à un mur dont l’appareil s’érige en cet immémorial opus incertum, petits moellons en pierre de dimension et de forme irrégulières, soudées d’un large trait de ciment, héritage antique local de la tradition romaine.
Sous le ciel provençal, le romantisme allemand accordé.

 

 

 

Concert pleines cordes
Cordes cordiales, cordes sensibles, accordées plein cœur pour le premier concert du 24 août, à 18 heures, le Quintette à deux violoncelles(D956) en ut majeur de Schubert, servi amoureusement par Alexandre Amedro (violon 1),
Benoît Salmon (violon 2), Magali Demesse (alto)
Yannick Callier (violoncelle 1),
Anne-Claire Choasson (violoncelle 2).

Peut-on parler sans émotion de cet immense quintette composé par Schubert peu après sa dernière symphonie durant l’été 1828, deux mois avant sa mort ? Il ne l’entendit jamais exécuter : sachant qu’il ne fut créé qu’en 1850 au Musikverein de Vienne et publié seulement en 1853, on mesure le privilège de l’entendre ce soir.
Une aimable brise fait bruire doucement, délicatement, les feuilles des platanes et, fermant les yeux, on a la sensation que ce léger motif caressant du premier mouvement, fuyant sur les ailes du rêve, semble en émaner, un allegro joyeux mais que le ma non troppo teinte, modère de la mélancolie, suivie de courses, de présages d’orages et retour déchirant du motif.
Le second mouvement, c’est l’adagio, un lent, un impondérable rideau de soie s’ouvrant, émergeant du silence ou des songes, ponctué des pizzicati du second violoncelle comme des pas menus sur la pointe des pieds, une indécise brume flottante traitée, interprétée si respectueusement, à la limite infime parfois du perceptible que n’était-ce la vue des musiciens, fermant les yeux, on croirait cette impalpable musique venue d’un ailleurs très lointain mais issu de nous et l’on retient sa respiration comme on retient un rêve évanescent qu’un souffle pourrait évanouir. Les grandes arcades profondes semblent toutes magiquement tendues vers cette délicatesse irréelle, comme de grandes oreilles attentives, pour ne rien perdre de cette délicatesse.
Le troisième mouvement, Scherzo presto, est comme un réveil joyeux où Schubert, souriant dans la détresse, semble vouloir effacer d’un revers de corde l’indéfinissable nostalgie, la mélancolie du précédent mouvement, dansant, bondissant, mais un brusque changement de tempo arrête l’ivresse de vie pour sombrer, replonger dans une sombre réflexion, avant le retour bondissant du premier thème joyeux : sourire traversé de larmes, traversée de la vie ? Le dernier mouvement Allegretto, au rythme dirait-on de vive polonaise, avec babillage du violon sur fond attentif des cordes graves, a parfois les reflets argentés de la Truite, mais court, fébrilement, comme vers un abîme dans la frénésie de la strette.
Les musiciens donneront en bis un extrait de ce mouvement.
Les interprètes, tout au long, on les aura senti tout pénétrés de ce grave sentiment de l’œuvre exceptionnelle dont ils nous ont offert, sans aucun grossissement, aucun effet appuyé, une délicate et sensible version, toute intime, toute intérieure faisant de ce lieu ouvert sur l’espace, un espace clos, confidentiel, un salon, une chambre où les cinq musiciens pour un unique Schubert, ne semblent jouer que pour un seul, l’auditeur qui reçoit au singulier la grâce de cette musique de l’âme, miraculeusement partagée au pluriel du public.

 

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Concert sous les étoiles
Pas encore exactement les étoiles dans ce long crépuscule d’été mais une agréable restauration légère sur place à déguster sur les tables et bancs de la cour ou qui parsèment la pinède. D’aimables lycéens jouent les agréables guides du festival, accueillant le public, distribuant programmes et renseignements, réalisant des sondages, des interviews audio-visuelles sur le concert qu’ils mettront sur le site à cet effet prévu.
Un reste de lueur du crépuscule enfui baigne de vague rose les pierres blondes et nous regagnons nos places pour le second concert. Les solistes du premier, par ailleurs ayant une carrière de solistes, étaient tous des musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Marseille, sauf Benoît Salmon, rattaché à l’Orchestre de Toulon Provence Méditerranée. Les membres du Trio Goldberg, Liza Kerob (violon), Federico Hood (alto),Thierry Amadi (violoncelle) sont issus de l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo, quant à la pianiste Shani Diluka, qu’on ne présente plus, est Monégasque aussi. C’est dire qu’un arc méditerranéen unissait ces interprètes pour faire, de cette soirée marseillaise, provençale, dépassant toute fallacieuse frontière, une rêveuse enclave du romantisme allemand.

Mais, autre vanité des frontières, des genres et styles, arbitrairement séparateurs, c’est le classicisme de Joseph Haydn qui ouvrait leur programme, présenté avec humour, amour aussi, par les interprètes, avec son Trio à cordes [opus 53 n°1], joué par les Goldberg : une soirée où les cordes à l’honneur, en auront plus d’une dans l’arc si riche des combinaisons musicales. Un solaire sol majeur semblait rappeler, par le son, le soleil doucement enfui, tandis que les grandes arcades, peu à peu illuminées de rouge de plaisir, étaient des paupières closes, ombrées de la dentelle sommeilleuse des arbres, dans le bercement de ce thème et variation, léger, avec un air souriant de danse galante, en toute allègre innocence. Sautillements, arrêts surprise, glissements, des voltes : le violon babille, l’alto pétille, le violoncelle est volubile. C’est léger, piquant, pimpant, joué avec une grâce sans gracieuseté, un froissement de soie dans les feuilles des arbres.
Des platanes, des pins qui, par la grâce de la musique de Schubert devenaient ce Lindenbaum, ce tilleul humide et scintillant qu’il a souvent chanté. Présenté avec l’émotion qui nous étreint encore en évoquant ce jeune homme de trente ans, malade, en fin de vie, lucide sur son sort, qui lègue et délègue ce chef-d’œuvre «  À ceux qui y prendront du plaisir » ; et le nôtre sera grand par cette respectueuse interprétation fervente et parce que nous savons qu’au moins, frustré tant de fois, par l’échec ou l’absence d’écho de ses œuvres, le compositeur aura eu le bonheur de voir exécuter cette pièce à Vienne le 26 décembre 1827 et, l’année même de sa mort en 1828, dans une fête amicale, une de ces Schubertiades, qui nous est magiquement recrée ici ce soir. En quatre mouvements, ce Trio pour cordes et piano n°2 [D929] en mi bémol majeur. Le premier, allegro, de forme sonate, commence par un thème à l’unisson amical des instruments, populaire, presque joyeux, coloré d’un peu de noir mineur du second, dans une hâte fébrile, piano perlé de notes qui peuvent toujours être des larmes. Et le deuxième mouvement, même tiré d’une chanson populaire, même popularisé par le film Barry Lindon de Stanley Kubrick, semble mouillé de ces pleurs, « Andante con moto », ‘allant avec mouvement’, mais allant vers où ? marche inéluctable de la vie, vers la mort, ponctué par les pas implacables du piano, opposés aux vibrations cordiales du violoncelle ou funèbres frissons dans le frémissement de vie, le bouillonnement du clavier et la reprise lancinante, fatale, de la marche avant. Le silence émotionnel après ce mouvement, avant l’autre, semble même religieux. Le troisième est comme une brise chassant les sombres nuées, une promesse de vie, mais le dernier, malgré les ponctuations pianistiques et les pizzicati des cordes, comme des rires peut-être, avec les reprises du thème bouleversant du second, efface ce sourire qui cachait mal les larmes et nous renvoie aux essentielles interrogations de ce motif morbide et vital qui ne veut pas finir.
Après un entracte, la dernière partie est dévolue au Quatuor avec piano n°3 [opus 60] en ut mineur de Johannes Brahms, admirateur de Schubert mais plus heureux que lui puisqu’il fut lui-même au piano lors de sa création en 1876. Mais, d’entrée, le déchirement étiré du violoncelle, les pizzicati des cordes pincées disent plutôt le pincement au cœur d’un tourment fiévreux dans l’effusion éruptive de la montée passionnelle des instruments. On comprend que Brahms ait référé cette œuvre rageuse parfois, orageuse, désespérée, aux souffrances du romantique et suicidaire Wertherde Goethe, image sonore pleine de sève, de vie mais sevrée d’espoir, nimbée de mort dans son amour possible et impossible pour Clara Schumann à laquelle, le troisième mouvement chaud, enveloppant, tendre, caressant, serait une ésotérique et presque ouverte déclaration.
Clara et Robert avaient aussi vécu une passion traversée, exprimée souvent cryptiquement dans leurs œuvres à l’autre secrètement dédiées le temps de leur longue séparation. Sans doute le jeune et brillant Johannes, dont ils distinguèrent et encouragèrent le génie vint-il illuminer un peu leur vie tourmentée lors de la maladie et folie de Schuman. On peut du moins, rétrospectivement le rêver pour la sacrifiée Clara, compositrice empêchée, déchirée entre sa nombreuse famille, sa carrière de pianiste, avec le poids d’un époux en partance dans la folie. Il ne pouvait manquer ici et un bis, le quatrième mouvement du Quatuor à cordes et piano op. 47, véritable lettre d’amour lumineuse de Robert à Clara.

Merveilleuse soirée pour un festival dont la réussite farde les efforts, tout le travail acharné des deux organisateurs, comme sut le dire avec brio, éloquence et sourire, Liza Kérob en leur offrant des remerciements que nous partageons de tout cœur.

 

 

 

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COMPTE-RENDU, concert. Marseille, Lycée Périer
Festival Musique au Centre, samedi 24 août 2019

Concert à cordes pleines, 18 heures
Schubert
Quintette à deux violoncelles(D956)
Alexandre Amedro – violon 1
Benoit Salmon – violon 2
Magali Demesse – alto
Yannick Callier – violoncelle 1
Anne-Claire Choasson – violoncelle 2

Concert sous les étoiles, 21 heures
Haydn, Schubert, Brahms
Les membres du Trio Goldberg :
Liza Kerob – violon
Federico Hood – alto
Thierry Amadi – violoncelle
Shani Diluka – piano

Photos :
©lautremag.news ; © Florent Gauthier
1. Concert 18h ; 2. Cour la nuit ;  3. Trio Goldberg;  4. Liza Kérob, Thierry Amadi. Shani di Luca

 

 

 

COMPTE-RENDU, critique, opéra. MARSEILLE, Odéon, le 24 fév 2019. BENATZKY : L’Auberge du cheval blanc. Conti / Olivéros

thumbnail_4 P1070949 photo Christian DRESSE 2019COMPTE-RENDU, critique, opéra. MARSEILLE, Odéon, le 24 fév 2019. BENATZKY : L’Auberge du cheval blanc. Conti / Olivéros. Guerre des boutons… disons plutôt des boutonnages de tuniques, le révolutionnaire, par devant, ou le réactionnaire, inversion et perversion, par derrière (même les souples chimpanzés auraient du mal à s’auto-boutonner, non ?). Sur les verdoyants alpages tyroliens, vert de rage—couleur pâturage— risque de s’alpaguer —il en a des boutons— Napoléon Bistagne, cherchant la castagne au sommet contre un contrefacteur, avisé qu’il est par une walkyrienne contre(ut)factrice lui apportant par courrier recommandé la sommation à comparaître en procès contre César Cubisol. Bref, Bistagne tonne, on se déboutonne, c’est la guerre des boutonnages inverses rivaux, ouverte, déclarée, entre le génial créateur de la combinaison « Napoléon » (devant) et celui de la « César » (derrière) auquel César Napoléon Bistagne ne rendra pas ce qui ne lui appartient pas. Mais que va faire sur cette galère alpestre le Marseillais de la rue Saint-Ferréol, rêvant de Bandol et sa plage pour attaquer le plagiaire Cubisol qui jouera l’Arlésienne du Tyrol puisqu’il ne paraîtra jamais ?

 

 

LA GUERRE DES BOUTONS N’AURA PAS LIEU

 

 

 

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À cette guerre sans dentelles (mais… mais, peut-être les combinaisons en ont-elles ?) s’ajoute la guerre d’amour : Léopold aime Josépha qui aime Guy qui aimera Sylvabelle… Quatuor, quadrille ; ajoutez un autre couple, le leste rejeton de Cubisol et un beau zeste de fille zozotante et cela fait, en trois couples, un sextuor. Et en avant la musique ! Les solos alternent avec les duos et les chœurs, toujours mêlés habilement de danses par Estelle LELIÈVRE-DANVERS, valses, fox-trots, et même un ranz des Vaches qui Rient autant que nous, dans un rythme oxygéné des hauteurs, mais pas de tyrolienne de Piccolo…
Un rideau de scène peinturluré de sapins, encadré à cour et à jardin des hures hilares de deux chevaux (des bêtes) en carton découpé comme les deux chalets, agrémentés de quelques tables incrustées de motifs floraux tyroliens et sièges. Et avec tout le déploiement fidèle des costumes de la Maison Grout, plus tyroliens que nature, tabliers, jupes pour les dames, chapeaux feutre à plume, shorts, bretelles chaussettes à mi mollet pour les hommes. Voilà pour le lieu, encore célèbre de villégiature où se bousculent les estivants, accueillis par une armée chantante et dansante de serveurs stylés, dont Piccolo Lothaire LELIÈVRE, jeune et digne comme un groom.
Ah, oui ! Nous sommes dans l’auberge autrichienne de Saint-Wolfgang (oui, comme Mozart, que l’on canoniserait volontiers si l’on croyait aux saints, mais qui n’en a nul besoin puisqu’il est divin) où les gens qui en ont les moyens viennent chercher celui de se refaire une santé à l’air pur.
La rêche et revêche patronne rabroue son élégant maître d’hôtel Léopold qui a le tort d’être amoureux d’elle : comment peut-elle maltraiter le bien chantant, le beau Grégory BENCHÉNAFI, qui couve son amour, couvre l’ingrate de fleurs et lui roucoule : « Pour être un jour aimé de toi », voix tendre, souple, nuancée de brumes romantiques. Mais, ni rêche ni revêche, la pimbêche anti Léopold pour son Guy Florès d’avocat parisien, beau ténébreux au sourire étincelant et à l’œil de velours, Marc LARCHER, dont la voix solaire, chaude, dès qu’il arrive, fait monter la température : le désir de la dame et la rage de l’amoureux dépité. Et la voilà, l’accorte Jennifer MICHEL puisqu’il faut l’appeler par son nom,qui déploie l’éventail d’une voix ample, fruitée, offerte, épanouie, voluptueuse et enveloppante comme une promesse d’amour. Qui sera frustrée, tant pis pour elle : le Florès en question fait florès et la roue de sa ronde voix prenante, prenant sous son charme la jolie Sylvabelle Bistagne (Charlotte BONNET) au sourire radieux, au timbre limpide comme une source montagnarde dont son aigu a les pics lumineux : sourire pour sourire, voix pour voix, les deux tourtereaux s’assemblent. Comme se ressemblent les timbres plus doucement corsés et accordés de Léopold et Josépha, autre vérité que la dame comprendra à la fin.
Narcisse auto-proclamé, on n’est jamais si bien servi que par soi-même, souple comme un écureuil rieur et railleur, le béguin bondissant Célestin Cubisol, Vincent ALARY, une nature qui, du zozotement de sa belle n’a cure, ni dent dure car il est vrai que sa Clara, Priscilla BEYRAND, est à croquer, mais tendrement. Vive les couples heureux. Qui ont des histoires. Petites histoires du temps suspendu entre la Grande Histoire : 1930, opérette allemande adaptée et adoptée par la France entre deux Guerres mondiales…
Et l’on regrette même, en compensation joyeusement et pacifiquement belliqueuse, que l’affrontement au sommet entre Cubisol, absent, n’ait pas lieu avec Napoléon Bistagne quand on sait que celui-ci est personnifié par Antoine BONELLI, tout en rondeur mais hérissé de pointes (pas de casque teuton) mais sans accent pointu, Marseillais à couper au couteau, occupant le plateau comme un Empire personnel, qui déclenche la salve (inoffensive) des rires avant même d’ouvrir la bouche, un spectacle à lui tout seul, puis en shorts ! Et l’on regrette que son prénom ne soit pas exploité par le texte ni la scène quand on sait que ce Napoléon rencontre, incarné par Claude DESCHAMPS, le mélancolique Empereur d’Autriche François-Joseph (1830-1916, veuf de Sissi assassinée en 1898) dont l’empereur français, vainqueur du père, devint son beau-frère en épousant Marie-Louise… On lui pardonnera pour sa tristesse et sagesse, comme aux cuivres sonnant la chasse bestiale, qu’il vienne ici pour un concours de tir jamais de bon augure pour les bêtes et les hommes. Notre indulgence, qui n’est pas grande pour les massacreurs d’animaux, nous la réservons au plus inoffensif « Garde général des forêts », Michel DELFAUD, ineffable même fusil, pour rire, à l’épaule, inénarrable avec son compère Jean GOLTIER, en shorts obligés, autre couple hilarant. À ajouter au tableau de chasse de l’opérette.

 

 

 

Juif dansant

On n’aurait garde d’oublier, en Professeur Hinzelmann, Dominique DESMONS et l’on avoue frémir un peu à le voir, en noir, chapeau Loubavitch en tête, deux grandes mèches en spirales, les « payos », encadrant sa face barbue : l’image caricaturale du Juif qui, en rajoute d’ailleurs avec son histoire de petites économies débitées d’une petite voix à l’accent yiddish, qui nous rappelle quelqu’un. Dans le contexte des années 30 allemandes, par notre temps de retour d’antisémitisme à vomir, on craint le pire mais on s’abandonne au rire et l’on se dit, non : n’en déplaise au politiquement correct, ces blagues, comme les blagues corses, belges, auvergnates, marseillaises, etc, tout ce folklore nous appartient, il est à notre communauté sans discrimination d’origine. D’ailleurs, le voilà qui se lance, avec un autre quadrille dans une danse devenue patrimoine comique national, celle de Louis de Funès dans Rabi Jacob de Gérard Oury. Non, il ne faut pas renoncer au rire sain qui libère des haines : sa proximité, sa familiarité, c’est finalement notre fraternité.
Derrière moi, une vieille dame émerveillée, chantonnant les airs et commentant presque à haute voix les costumes avec sa voisine, avisant la factrice Walkyrie (détonante Perrine CABASSUD) en casque à cornes, chope de bière en main, dévorant une saucisse, s’écrie naïvement, indifférente aux frontières et anciens conflits, à voix basse : « Vé, la Gauloise, elle mange la choucroute ! »
Blagues tyroliennes, blagues juives, Walkyrie et Gauloise : tout le merveilleux œcuménisme culturel de notre Europe à tous. L’auberge tyrolienne est une vraie auberge espagnole : on y apporte ce qu’on a, culture et cœur.

 

thumbnail_2  P1070848 photo Christian DRESSE 2019

 

 

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COMPTE-RENDU, critique, opéra. MARSEILLE, Odéon, le 24 fév 2019. BENATZKY : L’Auberge du cheval blanc. Conti / Olivéros

L’Auberge du Cheval Blanc
(Im Weissen Rössl, 1930)
Opérette en 2 actes et 8 tableaux
Livret d’Erik Charell, Hans Müller et Robert Gilbert
Musique de Ralph Benatzky
(1887-1957)
Adaptation française de Lucien BESNARD et René DORIN

Marseille, théâtre de l’Odéon
23 et 24 février
L’Auberge du Cheval Blanc
de Ralph Benatzky

Direction musicale : Bruno CONTI
Chef de chant : Caroline OLIVÉROS
Mise en scène : Jack GERVAIS
Assistant mise en scène : Sébastien OLIVÉROS
Chorégraphie : Estelle LELIÈVRE-DANVERS
Décors Théâtre de l’Odéon ; Costumes Maison Grout

DISTRIBUTION
Josepha :Jennifer MICHEL ; Sylvabelle : Charlotte BONNET , Clara :Priscilla BEYRAND : Kathy :Perrine CABASSUD
Léopold : Grégory BENCHENAFI / 
Bistagne : Antoine BONELLI
 / Guy Florès :Marc LARCHER / 
Piccolo : Lothaire LELIÈVRE
 / Célestin : Vincent ALARY / 
L’Empereur : Claude DESCHAMPS
 / Le Professeur Hinzelmann : Dominique DESMONS ; Le Garde général des forêts :Michel DELFAUD ; Le Cook / Le Guide : Jean GOLTIER

Orchestre du Théâtre de l’Odéon
Chœur Phocéen (Chef de Chœur Rémy LITTOLFF).

Danseurs
Laura DELORME, Malory DE LENCLOS, Mylène MEY, Laia RAMON, Evgeny KUPRIYANOV, Serge MALET, Gérald NEEB, Sullivan PANIAGUA .

 

 

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Photos © Christian Dresse :
Le Marseillais Napoléon Bistagne et la factrice Walkyrie / Claire et Célestin, au milieu le Professeur juif / Florès et Sylvabelle dans le bleu.

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COMPTE-RENDU, opéra. MARSEILLE, Opéra, le 19 février 2019. GOUNOD : Faust. BORRAS, COURJAL. L FOSTER / N DUFFAUT.

COMPTE-RENDU, opéra. MARSEILLE, Opéra, le 19 février 2019. GOUNOD : Faust. BORRAS, COURJAL. L FOSTER / N DUFFAUT. À reprise d’une production, reprise d’une introduction sur une œuvre qui ne bouge pas, même remuée des remous qui accueillirent à Avignon cette mise en scène de Nadine Duffaut, certes, dérangeante, hésitant entre symbolisme et réalisme, mais jamais indifférente. À Marseille, au rôle de Wagner près, c’est la distribution qui est renouvelée.

 
 
 

L’OEUVRE : Diables d’hommes

 

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Sur l’homme vendant son âme au diable contre l’amour d’une jeune femme, l’Espagne connaissait déjà quelques pièces de théâtre,El esclavo del demonio (1612), ‘L’esclave du démon’, de Mira de Amescua et, entre autres plus tardives, El mágico prodigioso, ‘La magicien prodigieux’ (1637) [1] de Pedro Calderón de la Barca, inspirée de la légende des saints Cyprien et Justine, martyrs d’Antioche, IIIe siècle : pour l’amour de la jeune chrétienne, le jeune savant païen, qui s’interrogeait sur le pouvoir absolu d’un Dieu unique contre la pluralité dissolue du panthéon des dieux antiques, signe un pacte avec le Diable. C’est aux écrivains allemands du Sturm und Drang, dont Herder, Schiller et Goethe, férus de culture espagnole antidote au classicisme français, que l’on doit le renouveau de l’intérêt pour la poésie du Siècle d’Or espagnol (Gœthe en adaptera des poèmes) et son théâtre, dont s’abreuvera aussi Hugo.

Il est probable que Gœthe y ait puisé, pour sa fameuse tragédie, l’enjeu de la femme dans le pacte avec le diable, étant absente dans le livre source, Historia von Dr. Johann Fausten dem weitbeschreyten Zauberer und Schwarzkünstler…,couramment appelé Faustbuch, ‘le Livre de Faust’, paru à Francfort en 1587.Ce recueil populaire s’inspirait des légendes ténébreuses entourant le réel Docteur Johann Georg Faust (1480-1540), alchimiste allemand, astrologue, astrologue, nécroman, c’est-à-dire magicien. Un Musée lui est consacré à Knittlingen, sa ville natale.

La science rationnelle moderne, n’était pas encore sortie de la gangue des sciences occultes dans lesquelles, astrologue et astronome confondus, dans les secrets encore incompréhensibles, on voit souvent, par crainte et superstition, la main, la griffe du diable. Ainsi, la mort du savant Docteur Faust en 1540, dans une explosion due sans doute à ses recherches chimiques ou alchimiques, passera pour le résultat de ses expériences diaboliques, du pacte qu’il aurait passé avec le Diable, signé de son sang, pour retrouver la jeunesse sinon l’amour. [2]

Ce livre, qui sera aussi traduit avec succès en français en 1598, sera adapté, d’après la traduction anglaise, par Christopher Marlowe dans sa pièce La Tragique Histoire du Docteur Faust (1604) et, donc, deux siècle après, pa Johann Wolfgang von Gœthe dans son premier Faust(1808), qui fixera dans l’imagerie romantique, la touchante figure de Marguerite au rouet : séduite, enceinte, abandonnée, matricide, infanticide enfin : condamnée à mort, et refusant d’être sauvée avec la complicité de Méphistophélès, pour le salut de son âme.Son contemporain, Gotthold Ephaim,avait aussi commencé, sans l’achever, une pièce sur Faust en 1759.

Berlioz avait représenté à Paris, sans guère de succès, en 1846, La Damnation de Faust [3] d’après la célèbre pièce de Goethe traduite en 1828 par Gérard de Nerval: « Pour la ‘Chanson du rat’,il n’y avait pas un chat dans la salle », constatera cruellement Rossini. Ruiné, Berlioz s’exile. Gounod sera plus heureux. Hanté par le thème, gratifié du bon livret que lui écrivit Jules Barbier, la contribution de Michel Carré, auteur d’un drame intitulé Faust et Marguerite, se limitant à l’air du Roi de Thulé et à la ronde du veau d’or, deux beaux textes, il est vrai. Après des remaniements, l’opéra triompha en 1859, et rivalise en popularité dans le monde avec la Carmen de Bizet.

 
 
 
 
 
 

REALISATION

 
 
 

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Vaste demeure dévastée de l’hiver d’une vie à vau-l’eau : vanité des vœux, des rêves du savoir, des souvenirs évanouis à l’heure des bilans, des faillites, quand les regrets remplacent les projets. Vautré, avachi sur un immense prie-Dieu, un lit, dont la traverse est une croix, qui se multiplie en ombres, le vieux Docteur Faust se lamente avant d’être relayé par le jeune, vivifié par le pacte de sang ou transfusion sanguine, salvateur élixir de jouvence, dont le garrot élastique devient, comme un crachat, lance-pierre offensif d’un chenapan Méphisto contre une effigie christique.

Efficace scénographie unique d’Emmanuelle Favre dans des clair-obscur, au sens précis du terme, mélange de lumière et d’ombre à la Rembrandt, virant parfois aux contrastes rasants caravagesques (lumières de Philippe Grosperrin), qui arracheront à la pénombre les têtes d’une foule de spectres goyesques, cauchemar plein de choses inconnues, funèbre carnaval émergeant, surgissant des trappes, sinon des enfers, des arrière-fonds, des bas-fonds de l’âme sans doute, comme un retour du refoulé. Surplombant la scène, théâtre dans le théâtre, une autre scène ou tableau : un Christ de profil au regard douloureux sur ce monde, témoin apparemment aussi impuissant que le vieux Faust omniprésent rêvant ou revoyant sa vie au moment de sa mort, apparaissant ponctuellement dans le cadre, ainsi que divers personnages, dont le théâtral Méphistophélès. Rêve ou mirage, Marguerite est projetée en immense portrait.

Plafond effondré, tout est terreux, ruineux, grisâtre, brunâtre, ainsi que les costumes (Gérard Audier) ; le seul éclat sera celui de Marguerite, toute fraîche en robe vichy bleu à la Brigitte Bardot des années 60, apparemment seule vivante dans ce monde fantomatique, escortée de Dame Marthe, plus rieuse que pieuse, impérieuse, en austère tailleur noir. Une marionnette géante descendant des cintres de la manipulation diabolique symbolise la jeune fille. Le Faust jeune, aura l’éclat d’une chemise blanche sur ses jeans et Méphisto, en blouson de cuir, arbore des souliers rouges et non des pieds de bouc comme signe de son origine, comme le coffre et non coffret des bijoux, dont on s’étonne que Gretchen, Margot, ne l’ait pas vu du premier coup d’œil tant il accapare abusivement l’espace et la vue. Pas de rouet mais un nécessaire de couture de jeune fille de ce temps, pliée aux travaux de ménage et d’aiguille. Jolie trouvaille, le bracelet dont se pare la jeune fille est vraiment « une main qui sur [son] bras se pose », surgie magiquement de la marionnette diabolique. C’est la poupée mécanique, menaçante, de l’univers fantastique des Contes romantiques d’Hoffmann par la manipulation du Diable.

Sur les murs lépreux, des projections de vagues fleurs —pas forcément heureuses déjà à Avignon, et encore moins dans le vaste plateau marseillais qui les dilue—figurent un invraisemblable jardin et l’invisible bouquet d’un jeune Siebel masculin éclopé, expliquant sans doute sa réforme, il ne part pas à l’armée ; plus dramatiquement parlantes, celles d’actualités cinématographiques de nébuleux soldats coloniaux du retour des troupes qui (dé)chanteront une gloire discutable des aïeux dont la mise en scène de Nadine Duffaut, loin de donner dans le cliché de la guerre jolie, montre la vérité, les blessés, les estropiés, les gueules cassées, les morts : sous le regard du Christ semblant regarder de biais et non de front le monde, sous l’écrasante croix, on se pose inévitablement la question de ce « Dieu bon » que priera Marguerite à la fin qui permet cet enfer sur terre, autorise finalement ce Démon tout puissant, encore que terrassé parfois comme un vampire par l’ombre ou la lumière de la croix qui le crucifie. Sous le détail, décoratif en apparence, on retrouve l’humanité inquiète, militante et non militaire, de Nadine Duffaut.

En somme, refusant le faste facile, néfaste souvent au drame, la mise en scène propose une lecture nouvelle de cette tragédie, parlant plus à l’esprit que séduisant les yeux.

 
 
 

INTERPRETATION

 
 
 

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D’emblée, on est capté par le rythme, sans concession aux « numéros » que le public attend pour applaudir, qu’impose Lawrence Foster à la partition. On a la sensation de redécouvrir cette œuvre usée de trop d’usage et d’habitudes paresseuses : une rigueur diabolique qui gomme les émollients clichés romantiques et, malgré les parenthèses obligées d’amour et de rêve du jardin, depuis le début, tout semble courir, concourir, dans la fièvre, à la course finale à l’abîme au galop haletant méphistophélique. Une conception globale perceptible malgré la longueur de l’œuvre. Et tout cela sans rien sacrifier au détail. Dans la « Sérénade » de Méphistophélès, on croit entendre les rires, les railleries des instruments qui nous font soupçonner que Gounod n’ignorait pas le persiflage instrumental du « Catalogue » de Leporello dans le Don Giovanni de Mozart dont son amie Pauline Viardot avait sans doute pu lui passer la partition qu’elle avait achetée. En tous les cas, on sent, dans cette interprétation magistrale toute la finesse mozartienne loin des pesanteurs orchestrales à la mode romanticoïde. La scène de l’église est angoissante avec cet orgue lointain et menaçant (Frédéric Isoletta) dont les vagues ondes semblent avancer pour engloutir Marguerite.

Les chœurs (Emmanuel Trenque), peut-être déshumanisés par les masques, trouvent alors leur pleine humanité par la musique et ils sont saisissants : les reproches à leur héros Valentin incapable de pardonner en mourant à sa sœur sont bouleversants d’une vérité morale, humaine et religieuse, qui dépasse leur apparence spectrale.

À certains moments de liesse populaire ou sensuelle, entre ciel et terre, trois acrobates semblent défier la pesanteur d’ici-bas.

Le baryton Philippe Ermelier qui figurait dans la production d’Avignon, confirme avec bonheur ce que j’en disais : c’est un solide Wagner de taverne digne compagnon sinon d’embauche guerrière, de bamboche, de débauche de bière ou vin qui hésitera moins entre les deux boissons qu’il ne les alternera. Originalité de cette mise en scène, le pénible aujourd’hui rôle travesti de Siébel, dévolu à un mezzo léger, est rendu à sa vérité théâtrale de jeune homme amoureux : Kévin Amiel bien qu’affublé d’une prothèse d’éclopé —sans doute blessure de quelque aventure militaire qui montre que la guerre est bien contre toute éthique et esthétique, contre la morale, la bonté, la beauté. Il est jeune, touchant, voix ronde de ténor de toutes les tendresses et délicatesses du cœur et il incarne, dans une vérité immédiate et sensible, l’amour désintéressé, la compréhension, la compassion humaine et chrétienne envers la Marguerite rejetée par la communauté.

Élément de comédie, d’opéra-bouffe, Dame Marthe, savoureuse, voluptueuse, veuve vite joyeuse, sous l’uniforme trop étroit de la duègne austère, vite maquerelle, faisant couple, sinon accouplée au fuyant Méphisto qui ne succombe pas à la tentation, tenté sans doute par d’autres types d’amours comme semble le suggérer le pluri-sexe Walpurgis, est campée avec une vivacité aiguë par la piquante mezzo Jeanne-Marie Lévy.

Le baryton Étienne Dupuis, a tout l’héroïsme de Valentin, voix aussi large et généreuse qu’il le sera peu pour sa sœur, par ailleurs très expressif, effrayant et sans compassion en maudissant Marguerite comme le fera Méphisto.

Celui-ci, c’est Nicolas Courjal (photo ci dessus): il mène le bal, et danse, se dandine même au son de ce transistor dont il tente, par la magie révolutionnaire de l’appareil, de tenter le vieux Faust dont les élucubrations de toute une vie n’auront pas suffi à créer ou imaginer cette merveille, ce miracle technologique. Il est un sacré diable facétieux, espiègle, qui épingle les ridicules de certains, diablement sûr de lui, sauf des faiblesses à la Croix, jouant des mains et des doigts comme on aspergerait les dévots d’une eau bénite, maudite plutôt, infernale. La tessiture est tendue, surtout dans le « Veau d’or » mais il s’en tire avec aisance, retrouvant des creux de graves infernaux à sa mesure. En moine blanc, dans la remarquable scène de l’église contre Marguerite, plus de plaisanterie : c’est le Démon dans une atroce volonté de destruction de la frêle jeune femme.

Celle-ci est incarnée par Nicole Car : elle a une saine vitalité, un sourire rayonnant, un regard solaire, qu’on imagine mal en général pour la fragile héroïne romantique des froideurs nordiques mêmes réchauffées par un Diable mutin. Ses exclamations de joie « Ah, je ris… », elle ne les donne pas en fines notes piquées de la glotte, toujours dangereuses pour l’organe, mais d’une voix large moins de jeune fille que de femme prête, sinon à croquer les diamants, à dévorer la vie qu’elle découvre avec enthousiasme. Cette solidité prend un sens tragique dans la scène grandiose de l’église où elle affronte le démon dans l’ombre, opposant la force de sa foi à la puissance infernale et sa prière qui clôt l’épisode est déjà la victoire qui annonce celle de son hymne final : « Anges pures, anges radieux… »

Marguerite accouche

Autre signe de l’humanisme réaliste de Nadine Duffaut, on voit Marguerite enceinte, ce qui est dissimulé toujours, à peine dit par de plus pudiques que pieuses allusions : mais c’est la réalité de son drame. Des spectateurs se sont offusqués de la voir accoucher, aidée par la compassionnelle Marthe, après la malédiction du frère. Mais cet enfant qu’elle noiera, qui lui vaudra sa condamnation à mort, occultée ici celle de sa mère, semble être parti avec l’eau du bain de la pudibonderie qui, pour oraison funèbre, ne lui concède qu’une rapide phrase de Faust, alors que c’est le cœur de la banale et triviale tragédie de la fille séduite et abandonnée.

Deux Faust

L’un des problèmes du théâtre, c’est sans doute la présentation d’un personnage à deux âges de sa vie, doublé ici par la difficulté que la métamorphose se fait à vue. Loin de grimer et de dégrimer ostensiblement le vieil héros prêt à se faire une injection mortelle de drogue et piqué sans doute à l’élixir de vie par Méphisto de ce même sang de la signature du pacte infernal, Nadine Duffaut a opté pour deux Faust, le vieux,c’est Jean-Pierre Furlan, dont la voix toujours juvénile anticipe sur sa nouvelle jeunesse infernale. Il est émouvant dans ses regrets et adieu à la vie, Faust encore sans faute, qui restera sur scène en témoin accablé de son pacte fautif sous le regard d’un Christ douloureux, sous l’ombre portée de la croix, poids de son péché, éternel stigmate de sa damnation, ou rédemption par ce regard qui semble le hanter dans ce théâtre des ombres du monde. C’est sûrement l’une des réussites de cette audacieuse mise en scène : ce regard rétrospectif à la fin de la vie, à l’heure cruellement lucide des bilans. Et soudain, sans solution de continuité, c’est le jeune Faust qui surgit, insolent et insultant de jeunesse moins physique que vocale, encore qu’un peu empêtré dans sa corpulence mal fagotée dans un blouson de teenager d’un joyeux luron avide de rattraper le temps perdu, à corps perdu. Dans ce sens, on comprend, en contrepoint physique maillée, émaillée de ces acrobates du plus bel effet graphique, perchés sur la croix du prie-Dieu devenu lit de débauche multi-libertine pour un heureux Faust repu plus qu’en repos.

La voix de Jean-François Borras est ronde, onctueuse, souple, d’une égale qualité dans tous ses registres, suavement triomphante dans l’aigu dès l’effet méphistophélique non méphitique mais bénéfique de Méphisto. Et voilà notre vieillard savant, oublieux des grands mystères du monde qui faisaient sa sublime ambition, qui chante, tout guilleret, un couplet digne d’un épicurien et contemporain bourgeois d’Offenbach, Brésilien ou Baron, qui borne, ou au contraire chante une insatiable ambition très Second Empire, « s’en fourrer jusque-là », avide de plaisirs terrestres et non plus spirituels ou intellectuels :

À moi, les plaisirs,

Les jeunes maîtresses,

À moi leurs caresses […]

Et la folle orgie

Du cœur et des sens.

Un Faust bourgeois plus physique que métaphysique.

 
 
 

[1] J’ai adapté cette pièce sous le titre de Faust vainqueur ou le procès de Dieu à la demande du metteur en scène Adán Sandoval.

[2] Sur les divers Faust, je renvoie à mon livre Figurations de l’infini. L’âge baroque européen, Prix de la prose et de l’essai 2000, le Seuil, 1999, « De Dieu le Père au Père-Dieu », « La fin des thaumaturges », p.389-399.

[3] Berlioz ne devait pas ignorer la pièce de Calderón, si admiré par Wagner qui dit, dans une lettre à Liszt, qu’il le lit pour maintenir l’inspiration de son Tristan. En tous les cas, l’invocation à la nature de son Faust est très proche de la tirade lyrique de Cyprien découvrant sa puissance diabolique dans Le Magicien prodigieux. Cf mon livre, Figurations de l’infini, op. cit. , p. 398.

 
 
 
 
 
 

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Faust de Gounod à l’Opéra de Marseille
Coproduction Opéra Grand Avignon / Opéra de Marseille / Opéra de Massy / Opéra Théâtre Metz Métropole / Opéra de Nice / Opéra de Reims
A l’affiche les 10, 13, 16, 19, 21 février 2019

Direction musicale: Lawrence FOSTER
Mise en scène: Nadine DUFFAUT
Décors: Emmanuelle FAVRE
Costumes: Gérard AUDIER
Lumières: Philippe GROSPERRIN

Marguerite: Nicole CAR
Marthe: Jeanne-Marie LEVY

Faust: Jean-François BORRAS
Vieux Faust: Jean-Pierre FURLAN
Méphistophélès: Nicolas COURJAL
Valentin: Étienne DUPUIS
Wagner: Philippe ERMELIER
Siebel: Kévin AMIEL

Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille

Photos : Christian Dresse
Les deux Faust ;
Méphisto ;
Combat e Marguerite contre le Démon.

 
 
 
 
 
 

COMPTE RENDU, critique, opéra. MARSEILLE, Odéon, le 20 janvier 2019. LEHAR : La veuve joyeuse. Membrey / Lepelletier.

COMPTE RENDU, critique, opéra. MARSEILLE, Odéon, le 20 janvier 2019. LEHAR : La veuve joyeuse. Membrey / Lepelletier. Oui, vive la Veuve ! On ne criera pas pour autant « Mort aux maris ! » par prudence, presque chacun l’étant, l’ayant été ou le sera. Encore que la disons Pension de réversionque le vieux Palmieri de Marsovie laisse en mourant élégamment très vite à sa jeunesse d’épouse Missia, plus que le budget restauré de la petite principauté d’Europe centrale ruinée, une constellation de millions, ferait le bonheur d’une myriade internationale de prétendants, soupirants aspirant à sa main pour restaurer leur fortune, ou la faire, pour la dilapider en restaurants chics parisiens avec champagne à gogo et gogo girls en campagne, dans cette capitale du monde et de la fête qu’est ce Paris de la fin du XIXesiècle où tout le monde se retrouve, mondains comme fripouilles, entre le Maxim’s cher déjà à tel Président d’hier, cher à faire rire jaune même un gilet d’aujourd’hui, et lieux de plaisirs racaille et canaille des hauteurs de la Butte à putes de Pigalle et Montmartre.

 

 

 

VIVE LA VEUVE !

  

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Mais, pour éviter l’évasion fiscale de la Veuve, fatale aux finances de la Marsovie, l’Ambassadeur à Paris complote pour lui donner pour époux un Marsovien non venu de Mars, le Prince Danilo, attaché d’Ambassade, peu gourmé gourmet, gourmand d’affriolantes gourgandines parisiennes, apparemment peu tenté par la tentante Veuve, dont on apprendra que son cœur battit autrefois pour elle, avant que celui du mari n’en claqua d’amour.
Bref, léger, très léger argument du vaudeville initial d’Henry Meilhac (1830-1897), prolifique auteur, viveur et noceur, fréquentant réellement le monde de la fête du Gai(pas encore officiellement gay) Parisqu’il décrit. Avec son complice Ludovic Halévy, rencontré un an avant cette pièce, en 1860, il commencera une intense collaboration de près de vingt ans, semée de chefs-d’œuvre, les livrets érudits et comiques des plus célèbres opérettes de Jacques Offenbach, La Belle Hélène(1864), La Vie parisienne(1866), La Grande-duchesse de Gérolstein(1867) et La Périchole(1868) et, naturellement, Carmende Georges Bizet (1875), etc. Une œuvre prolifique, rentable, qui permettait à ce célibataire endurci de vivre sa vie sans veuve à laisser ni à désirer pour son argent.
Ici, l’argument est bien mince, encore aminci par la nécessité d’une adaptation pour la musique, qui allonge toujours le temps des textes. Mais cette pauvreté dramatique est habillée, enrichie d’une musique qu’on a beau connaître semble-t-il depuis toujours tant elle a une sorte d’évidence intemporelle de la mémoire collective et individuelle, qu’on est toujours étonné de la redécouvrir dans la fraîche beauté de sa paradoxale et déjà ancienne éternité.
On retrouve donc l’Odéon, seule maison en France entièrement vouée et dévouée à l’opérette et, dans le foyer, à des récitals d’airs d’opérettes (Une heure avec… un ou deux grands chanteurs) hors des pièces de théâtre en tournée.C’est avec un plaisir à la fois enfantin et érudit que l’on découvre de simples décors en carton peint d’un temps où le théâtre s’acceptait humblement comme théâtre, avec ses voyants artifices, et l’on se dit que Mozart, notamment avec sa miraculeuse Flûte enchantée populaire, devait en connaître de semblables. Ici, de symétriques colonnades à boulons d’architecture industrielle du temps, et, en fond de lumières changeantes, une Tour Eiffel contemporaine, chef-d’œuvre métallique d’industrie, illuminée par le miracle aussi contemporain de la « Fée électricité ». Les costumes, de l’Opéra de Marseille, comme toujours, seront élégants, d’époque aussi mais avec, dans les scènes de liesse nationale, d’un folklore imaginaire d’Europe centrale de fantaisie pour cette fantasque Marsovie, une minuscule parcelle imaginaire du vaste Empire austro-hongrois qui va bientôt voler en miettes : comme les fastes du Titanic, ceux de cette Belle Époque feront aussi naufrage avec cette folie suicidaire d’une Europe en Guerre de 14-18. Mais la musique, elle, surnagera et vivra pour notre bonheur.

 

 

 

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À la direction musicale, Bruno Membrey la traite amoureusement, la caresse, suivi avec une effusion affective par un Orchestre de l’Odéon au mieux de son engagement et l’on apprécie la finesse des timbres mis en relief de certains pupitres. Le Chœur phocéen de Rémy Littolf fait plus que jouer le jeu : il joue avec un contagieux plaisir dans le rythme très musical, sans temps mort qu’Olivier Lepelletier, autre spécialiste de ce répertoire respectueusement servi, donne à sa mise en scène, avec une distribution où, du dernier comparse aux rôles principaux, chacun, sans s’économiser, contribue avec bonheur au nôtre par son engagement et son talent. D’ailleurs, les « Bis ! » qui fusent de la salle et les généreuses reprises par toute la joyeuse troupe des couplets de la fin, à n’en plus finir, sont une gratitude, une reconnaissance par le public, de tout ce travail élaboré à la fois individuellement et collectivement.

Même des figures, de simples silhouettes sont campées avec une précision loufoque, ainsi les comparses Pritschitch (Jean-Luc Épitalon) et Bogdanovitch (Michel Delfaud), paire devenue trio avec le Kromski d’Antoine Bonelli qui n’a même pas besoin de chanter : il lui suffit de ralentir une syllabe, de dénouer lentement le ruban de la missive, pour déchaîner les rires, tous en peine d’épouses encanaillées. Dans ce domaine, sans non plus chanter, Simone Burles est une, lubrique Praskovia lancée à l’assaut sexuel du Prince Danilo. Dans un finale festif endiablé, Carole Clin est unecManon menant Maxim’s de main de maître, pardon, de maîtresse, et à la cravache !
Avant de reprendre dans ce lieu même sa Gaby Deslys marseillaise qu’il a ressuscitée, Christophe Bornest un Guatémaltèque haut en couleurs et timbre de voix de ténor, duo avec la voix de baryton du D’Estillac de Frédéric Cornille, remarqué à l’Opéra dans Traviata, joyeuse paire de compères prétendants intéressés de Missia.
Dans la catégorie mari aveugle, stentor à grande gueule tonitruante sur ventre trônant et moustaches avantageuses, Olivier Grandest un Baron Popoff inénarrable de suffisance et de naïveté face à sa femme. Et quand celle-ci est la piquante Caroline Géa, qui fut aussi ici une digne et remarquable Fille de Madame Angot, l’Ambassadeur marsovien a intérêt à veiller à ses quartiers de noblesse : la belle Nadia, jouant les mutines, câlines et coquines Zerlina, allusion musicale de la pièce à Don Giovanni, veut et ne veut pas, ne veut pas et veut, très lyriquement en forme, finit tout de même, comme dans les Noces de Figaro, autre clin d’œil, par entrer dans le propice « joli pavillon » que lui chante et ouvre, d’une superbe voix d’amant postulant, Camille de Contançon, un élégant, romantique et ardent ténor Christophe Berry. Il est vrai que ledit pavillon a la forme d’un éventail qui, comme dans Tosca, a sa part dans l’intrigue.
Fort heureusement, la générosité de Missia, la Veuve, la sauvera du déshonneur conjugal dans lequel elle veut et ne veut pas sombrer mais on sent bien qu’elle succombera un jour. À moins qu’elle ne soit vite veuve de son pouffant Popoff d’époux.
Voulant et ne voulant pas non plus succomber, lui aux charmes de la Veuve, du moins l’affirme-t-il, Danilo, le Prince décadent, est incarné par Régis Mengus, qui fut ici un superbe Ange Pitou dans la Fille de Madame Angot. Il lui prête sa prestance et un beau timbre de baryton large et chaud, et un talent d’acteur qui sait donner comme une distance même en chantant son crédo libertin, nimbant sa voix d’un grain de mélancolie : vanité, vacuité de cette vie ou chagrin secret de l’amour désintéressé raté dans sa jeunesse avec Missia : « Manon, Lison, Ninon… » ne sont sans doute que la ronde des figures interchangeables, même dans leur sonorité qui riment, mais ne riment à rien, de l’amour sûrement avec un grand tas mais non de l’Amour avec un grand A de la Missia perdue, pauvre, retrouvée riche mais perdue pour le sentiment, qui ne s’achète pas.
Cette Veuve que l’on dit joyeuse, toute riche qu’elle soit de feu son mari, ne l’est pas plus qu’il ne faut et garde le sourire et la tête froide au milieu des assauts galants de galants par l’odeur du fric attirés. Ils ont beaux jouer les boys empressés de comédie américaine lui offrant, espérant plus, des joyaux dans une scène où elle est érigée en Marylin Monroe, elle ne chante pas pour autant Diamants are girl’s best friends, Danilo, l’amour de jeunesse étant pour elle un trésor d’une autre trempe. Elle n’est même pas coquette, c’est plutôt lui le coquet caquetant comme un coq dans le poulailler de ces dames vénales qu’il n’a même pas eu à conquérir mais à prendre ou même à ramasser. Pourtant, que d’atouts déploie, sans outrancière ostentation, la Missia de Charlotte Despaux ! Bonne actrice, blonde, belle sans agressivité, physique de poupée, elle a une voix facile, ample, au médium fruité, aux aigus chaleureux, menée avec un art consommé du chant :sa ballade de la légende de Vilya, « la dryade aux yeux mystérieux », est un moment de poésie, un appel, un rappel au passé d’un amour vivant à Danilo.

 

 

 

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La musique déroule, dans un enchaînement voluptueux, airs solistes, duos, ensembles, danses, d’une grande beauté. Le septuor « Ah, les femmes, femmes, femmes ! »  y est le plaisant couplet d’une misogynie neutralisée par son excès même, scandé avec un grand dynamisme. La danse ne pouvait manquer, marquée du sceau d’Offenbach dont le souvenir passe aussi dans l’œuvreavec ses satiriques politiques cancaniers et les érotiques cancans et french-cancan. Mine de rien, avec sa mine naïve et sa candide chevelure, le FiggdeJacques Lemaire entre dans la danse avec des transes de trans ou travesti levant la jambe, déchaîné au milieu du déchaînement chorégraphique réglé par Esmeralda Albert où Adonis Kosmadakis est un Valentin le Désossé plus souple et démantibulé que nature. À s’en démantibuler les mâchoires de rire.

 

 

 

 

 

 

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COMPTE RENDU, critique, opéra. MARSEILLE, Odéon, le 20 janvier 2019. LEHAR : La veuve joyeuse. Membrey / Lepelletier.

Die lustige Witwe(1905)
LA VEUVE JOYEUSE
Opérette en 3 actes DE
FRANZ LEHÃR
Livret de Victor LÉON et Léo STEIN
d’après  L’Attaché d’ambassade (1861) d’Henri Meilhac

La Veuve joyeuse de Franz Lehár
Marseille, Théâtre de l’Odéon,
Les 19 et 20 janvier 2019
Direction musicale : Bruno MEMBREY
Mise en scène : Olivier LEPELLETIER
Chorégraphie :  Esmeralda ALBERT

Missia Palmieri: Charlotte DESPAUX
Nadia : Caroline GÉA
Manon :  Carole CLIN
Praskovia:Simone BURLES
Prince Danilo : Régis MENGUS
Baron Popoff: Olivier GRAND
Camille de Contançon : Christophe BERRY
Figg:Jacques LEMAIRE
D’Estillac:Frédéric CORNILLE
Lérida:Jean-Christophe BORN
Kromski: Antoine BONELLI
Pritschitch : Jean-Luc ÉPITALON
Bogdanovitch : Michel DELFAUD

Danseurs :Esmeralda Albert, Doriane Dufresne, Léha Henry, Adonis Kosmadakis, Mathilde Tutialis.

Illustrations : Christian Dresse
1 – Le coq et ses poulettes (Mengus et girls);

2 – “Diamants are girl’s best friends” (Veuve et prétendants);
3 – “Heure exquise…” (Missia, Danilo);

COMPTE-RENDU CRITIQUE, comédie musicale. MARSEILLE, le 23 janv 2019. NEVROTIK HÔTEL. Michel Fau

COMPTE-RENDU CRITIQUE, comédie musicale. MARSEILLE, le 23 janv 2019. NEVROTIK HÔTEL. Michel Fau / Antoine Kahan … Chambre, oui, d’hôtel et rose comme un bonbon ou un smashmallow qui, s’il ne dégouline pas des murs, c’est qu’ils ont la rigidité du carton-pâte rigidement découpé et peint tels les décors de Picasso pour les Ballets russes ou de Cocteau sous l’Occupation. Pompeuse entrée de rideaux de vrai ou faux théâtre, de guingois, mur de traviole pour un lit et appliques murales en simili style Louis XV stylisé, fétiche épate-bourgeois, ou plutôt Louis Caisse Lévitan pour la sous-catégorie populaire d’un peuple qui, pour avoir guillotiné un roi, ne s’en remit jamais, béatement admiratif et nostalgique des fastes de la royauté. Le tout abondamment, hyperboliquement fleurdelysé au pochoir pour que nul n’en ignore. Un angelot baroque doré sur la table de nuit et, de l’autre côté, un téléphone rose hollywoodien. Deux chaises aux pieds de biche de même faux style viennent compléter la chambre.

 

 

 

LA VIE EN ROSE (BONBON)
Névrotik Hôtel

 

 

 

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Fait irruption, éruptive, une dindonnante dondon, plantureuse plante plus à craquer qu’à croquer dans sa robe végétarienne, Marylinisée comme on dirait caramélisée, blond plus filasse que mousseux, escarpins dorés, embagouzée et emperlouzée : tous les voyants attributs multipliés de la vieille star trop tard durée, de la diva déchue de sa divinité, aussi branlante malgré son armature apparente que ces lignes déclinantes du décor. Gestes et prolifiques formes impériales et voix impérieuse, restes d’une majesté et autorité perdues, capricieuses et tyranniques exigences exercées désormais sur les sans grade, l’invisible standardiste de la réception ou le groom grimé, mince moustachu, cintré dans son uniforme rose de petit soldat de plomb, dont elle va faire, à son corps défendant, ou défendu, sinon un souffre-douleur, un mercenaire acteur de jeux de rôle de ses fantasmes apparemment jusque-là inassouvis, peut-être, faute encore d’atouts, comme un va-tout de la dernière chance,vaisseaux brûlés d’un dernier voyage sans retour.

Gestes et générosité théâtralement larges, elle offre pourboires et contrat comme elle jouerait les restes de sa fortune à la roulette, sûrement russe dans on ne sait quel désespoir qui perce sous les discours emphatiques, déclamatoires, d’abord sur la laïcité, contre le communautarisme, avec une revendication zinzin de zen bouddhique à la mode et, plus tard, une belle tirade sur le préavis avant licenciement ou démission. Pleine d’effets, la voix fait défiler des registres, de tête, de poitrine, dans une rhétorique stylisée du mélange des genres sexuels, mais sans caricature, adhérant au personnage et non visant une personne.

Puis Lady Margaret, puisqu’il faut l’appeler par son nom, Lady Margarine pour le groom, son « boy » facétieux, se lance dans une chanson sur la mer visible de la fenêtre de cet hôtel normand à la Proust, loin de celle de Trénet mais qu’on ne peut manquer d’avoir pour horizon mémoriel. Le texte est intéressant par ses trouvailles mais difficile à suivre dans ses jeux verbaux, et à mémoriser par une musique qui, en revendiquant ce répertoire n’en a pas pour autant la simplicité musicale qui accroche et reste.Les deux personnages, tour à tour, seront solistes ou duettistes dans des airs dont les vers, difficiles à retenir, sont pleins de fantaisie, avec des rives, des dérives phoniques parfois oulipiennes et œdipiennes telles les déclinaisons de « mer » en « mère », allusion au rapport maternel, inconsciemment incestueux, entre les deux personnages, où le son vague, divague, extravague, ou bien la logique des rimes fatalement en —ex du Printemps au Sussex(clin d’œil sexuel grivois ?), ou encore le Syndrome de Stockholm.

C’est intelligent, subtil, peut-être trop pour être bien perçu, comme les clins d’œil ou allusions dont est semé le texte, Barrage contre le Pacifique de Duras ou son Amantasiatique, qui révèle soudain, après l’hystérie du tableau du Mont Blanc, la faille du personnage d’amour blessé par un amant indien mythifié dans l’Himalaya de sa perte. Ce qui explique peut-être le nom de Lady Marguerite, autre Marguerite Duras, dont le couple final avec le jeune Yann Andrés modèle implicitement celui sadomasochiste et presque incestueux avec le groom.

vie-en-rose-bobon-nevrotik-hotel-critique-opera-critique-spectacle-sur-classiquenewsLes deux acteurs sont remarquables, Michel Fau laissant entrevoir le vrai sous le faux, la fragilité désespérée sous le masque de la matrone autoritaire et, sous l’apparente fragile raideur du groom, Antoine Kahan s’avère un athlète tout muscle qui peut, appuyé sur deux avant-bras, jouer l’angelot cambré des rêves de la finalement touchante Lady Margaret, sans doute une grande âme trahie par la vie. Plus que chanter à proprement parler si en termes lyriques sérieux on parle, tous deux jouent à chanter, et bien, variant intentions, intonations et couleurs. À jardin, les trois musiciens, piano, violoncelle qui tapisse les airs, accordéon aux envolées parfois symphoniques, s’amusent parfois à meubler les scènes d’effets dramatiques dignes d’accompagnements de films muets expressionnistes. Les musiques des chansons, il faudrait les réécouter pour formuler un jugement plus fondé, toujours belles dira-t-on globalement, mais on n’a rien retenu pour accrocher, du premier coup, l’oreille. Par ailleurs, comme les divers rôles du jeu contraint, hégélien de la maîtresse et de l’esclave, avec son inévitablement renversement dialectique, on n’en perçoit pas la logique dramatique et la continuité, scènes décousues, juxtaposées, de même les chansons, enfilées comme des perles auxquelles, paradoxalement, manquerait le fil.

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LA VIE EN ROSE (BONBON)
Névrotik Hôtel
Comédie musicale de chambre
Marseille, la Criée, le 23 janvier 2019
Présenté du 23 au 26 janvier 2019

Avec Michel Fau, Antoine Kahan

Piano : Mathieu El Fassi.
Accordéon : Laurent Derache.
Violoncelle : Lionel Allemand

Mise en scène : Michel Fau

Trame et dialogues : Christian Siméon. Chansons : Michel Rivgauche, Julie Daroy, Pascal Bonafoux, Jean-François Deniau, Christian Siméon, Hélène Vacaresco, Claude Delecluse et Michelle Senlis Musiques Jean-Pierre Stora DécorEmmanuel Charles Costumes David Belugou Lumières Joël Fabing.Maquillages Pascale Fau. Perruque : Laure Talazac. Assistant à la mise en scène : Damien Lefèvre. Collaboration artistique :Sophie Tellier

Production ScenOgraph, Scène conventionnée théâtre et théâtre musical – Figeac, Saint-Céré – Festival de Figeac / Production déléguée C.I.C.T. – Théâtre des Bouffes du Nord

Photos : © Marcel Hartmann

 

 

 

CONCERT LYRIQUE CARITATIF

Tourtsky concert lyrique caritatif marseille concert annonce par classiquenews Concert-flyer-web_OK_V2MARSEILLE, Concert lyrique caritatif, le 22 janvier 2019. 40 artistes lyriques pour les victimes de novembre 2018. Le lundi 5 novembre 2018, deux immeubles, de la  rue d’Aubagne, s’effondrent provoquant la mort de huit personnes. D’autres, miraculeusement rescapés, absents de chez eux à cette heure-là, sont restés d’abord à la rue, puis relogés dans l’urgence, dans la précarité, ayant tout perdu. Dans les semaines qui suivent, la municipalité a évacué plus de mille huit cent Marseillais habitant dans au moins cent-quarante-quatre logements dangereux. Déplacés de leur foyer, de leur environnement immédiat, désemparés, les enfants, dans les cours d’école ressassent à l’obsession, au cauchemar,  le drame, évité physiquement mais vécu moralement, perpétué par la mémoire et l’imagination :  si jeunes et sans doute blessés à jamais, exilés de l’intérieur.
La détresse, les besoins des sinistrés sont immenses. La générosité s’était spontanément organisée. Des concerts de soutien aux victimes ont été organisés au café-concert Le Molotov et à l’Espace Julien, si voisins du lieu du drame.  Malheureusement, l’actualité politique et sociale en jaune massif répétitif a pris le pas sur cette tragédie si proche de nous, devenue si lointaine, malgré sa toujours urgente actualité.

CALM
Mais les artistes, même les minoritaires mieux lotis, ne vivent pas dans une tour d’ivoire, et leur majeure intermittence est, littéralement, celle des battements sensibles du cÅ“ur. Ainsi, à l’initiative de Mikhaël Piccone,baryton, ils ont fondé une association au joli nom, CALM, acronyme de Collectif des Artistes Lyriques Marseillais, rejoint, dans le triumvérat de tête par la soprano Lucile Pesseyet Luca Lombardo, ténor, qui a chanté sur d’innombrables scènes internationales. Ils n’ont pas eu de peine à gagner à la cause le cÅ“ur, le chÅ“ur nombreux de tant de chanteurs qui honorent Marseille, ville profondément lyrique.
Richard Martin,directeur du théâtre Toursky, dont la sensibilité sociale est bien connue, leur a offert son théâtre et, entre deux spectacles programmés depuis longtemps, il a pu caser, le mardi 22 janvier, à 21 heures, un grand concert lyrique dont le bénéfice ira aux sinistrés via la Croix Rouge. L’afflux a été si grand qu’il a fallu privilégier les ensembles sur les solos pour pouvoir caser tous ces artistes dans ce concert de deux heures, qui risquait de durer toute la nuit!
Quelque soixante et dix chanteurs, sept pianistes, trop nombreux pour qu’on puisse les citer dans un concert où l’ego n’est pas au service des égoïsmes individualistes mais d’une cause commune à défendre. Mais Emmanuel Trenque, chef  de chÅ“ur et chef d’orchestre de l’Opéra de Marseille, réglera musicalement toutes ces généreuses bonnes volontés.
D’ailleurs, le CALMs’est voué, dans ses statuts, à défendre au moins annuellement, une cause humanitaire.

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MARSEILLE, Théâtre Tourskyboutonreservation
GRAND CONCERT DE SOLIDARITÉ PAR LE CALM
(COLLECTIF DES ARTISTES LYRIQUES MARSEILLAIS)

Mardi 22 janvier 2019
Théâtre Toursky, 16, Passage Léo Ferré, 13003, Marseille.
Tél. : 04 91 02 58 35 ;
Métro ligne 2 (rouge), Station National, bus 89, arrêt Auphan/Vaillant.
Prix des places : 15 €

COMPTE RENDU, opéra. MARSEILLE, le 26 décembre 2018. VERDI : Car, Janot… La Traviata. Abbassi, Auphan

thumbnail_3 IMG_4482 photo Christian DRESSE 2018COMPTE RENDU, opéra. MARSEILLE, le 26 décembre 2018. VERDI : Car, Janot… La Traviata. Abbassi, Auphan. « Ô Dieu, mourir si jeune… », s’écrie la malheureuse phtisique dans l’un de ses derniers spasmes. La chance des morts, c’est qu’ils ne vieillissent pas. Palme de martyre et privilège des Mozart, Schubert, fixés dans la jeunesse d’une œuvre éternelle, tels James Dean, Marylin Monroe qu’une fin prématurée fixe dans l’éternité de leur jeune beauté, ou même une Greta Garbo, admirable Marguerite Gautier, qui sut rompre à temps le miroir par sa mort publique pour se conserver éternellement belle dans la mémoire par la perfection de son image de cinéma.
Une héroïne sans futur pour une œuvre qui ne vieillit pas dans une réalisation déjà ancienne de Renée Auphan, réalisée par Emma Martin, mais qui n’a pas pris une ride. L’Opéra de Marseille finissait et commençait une année par le pathos de la pathologie romantique.

 

 

L’œuvre : sources
Faut-il encore raconter l’aventure de cette « Dévoyée », sortie de la bonne voie, de cette Violetta Valéry verdienne tirée du roman autobiographique La Dame aux camélias (1848) d’Alexandre Dumas fils ? Il en fera un mélodrame en 1851, qui touchera Verdi. Alexandre Dumas fils était l’amant de cœur de la courtisane Marie Duplessis qui inspire le personnage de Marguerite Gautier, maîtresse un temps de Liszt, morte à vingt-cinq ans de tuberculose.

 

 

 

HEURTS ET MALHEURS DES COURTISANES

 

 

thumbnail_2 P1030553 photo Christian DRESSE 2018

 

 

Le jeune et alors pauvre Alexandre, offrira plus tard à Sarah Bernhardt, pour la remercier d’avoir assuré le triomphe mondial de sa pièce qui fait sa richesse, sa lettre de rupture avec celle qu’on appelait la Dame aux camélias, dont il résume l’un des aspects cachés du drame vécu :
 « Ma chère Marie, je ne suis pas assez riche pour vous aimer comme je voudrais, ni assez pauvre pour être aimé comme vous voudriez… »
Noble mais fausse rupture comme il y a de fausses sorties au théâtre, puisque Armand Duval, dans le roman, s’accommodera assez aisément du vieux duc, qui loue même la maison de campagne qui abriteront ses amours non tarifées avec la courtisane amoureuse qui l’embrasse triomphalement :
« Ah, mon cher, vous n’êtes pas malheureux, c’est un millionnaire qui fait votre lit. »
Car le roman est d’une cruelle crudité financière sans fard. C’est l’entremetteuse et profiteuse Prudence, cocotte sur le retour, de ces amies « dont l’amitié va jusqu’à la servitude mais jamais jusqu’au désintéressement », qui énonce longuement au jeune amoureux idéaliste les exigences du train de vie fastueux d’une courtisane : trois ou quatre amants sont au moins nécessaires pour en entretenir une seule. Marguerite, fort cotée, en a deux officiels, le Comte G… et le vieux Duc richissime pour subvenir à ses immenses besoins : l’amant de cœur en est d’abord réduit à guetter qu’ils sortent de chez elle pour y entrer la retrouver. Ce seront d’ailleurs les seuls à son enterrement.

 

 

 

Histoire d’argent
La vénalité amoureuse, juste présente dans l’opéra par la scène de jeu du second tableau de l’acte III, est thème essentiel du roman, L’argent est le cœur de l’histoire d’amour. Le père de son amant exige le sacrifice de la courtisane car il redoute que les amours scandaleuses de son fils avec une poule de luxe ne compromettent le mariage de sa fille dans une famille où on ne sait si la morale ou l’argent fait loi. On y craint surtout que le fils prodigue ne dilapide l’héritage familial en cette époque où le ministre Guizot venait de dicter aux bourgeois leur grande morale : « Enrichissez-vous ! » Bourgeoisie triomphante, pudibonde côté cour mais dépravée côté jardin, jardin même pas très intérieur, cultivé au grand jour des nuits de débauche officielles avec des lionnes, des « horizontales », des hétaïres, des courtisanes affectées (et infectées) au plaisir masculin que les messieurs bien dénient à leur femme légitime. Sans compter le menu fretin inférieur des grisettes, des lorettes,racoleuses de Notre-Dame-des-Lorettes.
En tous les cas, ni l’amie Prudence, ni même Marguerite, ne cachent au jeune amant de cœur la nécessité des amis de portefeuille : Marguerite dépense 100 000 fr (de l’époque) par an, en a 30 000 de dettes ; le duc lui en octroie annuellement 70 000 (somme qu’elle refuse honnêtement d’augmenter), et l’on peut supposer que le comte G. pourvoie au reste, mais le compte n’y est pas dans la fuite en avant des dépenses. Alors, le malheureux Armand avec ses 7 000 ou 8 000 fr de rente par an peut se rhabiller, pauvre et nu…Fière de son plan campagnard, sa cure d’amour et d’air frais avec le jeune amant, Marguerite fait financer la location de la maison de campagne par le duc, refusant tout de même, par élégance morale, de lui faire assumer les frais du séjour à l’auberge voisine d’Armand, qu’elle paie elle-même, pour préserver les apparences et la dignité du vieil amant. Elle ne l’invite à demeure un certain temps que parmi d’autres de ses amis, causant la rupture avec le duc qui s’en scandalise en arrivant de manière inopinée au milieu d’un repas où il fait figure de barbon grincheux trouble-fête.

Demi-monde fastueux
Alexandre Dumas, digne fils de son géniteur, qui disait tout fier de son rejeton marchant sur ses pas qu’il « usait les vieilles chaussures et les vieilles maîtresses de son père », tous deux ayant la même « pointure », s’était fait une spécialité de scandale de la description du monde de la galanterie parisienne. C’est sans doute à sa pièce Le Demi-Monde(1855) que l’on doit le terme de demi-mondaine pour définir ces prostituées de haut vol, pratiquement toutes issues du peuple mais que leur luxe et souvent leur raffinement final feront arbitres des élégances, imposant même leur mode aux femmes du monde les plus huppées, aux aristocrates, courtisanes anoblies souvent par des mariages prestigieux.
Qu’on songe, pour ne s’en tenir qu’aux strictement contemporaines, à Lola Montès, l’Irlandaise fausse danseuse espagnole, sans doute amante, entre autres, des Dumas père et fils, parcourant toute l’Europe, multipliant scandales et mariages, bigame, séduisant Wagner, Liszt (contraint de fuir ses fureurs), des princes, devenue comtesse de Lansfeld, entraînant à Munich émeutes, révolution en 1848 et la chute de Louis 1erde Bavière, son amant protecteur, contraint d’abdiquer, avant de finir, après avoir écumé les États-Unis et même l’Australie d’une pièce à sa gloire, ruinée et confite en dévotion.
Sans allonger la liste des horizontales finissant bien debout plus titrées que maltraitées comme la pauvre Marguerite/Violetta, on croit rêver à lire la vie de la Païva, de sa lointaine et misérable Russie, épousant et divorçant d’aristocrates allemand, anglais, et gardant son nom du titre de marquise portugaise qu’elle conserve après la ruine de cet autre malheureux époux. De ses immenses et innombrables propriétés, on peut juger par le somptueux hôtel particulier du 25 Champs-Élysées, aux grilles noires et dorées, dont Dumas père disait sarcastiquement, lors de sa construction :
« C’est presque fini, il manque le trottoir ».
Demeure vite appelée par les rieurs non payeurs, jouant sur son nom :
« Qui paye y va ».
Même Napoléon III.
La chair est chère, dirait-on. Mais sûrement rentable, chacun y trouvant son compte, en banque pour la courtisane entretenue, en prestige social, précieuse monnaie d’échange pour l’homme dont le train de vie se mesure à celui qu’il offre à sa maîtresse officielle, affichant par-là, pour les affaires autres que d’amour, qu’il est solvable et fiable. D’où la surenchère avec les concurrents, et le triomphe des amours-propres et non de l’amour. Marguerite Gautier, avec une amertume lucide, l’explique à son jeune amant, fauché à cette échelle de valeurs monétaires vertigineuses :
« Nous avons des amants égoïstes qui dépensent leur fortune non pas pour nous comme ils disent, mais pour leur vanité. […] Nous ne nous appartenons plus. Nous ne sommes plus des êtres mais des choses. Nous sommes les premières dans leur amour propre, les dernières dans leur estime. »
Un amant de cœur, une fleur à la main, une larme à l’œil comme dit Marguerite, faisant secrètement antichambre tandis que le « payeur » (comme disait déjà Ninon de Lenclos) est encore dans la chambre, c’est donc comme une revanche de l’amour sur l’amour-propre épidermique.
Il faut dire aussi que la jeune Marie Duplessis, prise en mains par son premier amant aristocrate, en reçut éducation et manières (elle joue au piano l’Invitation à la valsede Weber, même si elle avoue buter sur un passage en dièse), alors que, six ans auparavant, elle ne savait pas écrire son nom comme elle le confesse sans fard à Armand. Elle est spirituelle, lit Manon Lescaut, et ne rate pas une première à l’Opéra ou au théâtre, terrain de chasse certes, où elle ne passe jamais inaperçue malgré son élégante discrétion : un noble amant se doit aussi d’être fier de la femme qu’il affiche à son bras. Elle tiendra un salon littéraire et politique. D’ailleurs, le fidèle Comte de Perregaux l’épouse à Londres, la faisant comtesse même si lassée, elle rentre à Paris, reprend son ancienne vie et meurt l’année suivante, après un an d’amour avec Alexandre Dumas fils qui l’immortalise en Marguerite Gautier.
Elle habitait Boulevard de la Madeleine, mais Dumas fils lui donne un « magnifique appartement » Rue d’Antin.
Le rideau se lève sur un vaste salon digne d’elle.

 

 

 

Réalisation
« Pour être moderne, soyons classique ! » s’exclamait Jean Cocteau au début des années 20 pour protester contre certaines dérives artistiques. Depuis un demi-siècle déjà, on redoute, au lever de rideau d’une œuvre classique, le traitement, souvent affligeant que va lui infliger un metteur en scène en mal d’originalité, qui se sentirait déshonoré de respecter l’œuvre pour ce qu’elle est. Austères en ligne, n’était-ce la sombre beauté du ronce de noyer aux délicates veinures fondues de marron, ces murs lisses tissent une élégante et sobre harmonie sur laquelle affleure l’efflorescence de robes floues des femmes, des dames, en délicates teintes pastels, parme, vaguement rose, bleu pâle, paille, délivrées du carcan des crinolines ou raides cerceaux mortificateurs qui auraient signé, avec des coiffures datées, une époque précise. Les habits des hommes sont aussi des smokings libérés d’un temps figé, celui des courtisanes célèbres ayant eu pour butoir la Grande Guerre.
La scène n’est pas encombrée de meubles : tentures dorées sur le miel ambiant, candélabres, ce canapé noir déjà funèbre qui, à la couleur près, pourrait être Récamier, sauf que les dames, avec la nonchalance des Femmes au jardinde Monet ou autres peintres, préfèrent s’assoir souplement par terre, fleurs écloses épanouies sur les pétales étales de leur robe, qui ont toute l’élégance raffinée de costumes de Katia Duflot.
Ce beau monde semble plus le monde que le demi-monde, sans doute assez juste historiquement pour Marie Duplessis qui tenait salon mondain, littéraire et politique, les amants protecteurs pouvant aussi, recevant chez leur maîtresse, y recevoir des gens d’un autre monde qui n’auraient jamais été reçus dans le leur, pour brasser officieusement des affaires impossibles à étaler au grand jour officiel. Mais cette élégance, c’est sans doute aussi une façon pour la metteur en scène à l’origine, puis sa réalisatrice, sa décoratrice et sa costumière, beau quatuor de dames, de dignifier ces femmes souvent décriées et réprouvées par la morale ambiante de surface de leur société corsetée dans les préjugés. On rappellera que, par la volonté d’Audrey Hepburn de faire porter à son héroïne, une humble call girl, une robe noire de Givenchy et de magnifiques chapeaux, la modeste Holly de Diamants sur canapé, atteint à une sorte de mythe de l’élégance féminine. C’est justement au nom de ces belles manières dont devaient faire montre en public les courtisanes, pour racheter par la forme le jour l’informalité de leurs nuits, qu’on s’étonne de la familiarité de ces bises prodiguées dans la première scène.
On apprécie le même décor varié, contraste vif avec le salon canaille de Flora, olé olé précisément avec ces toréros de mauvais goût, ces bohémiennes. Le regard complice mais égrillard de Flora à son amie au premier acte en était déjà une aguicheuse annonce et sa danse affriolante, robe et jambes fendues, affolant ses invités et le public, est une élégante bacchanale de la sculpturale Laurence Janot, qui nous émerveille toujours en artiste complète, jouant ici, de crédible façon, l’envers, le revers de Violetta : ludique et non pudique, dominatrice même avec son marquis, bien campé par le mince, juvénile et joyeux Frédéric Cornille. C’est aussi un contraste bien vu avec le sombre baron bourru, bourré sans doute, de Violetta, incarné solidement par Jean-Marie Delpasqui, dès sa première apparition, préfigure la meurtrière jalousie frustrée puisque c’est lui qui sera blessé dans le duel qui l’opposera à Alfredo. Carl Ghazarossian est le Gaston qui complète au mieux et ferme la trilogie des fêtards particularisés. Dans ces rôles secondaires, forcément nécessaires, la révélation, c’est Carine Séchaye en Annina, voix claire et figure touchante, plus de suivante confidente que de chambrière et garde-malade de la courtisane. À l’acte II, c’est une juste attitude de reproche qu’elle manifeste envers l’inconscience d’Alfredo qui n’a pas l’air de voir que quelque chose cloche dans le pied sur lequel il vit.
Cette subtile attention à tous les personnages est comme une signature de Renée Auphan qui a toujours rendu l’opéra au théâtre, à un théâtre qui n’ignore ni le cinéma ni la télévision, par un travail d’acteurs qui bannit toute outrance du jeu qui y deviendrait insupportable dans les gros plans. Heureuse idée, justement, de faire vivre une de ces silhouettes, c’est le cas du Docteur Grenvil, incarné en de trop brèves phrases par la sombre voix d’Antoine Garcin, mais qui existe ici, même muet, dans l’acte II puisque, belle trouvaille, visiteur dans l’heureuse campagne de Violetta et Alfredo, il en signifie certes et qu’elle va mieux mais que la maladie est toujours là, devenant le confident privilégié du jeune amant enthousiaste, donnant une vérité à un air monologue en général adressé au vent.
Dans cet acte, l’intelligente et belle structure unique du décor de Christine Marest, permet, avec les éclairages expressifs et différenciés de Roberto Venturi, sans hiatus, le changement, le passage du I à l’acte II campagnard : des plantes d’agrément, un canapé et un fauteuil beige clair, plus marqués néo Louis XV Second Empire ou 1900, et des vêtements intemporels d’Alfredo, sur les mêmes parois marrons allégées de lumière, des camaïeux de bis, bistre, crème, miel glacé.
Un univers à la paix retrouvée que vient troubler, avec le crépuscule puis la nuit tombante des rêves de Violetta, l’intrusion douce mais violente de Germont, père d’Alfredo. En costume strict, noir, la raideur d’un col ecclésial lui donne l’air sévère d’un pasteur qui n’est pas un bon berger, oiseau moralisateur de mauvais augure pour la jeune femme rédimée par l’amour, par la clémence de Dieu, mais condamnée par les hommes. Cependant, Étienne Dupuis, dans cette mise en scène, n’en fait pas un personnage odieux. La voix est belle, égale, bien conduite, toute en nuances expressives. Certes, il y a la culpabilisante image de la fille angélique à la fille perdue, l’inévitable chantage aux larmes (‘Piangi, piangi, o misera… ») pour les Marie Madeleine repenties ; il ébauche des gestes de tendresse, hésite à embrasser Violetta qui le lui demande, mais cela devient plus pudeur que froideur. À son fils, son air fameux « Di Provenza il mare, il sol… », devient une tendre berceuse murmurée où le legato, le phrasé, sont d’une émotion qu’il nous fait partager.

 

 

 

thumbnail_4 MG_4307 photo Christian DRESSE 2018

 

 

 

Et c’est sans doute aussi la marque de cette production musicale menée souplement et fermement par Nader Abassi : les airs les plus connus semblent redéfinis de l’intérieur, leur rythmique, souvent savonnée, retrouvée, met en valeur chaque mot, en polit le sens, nous émerveillant de la subtilité verdienne parfois gommée par des excès vocaux. On trouve ces qualités dès les premières strophes d’Enea Scala, un Alfredo que sa virilité vocale n’empêche pas de ciseler avec une impeccable aisance précise les triolets de son « Brindisi » que peu de ténors réussissent dans leur finesse, détaillant avec ivresse son bonheur ou proférant de convaincante façon sa douleur et son remords de l’insulte publique à la femme aimée.
Nicole Car, par sa silhouette élégante, sa grâce, son sourire, la finesse de son jeu expressif, est une digne Violetta, de grande classe. Elle se tire parfaitement de ses répliques désinvoltes aux compliments du jeune amoureux ; son récitatif méditatif, dans la tradition baroque des affects opposés comme ceux d’une Donna Elvira, est touchant mais, vite, la voix s’assèche dans les aigus, raidit. On sent l’effort dans la vocalise la plus haute qui monte au ré bémol avant d’amorcer la cabalette vertigineuse qu’elle couronnera d’un aigu tenté, effleuré, mais prudemment glissé à la note inférieure. Cependant dans sa grande scène de l’acte II avec le père, dans une tessiture moins tendue, elle bouleverse de bout en bout : tout est exprimé dans une douloureuse douceur, piano ou pianissimo, et son partenaire y répondant par un art consommé, c’est bien un sommet émotionnel rare, pathétique sans pathos, que nous donnent ces deux grands artistes.
Nader Abassi, d’entrée, fait naître la nostalgique brume de l’ouverture, comme un rêve évanescent, gommant les « zim-boum-boum » percussifs de l’accompagnement un peu forain, qui contrastera avec l’éclat brillant de la fête. Ilsemble parfois tirer de l’ombre de la fosse des couleurs instrumentales qu’on entend rarement, notamment dans le récitatif de Violetta. Même la joyeuse cohue des chœurs (Emmanuel Trenque) est exempte de débordements autres que festifs, et réglés par la mise en scène. Un grand raffinement.

 

 

 

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COMPTE RENDU, opéra. MARSEILLE, le 26 décembre 2018. VERDI : Car, Janot… La Traviata. Abbassi, Auphan

LA TRAVIATA (1853)
de Giuseppe Verdi,
livret de Francesco Maria Piave,
d’après La Dame aux camélias(1852),
drame d’Alexandre Dumas fils tiré de son roman éponyme (1848) – Production Opéra de Marseille

Opéra de Marseille,
23 décembre 2018 14:30
26 décembre 2018 20:00
28 décembre 2018 20:00
31 décembre 2018 20:00
02 janvier 2019 20:00

 

 

 

Direction musicale : Nader ABBASSI
Mise en scène :  Renée AUPHAN
Réalisée par Emma MARTIN

Violetta : Nicole CAR
Flora : Laurence JANOT
Annina : Carine SÉCHAYE
Alfredo : Enea SCALA
Germont : Étienne DUPUIS
Baron Douphol : Jean-Marie DELPAS
Gastone : Carl GHAZAROSSIAN
Marquis d’Obigny : Frédéric CORNILLE
Docteur Grenvil : Antoine GARCIN
Le Commissionnaire : Florent LEROUX-ROCHE
Giuseppe : Wladimir-Jean-Irénée BOUCKAERT
Un Domestique : Tomasz HAJOK

Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille
Photos : Christian Dresse

1. Le Docteur et Alfredo (Garcin, Scala) ;
2. Une Violette parme (Car);
3. La danse affriolante de Flora (Janot).

COMPTE RENDU, DANSE. MARSEILLE, les 24 et 25 nov 2018. Concerto, Misatango : Julien Lestel

COMPTE RENDU, DANSE. MARSEILLE, les 24 et 25 nov 2018. Concerto, Misatango : Julien Lestel. Comme il y a l’art pour l’art, il y a dans cette chorégraphie, le jeu du classicisme pour le classicisme chorégraphique, dans sa pureté, son innocence enfantine, délivré, même avec la musique d’un Tchaïkovski, auteur pourtant des plus célèbres ballets narratifs, de toute narration anecdotique : le geste pour le geste, la chorégraphie classique mise purement en scène pour elle-même, pour sa beauté.

LE TANGO SUBLIMÉ PAR LA MESSE DE
JULIEN LESTEL
Trois chorégraphies de Julien Lestel
Opéra de Marseille, le 24 novembre 2018

 

CONCERTO

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LESTEL danse ballet critique classiquenews MISATANGO 15Cette chorégraphie, sur le Concerto pour violon en réde Tchaïkovski, présentée au Théâtre Toursky le 24 février 2018, dans le cadre d’une soirée dévolue à toutes les classes de l’École Nationale de Danse de Marseille, était la contribution de Julien Lestel au spectacle, une créationconçue pour les Classes 3C1, 3C2 et DNSP préparatoire. On les retrouve avec bonheur ici. Élèves et ballet mûris de quelques mois mais qui n’ont rien perdu de leur grâce juvénile, de leur fraîcheur. On se borne à en redire les grands traits.
Cette chorégraphie éclatait d’abord comme une symphonie en blanc immobile d’un premier tableau, qui s’animait doucement, adagio, dans des lenteurs, des langueurs d’algues ondoyant, ondulant indolemment sous la houle caressante de la musique ou encore des inclinaisons, des infléchissements de fleurs dans la corolle de leur tutu, bercées voluptueusement par un vent amoureux sans hâte avec ces arabesques, ces rondeurs des bras, ces arrondis d’ensemble, ces figures enchaînées comme naturellement, qui semblent l’harmonieuse signature du chorégraphe. Puis cela se détaillait de pas de deux, pirouettes des garçons sur une jambe, entrechats et sauts légers de biche synchrones, jetés des filles, tout le vocabulaire classique concourant à une indubitable beauté, ainsi la strette finale du premier mouvement se résolvant, comme une cadence musicale, dans la cadence des mouvements de bras joués, suspendus dans le glissando infini du violon. Trop longue pour être détaillée avec une précise pertinence, abdiquant le regard critique qui contrarie le regard spectateur, le pur plaisir du voir freiné par l’exercice mental, on s’abandonnait à la fraîcheur, à l’esprit d’enfance préservé, retrouvé, au charme de cette chorégraphie qui non seulement est faite sur cette musique, mais exactement dans la musique, l’épousant, la faisant vivre gestuellement dans ses plus délicats plis et replis, comme dans un temps hors du temps, qu’on eût rêvé suspendu. Digne fleuron du florilège de la danse classique.
Concerto par les élèves de l’Ecole Nationale de Danse de Marseille.
Sur le Concerto pour violonen ré majeur, op. 35 Piotr Ilitch TCHAÃKOVSKI
Costumes École Nationale de Danse de Marseille

QUARTET

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Autre univers sonore et chorégraphique, mais nonnarratif si ce n’est une note d’intention qui dicte les attentions pour en percevoir le propos.
Sur un fond verticalement barré par des tranches égales aux couleurs estompées d’arc-en-ciel, mauve, violet, vert, bleu, orange dont le spectre horizontal tapisse le plateau, dans une brume ombreuse, étagés sur une minimale estrade métallique, les quatre solistes du Quatuor à cordes de l’orchestre Philharmonique de Marseille. La musique de Phil Glasssemble naître, sourdre comme un murmure minuscule de cette ombre incertaine, un nuage, un nappage vaporeux, pas de sensation de ligne malgré le tissage linéaire des violons ou des cordes graves, lancinant, mais un pointillé, un fourmillement de notes, des grappes, des cellules répétitives, monochromes, tournoyant, à l’effet obsédant, hypnotique ; des accélérations haletantes strient l’espace. Cette musique dite minimaliste emplit au maximum l’espace de la scène, présence fluide, parfois enflée en expansion semble-t-il infinie, comme une fugue, une fuite que n’arrête que l’accident, la volonté du musicien et non la logique en ligne continue d’un développement tonal qui culminera sur la sensible et se conclura sur la prévisible tonique.
Au centre du plateau, immobile mêlée, un vague amas, une grappe, un agrégat de corps agrippés, mi penchés sur le sol, indiscernable masse plurielle d’où se détacheront les silhouettes singulières des danseurs. Jeans pour les garçons, shorts noirs, justaucorps bleus pour les filles, notes colorées par des T-shirts masculins aux couleurs détachées, autonomes, de l’arc-en-ciel figé du fond et du sol.
Solo des solitudes cherchant le duo qui devient duel, fille et garçon front à front affrontés ; face à face de groupes ou bandes rivales impossibles à souder ; symétriedes fuites de corps et d’âmes parallèles ne se rejoignant peut-être qu’à l’incertain infini, autant dire, jamais si le désir de l’Autre, agresser pour agréer, mains et bras en quête d’étreinte, ne tentait des approches, des rapprochements, même par le viol, la violence désespérée, cherchant à tout prix la communication, pour la communion.
Sur cette bruine musicale, vaporeuse, les notes des couleurs dansantes virevoltent dans la quête éperdue des bras tendus vers l’infini fuyant de l’Autre, inatteignable, insaisissable, parfois saisi mais jamais compris complètement, glissant entre les bras, les doigts avec la fluidité, même corporelle, du sable des rêves impossibles à retenir. Les bras se tendent, se distendent, les nœuds se font, se défont, se fondent puis se confondent dans le corps à corps qui embrasse et étreint mal. Échec et chute.
Mais obsédante et répétitive comme la musique, comme une inlassable cellule accumulative, impossible renoncement, la reprise du même mouvement, désir inextinguible du Je vers le Nous :le solitaire, cherche le solidaire. Vers l’utopique l’idéal de la fusion du Même dans l’Autre, un harmonieux arc-en-ciel final recomposé dans sa fraternelle unité plurielle comme cette musiquegénéreusement disséminée.
Signature ou marque sans doute de Lestel, qui paie ici de sa personne au milieu de ses danseurs, intégré dans leur dynamique ou témoin isolé des groupes, les corps dans leurs pires torsions ou contorsions, même tordus, ne sont jamais torturés. Ni angles aigus agressifs ni brisés, mais des courbes et contrecourbes, des ondulations harmonieuses d’algues toujours dans une vivante beauté plastique qui est une célébration de la vie.
Gestuelle ondulatoire, avec des mouvements étirés « visant à atteindre l’au-delà du geste », dit le chorégraphe, métaphore, certes, mais pour dire, sans doute, le dépassementpar l’allongement de la main, des doigts au bout du bras, du corps dans l’espace, illusion visuelle, virtuelle, comme celle, auditive, du bras du violoniste sur l’archer qui, au bout d’un pianissimo infime sur la note finale, semble prolonger le son à l’infini du silence, sensible alors à nos oreilles : la pesanteur de la chair sensible sublimée par la grâce.

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QUARTET

Pour onze danseurs
Musique :  Philip GLASS
Costumes :  Patrick MURRU
Lumières et scénographie : Lo-Ammy VAIMATAPAKO
Quatuor à cordes des solistes de l’Orchestre Phiharmonique de Marseille :
Violon :  Da-Min KIM
Violon :  Alexandre AMEDRO
Alto : Magali DEMESSE
Violoncelle :  Xavier CHATILLON

 

 

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MISATANGO

Messe 

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LESTEL misatango danse ballet marseille critique par classiquenewsLeterme de « messe », est un mot repris de l’expression«ite missa est»,‘allez, la messe est dite’, ou ‘envoyée’ , que prononce le prêtre à la fin du rite : il s’agit de l’Eucharistie, célébration du sacrifice du corps et du sang de Jésus-Christ présent par transsubstantiation sous les espèces du pain et du vin dans l’hostie. On distingue, depuis les origines, la petite messe ou messe basse, qui se dit sans chant, et la messe haute ou grande messe, celle qui est chantée par des choristes. En musique, une messe est un ensemble cohérent de pièces musicales pour servir d’accompagnement aux rites liturgiques catholique, anglican ou luthérien. L’effectif nécessaire était à l’origine purement choral.
On se mit assez tardivement à faire accompagner par un orchestre les pièces qui la composent. Les textes chantés sont généralement en latin, mais pas forcément. Nombre de grands compositeurs ont écrit des musiques pour la messe, qui peuvent être adaptées pour des circonstances particulières, comme lesTe deum, actions de grâce, lesrequiemou messe des morts. On y retrouve en général les mêmes parties, le Kyrie christe eleison, le Gloria,leCredo, Benedictus,Dies irae, Agnus dei,etc. Depuis le grégorien, les musiques en peuvent être variée.

La Misatango

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Renouant avec le succès mondial de la fameuse Misa criolla de son compatriote Ãngel Ramírez, créée en 1963, composée en espagnol sur des thèmes populaires latino-américains, le compositeur argentin Martín Palmeri, né en 1965 à Buenos Aires, crée saMisatango, ‘Messe tango’ouMisa a Buenos Aires. Palmieria fait de profondes études de composition, de chant, de direction d’orchestre, titulaire de prix prestigieux. À la tête d’un ensemble choral, quelque peu frustré par la difficulté d’interprétation du tango par un chÅ“ur, forcément morcelé par des morceaux sans cohérence entre eux, en hommage à ses choristes et au tango, il décide de composer cette Å“uvre à laquelle la cohérence de la messe donne une structure et une dramaturgie, allant du credo, de l’acte de foi, de la crucifixion à la résurrection, chant d’espérance pluriel. Ilassocie chÅ“ur, orchestre, piano, mais aussi le bandonéon, emblématique du tango.
L’originalité, ici, c’est que cette messe se déploie magnifiquement sur le rythme et la musique de tango, une danse née dans les bordels de Montevideo et de Buenos Aires vers la fin du XIXesiècle, longtemps condamnée par l’Église comme danse indécente, immorale. Jolie revanche historique, cette messe a eu l’onction et la bénédiction d’un particulier très particulier, le pape François actuel, Argentin, dont nous savons qu’il fut longtemps évêque de Buenos Aires : suprême honneur et consécration, bénédiction même, en2013,cette musique jadis anathémisée est interprétée au Vatican, en l’honneur du Pape, dont on murmure, messe basse plus que haute, qu’il ne dédaignait pas de danser le tango.
LaMisatango sera créée en 1996 à Buenos Aires par l’Orchestre symphonique de Cuba, avec les chœurs de la faculté de Droit de Buenos Aires et le chœur Polyphonique Municipal, dédicataires de l’œuvre.LaMisatango commence à tourner dans le monde et finit triomphalement l’année 2016 au Carnegie Hall de New York, donnée depuis dans le monde entier. Mais cette version chorégraphiée par Julien Lestelpour les danseurs de sa compagnie est une création, et une réussite.

Misatango dansée
Dans le silence, dans l’entrebâillement opale ou la déchirure verticale, lumineuse, d’un fond noir comme la Nuit obscurede l’âme de la théologie négative d’un saint Jean de la Croix, une silhouette se détache, se glisse, puis une autre, suivies d’autres encore, apparemment féminines, dans un remous indécis de robe : on discernera, dans les premiers mouvements, dans la lumière ombreuse, inspirées peut-être des pantalons bouffants des gauchos, de larges jupes longues, noires, dont on découvrira par intermittence les fendus et revers de pures couleurs, jaune, violet, vert,et surtout, ce rouge flambant.
Venu de l’au-delà mystérieux des coulisses, de ce fond de scène comme une limite de ce monde, immatériel par une distance qui semble infinie, invisible, sans être introduit par un Introït d’orchestre dans la fosse, le chœur éclate d’une douce force suppliante pour le Kyrie d’imploration de pitié de Dieu où perce la déchirure du bandonéon sur les accords plaqués d’un piano. Arrachés à la pénombre d’un amalgame indiscernable de formes, des corps, torses nus pour les hommes, dans des transparences de chair pour les femmes, se détachent, scandés par le rythme saccadé, dans une ronde de tournoiements ailés de jupes. Un corps singulier soutenu, retenu dans sa chute par le pluriel du groupe : solitude de l’homme, à lui seul l’humanité entière, criant sa douleur dans le chœur, implorant la clémence par son corps.
Une chaleur chorale et cordiale, ‘qui vient du cœur’, selon le sens de cet adjectif semble gagner de ferveur les officiants de la danse dont les bustes nus, détachés sur le fond noir sont à la fois fragilité et force humaine. Un même geste, à l’unisson, bras, ouverts et fermés en éventail, en plis et replis du bandonéon, semble, sur ce fond noir, un même mouvement tremblé, décomposé comme celui, fameux, du nu de Duchamp descendant l’escalier.
Sur le fond nocturne, les bras et torses nus, éclos des éclats des fendus colorés des jupes, se détachent telle une fresque, une frise mouvante, émouvante. Ensembles symétriques de foule, duos, solos se succèdent sur la houle de la musique déjà poignante des tangos enchaînés. Les groupes se forment dans des mouvements plastiques que, n’était-ce leur permanente mobilité, on dirait issus de sculptures d’un marbre animé, saisi par la fébrilité irrépressible de la vie. La rondeur, le rond, sont comme la matrice formelle de la chorégraphie, une cellule qui se décline en arabesques des bras, forcément répétées, envoûtantes, potentiellement à l’infini.
Un infini céleste que tentent sans doute d’atteindre ces sauts dans un envol de campanules de jupes qui semblent éclater, éclore dans l’air, pétales de coquelicots éthérés, frappés fatalement par le poids et la chute.
Parmi tant de beautés, un moment de grâce : sur le solo en douceur du Gloria par la remarquable chanteuse (Lorrie Garcia), un onirique tissage fluide en ralenti des corps, dans une lumière d’abord livide, bras comme des tentacules ou algues ou plantes ondulant dans le flot ou vent de la musique et, plus tard, ce corps élevé comme une hostie christique, bras écartés en croix, mais sans aucune plate et indécente illustration. Sur le Miserere, de dos, un bras masculin a un frémissement horizontal d’aile blessée dans son impossible envol. Le jaillissement d’un bouquet de bras, les doigts comme des pétales éplorés, émergeant d’un faisceau de corps, tendus vers le ciel, devient un appel muet de profundis, de nos abysses, de nos abîmes humains vers les hauteurs ou une tentative désespérée de rattraper un invisible Dieu enfui à tous jamais.
Le Sanctus, a une longue introduction au piano, avec quelques accents jazzy, relayé par le bandonéon, avant le solo de la chanteuse sur les tournoiements de derviches des danseurs.
Refusant toute référence redondante au tango dansé, Lestel ne tombe pas dans le piège illustratif, il met sa syntaxe et son vocabulaire chorégraphiques, son style bien personnel, au service d’une musique et d’une œuvre, porteuse de sens, à travers les sensations, la sensualité, le sentiment qu’il exprime, à la fois profane et spirituel. En osmose avec son remarquable scénographe et éclairagiste (Lo-Ammy Vaimatapako),il est servi magiquement par le chœur doucement maîtrisé d’Emmanuel Trenque et par un chef orchestre espagnol, Néstor Bayona, qui résiste aussi à la tentation ostentatoire de surligner l’hispanité exotique de l’œuvre. Équilibre extraordinaire donc entre fosse, plateau et ce chœur lointain et pourtant si présent. La chanteuse, dans ses solos très marqués par le tango, ne sombre pas non plus dans l’expressionnisme « tanguiste » qui afflige malheureusement tant d’interprètes du genre : mezzo chaleureux, elle est belle, noble et digne, émouvante.
Pieds sur le sol, tête dans les étoiles, l’homme, entre terre et ciel, sublimé par Lestel, dans ce rituel profane et religieux, nous tend un miroir de notre immanence face à la transcendance, de notre finitude confrontée à l’infini :

 

 

« Borné dans sa nature, infini dans ses vœux,
L’homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux. »

 

 


Mais qui tente y des retours, par la foi, par l’art. C’est la réalité terrestre du corps dans la transe, la danse, qui cherche à en épuiser les limites pour les dépasser. Car à l’extase atteinte par le corps, aucun mystique n’échappe, témoin Thérèse d’Avila.
Célébration physique pour dire la métaphysique, la mystique religieuse, le dépassement profane du corps dans la quête de l’âme, d’un Dieu caché dans la divinité de la chair en gloire.
Si le pape a approuvé a cette musique, le compositeur, lui, a adoubé Lestel pour sa chorégraphie.

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Opéra de Marseille, 24 et 25 novembre 2018
MISATANGO
Pour dix danseurs de la Compagnie Julien Lestel
Musique : Martin PALMERI
Chorégraphies :Julien LESTEL
Lumières et scénographie : Lo-Ammy VAIMATAPAKO
Costumes : Patrick MURRU
Direction musicale : Néstor BAYONA
Bandonéon : Yvonne HAHN
Piano : Vladimir POLIONOV ;
Orchestre et Chœur (Emmanuel TRENQUE) de l’Opéra de Marseille

 

 

 

Teaser de Misatango :

 

 

 

 

 
Interview de Julien Lestel :

 

 

 

 
Photos :
1. Concerto; 2. Quartet ( Crédit Cécile Manoha) ;
3. Misatango (Crédit :©IkAubert)/

COMPTE-RENDU, concert. MARSEILLE, Samedi 10 novembre 2018, récital de clavecin : Christine Lecoin. François Couperin.

COMPTE-RENDU, concert. MARSEILLE, Samedi 10 novembre 2018, récital de clavecin : Christine Lecoin. François Couperin. Heureuse idée, en effet, que de célébrer le jour de la naissance du grand musicien par un brillant récital de clavecin par une de ses meilleurs interprètes, Christine Lecoin. Pianiste et claveciniste, en 1990, elle est l’unique française sélectionnée pour participer à la Master class de Gustav Leonhardt au Symposium International de Clavecin d’Utrecht (Pays Bas), invitée ensuite pendant quatre ans, à travailler avec lui à Cologne. L’an d’après, lauréate du Premier Prix du Concours International de Clavecin de la fondation Spivey (Atlanta, USA), elle se promène en soliste aux États-Unis et en Europe. Sans abandonner les concerts solistes ou de continuiste dans des ensembles baroques, désormais fixée à Marseille, elle est Professeur d’Enseignement Artistique en clavecin au Conservatoire National de Région, appréciée d’élèves attentifs à sa douce rigueur pédagogique. C’est dans la belle bastide de la Magalone, où elle prodigue aussi ses cours, qu’elle donnait un sensible et élégant récital à l’image même, sonore, du musicien qu’elle servait.

 
 
  
 
 

La Magalone

 
 
 

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Il y a des lieux privilégiés où la musique se love en un acte d’amour Symétriquement en face de la toujours moderne « Cité radieuse » de Le Corbusier, franchie la ligne du majestueux boulevard Michelet, un mur aveugle d’où débordent des arbres curieux. Un portail à l’ancienne ; un parc de buis taillés, géométrique bassin et fontaine, allées dont la raideur rectiligne à la française est déjouée par la fantaisie exotique de palmiers mêlés aux platanes (introduits en Europe au XVIIIe siècle), et magnolias, jardin peuplé de quelques statues : un chemin conduit nonchalamment à la belle Magalone, harmonieuse bastide entre XVIIe et XVIIIe siècles, façade et fronton classiques avec des réminiscences baroques. Sa vaste salle d’entrée, scandée de deux majestueux escaliers symétriques aux rampes en fer forgé, sous deux arcs en anse de panier du XVIIIe, portes soulignées de trumeaux et cartouches en style rocaille ornés de trophées dorés aux murs, est un intime salon de musique ancien pour un public choisi : atmosphère et proportion exacte des concerts d’autrefois.

 
 
 

Concert français

Lieu rêvé pour ce clavecin vert, la musique qui s’y va donner, et cette instrumentiste blonde joliment longiligne, ensemble pantalon corsaire noir et ceinture ceinte d’or, d’élégantes espadrilles aux lacets montant sur le mollet. L’expliquant avec le naturel souriant de la pédagogue, elle prend la pose imposée par Couperin même : la jambe face au public allongée sous l’instrument forcément sans pédale. Le compositeur, nous dit-elle, dans les préfaces de ses quatre livres de clavecin (1713, 1722, 1730) priait les interprètes, de respecter à la lettre ses partitions, sans ajout ni omission ; dans L’Art de toucher le clavecin (1716 et 1717), le professeur exposait une méthode pratique de jeu, cette position du corps, des doigts, et, surtout, la manière de réaliser les d’agréments. En commentant, spécialiste scrupuleuse, Christine Lecoin, physiquement, entre donc déjà en Couperin avant d’entrer dans sa musique, mais trouvera dans les contraintes, si chères à Valéry, sa paradoxale liberté.

 
 
 

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Évidemment, on ne saurait réduire à l’unité du semblable les deux-cent-vingt-six pièces composées par Couperin. L’interprète en a choisi quinze, qui la définissent quelque peu par son choix autant qu’elles dessinent un univers du musicien, alternant, dans la manière baroque, le vif et le lent, le gai et le grave. Wanda Landowska, à qui l’on doit la renaissance de l’instrument au XXe siècle, parlait du « noble ferraillement » du clavecin, sonore image belliqueuse, qui valait sans doute pour le sien, un Pleyel bien particulier, mais sans doute pas pour Couperin.

Homme bien de son temps à cheval sur deux siècles, entrant dans une période rococo qui, après les lourdeurs et pesanteurs grandiloquentes des fastes compassés d’un Versailles crépusculaires, déserte ses immenses galeries, préfère l’intimité heureuse des salons en ville, les formes légères et brèves en art. C’est toute l’esthétique, je dirais l’éthique du plaisir : Les idées heureuses d’une Régence délivrée de ce poids.

Classés selon des Ordres, appellation particulière, aussi étranges que ses Baricades mistérieuse[sic],aux obsédants amas brumeux d’accords dans le grave, ces pièces courtes, assurément, sont de sortes d’aphorismes musicaux à la touche rapide dirait-on en terminologie picturale, qui sera plus tard en faveur dans la peinture galante des Boucher, Fragonard, Tiepolo (La Voluptueuse, La Favorite, La Ténébreuse), des tableautins peignant explicitement des scènes campagnardes idylliques dans le goût pastoral du temps (Les Moissonneurs, Les Bergeries), un énigmatique animal Amphibie indéterminé, des portraits peut-être pensés à façon de La Bruyère (La Visionnaire, La Ténébreuse, La Lugubre, La Charolaise), ou un catalogue plaisant d’objets dans un style plaisamment représentatif (Le Tic-toc, Le Réveille-matin), sans oublier une adorable cantilène berceuse, Dodo ou l’amour au berceau, où l’amoureux XVIIIe siècle, plus qu’un bébé ou Jésus, ne voyait sûrement que Cupidon.

Des titres donc par lesquels Couperin, sans les négliger (Canaries), dépassait la traditionnelle suite de danses en enfilade, celles-ci servant dans cet échantillon, d’indication de forme, de rythme —ou de signe ou clin d’œil d’identification à ses mystérieux portraits : La Ténébreuse, c’est une « Allemande » ; La Lugubre est une « sarabande », d’origine espagnole, renvoyant, par un ironique renversement cette danse picaresque vive (on en a gardé l’expression « Faire la sarabande »), à la gravité prêtée alors au peuple espagnol ; La Favorite est marquée par une « chaconne en rondeau », danse aussi espagnole, mais à la formule réitérative variée, allusion peut-être malicieuse à la ronde incessante des favorites répétées. Qui sait, autant d’hypothèses que nous proposons à ces devinettes mignardes au charme piquant mais mystérieux.

En tous les cas, l’expressivité de l’interprète, tenue fidèlement par ces titres souvent énigmatiques de Couperin et ses révélatrices indications de tempo et de caractère (« Gravement, noblement, gaiement, naïvement, vivement, tendrement, légèrement… ») dessine à nos oreilles certes non une musique pléonastiquement figurative, mais peuplées de figures par lesquelles, leur donnant un sens, elle éveille nos sensations, nos visions, nos images : l’œil et l’oreille ravis.

C’est que le charme du clavecin, incapable d’enfler ou de diminuer le son, sans le forteraccoleur d’autres instruments qui nous tiennent à distance, sans le pianoqui invite à aller chercher la musique, convie à se laisser éclabousser par un flot délicat et délicieux mais entier, par sa fraîcheur ruisselante comme la blondeur solaire de la claveciniste semblait auréolée du nimbe argentin des notes.

Cependant, les limites de l’instrument sont habilement fardées ou dépassées par la virtuose : passant avec une prestesse de prestidigitatrice du registre aigu au grave, c’est bien l’illusion du passage de piano au forte que nous donne Lecoin (Les Bergeries). La dextérité, la célérité de ses agréments, pincés simples ou doubles, ports de voix, tremblements, batteries de croches, trilles, notes très vertigineusement rapprochées, semblent les lier, prolonger la durée du son, colorent une palette de nuances qu’on dénie à tort à l’instrument. Si bien que la netteté précise du son n’empêche pas de doux éclats satinés, diaprés, chatoyants, moelleux, vaporeux : art, artifice de la technicienne bien imprégnée d’un temps se plaisant aux trompe-l’œil, qui nous jouant aussi, voluptueusement, de l’illusion d’oreille.

Vers la fin du concert, la salle comble, la chaleur des spots affecte un peu la justice et justesse des cordes mais, finalement, pour une oreille contemporaine, délicatesse de plus à savourer comme le fin scintillement d’eau d’une fine cascade, poussière lumineuse irisée par le soleil, se vaporise en arc-en-ciel léger sous le soupir joueur d’un aimable zéphyr.

 
 
  
 
 

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COMPTE-RENDU, concert. MARSEILLE, Samedi 10 novembre 2018, récital de clavecin : Christine Lecoin. François Couperin.

Les idées heureuses

Pour les 350 ans de Couperin
(10 novembre 1668 – 22 septembre 1733)

Récital de clavecin
Christine Lecoin

Samedi 10 novembre 2018, Bastide de la Magalone,
Marseille

 
 
 
 
 
 

Compte rendu, opéra. Marseille, Opéra, le 15 juin 2016. Verdi : Macbeth. Steinberg / Bélier-Garcia

Compte rendu, opéra. Marseille, Opéra, le 15 juin 2016. Verdi : Macbeth. Steinberg / Bélier-Garcia. Triomphale fin de saison à l’Opéra de Marseille. L’OEUVRE. Contexte théâtral : théâtre de l’horreur. Tout en s’en démarquant quelque peu, la tragédie de William Shakespeare (1564-1616), Macbeth (entre 1603 et 1607), demeure, par sa brutalité, les scènes de meurtre, dans la veine d’un théâtre européen de l’horreur à cheval sur les XVIe et XVIIe siècles dont, en France, Les Juives de Robert Garnier (1583), par leur violence imprégnée de celle des Guerres de religion, demeurent un exemple. Shakespeare, avec son Titus Andronicus (vers 1590/1594), ne déroge pas à cette inspiration barbare des pièces élisabéthaines de la fin des années 1580, prodigues en scènes atroces (cannibalisme, mutilation, viol, folie). Il y renchérit même sur les Å“uvres plus que violentes de ses rivaux, tels Christopher Marlowe qui porte à la scène avec crudité la Saint-Barthélemy (Massacre de Paris, 1593) et la cuve d’huile bouillante de son Juif de Malte (1589) ou Thomas Kyd et sa Tragédie espagnole. Macbeth fut le plus grand succès public de Shakespeare, longtemps rejouée, traduite en allemand par des compagnies itinérantes. Mais ce mélange d’horreur et de pathétique, dérogeant aux règles de la bienséance classique s’imposant au milieu du XVIIe siècle, la pièce sera reléguée après avoir régalé le grand public.

 
 
 

MACBETH, un théâtre de l’horreur

 
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Le dramaturge anglais s’inspire librement d’une chronique médiévale relatant des événements historiques, la vie de Macbeth, roi des Pictes, qui régna en Écosse de 1040 à 1057 ; il monte sur le trône en assassinant Duncan, le roi légitime. Mais de cet événement, un régicide, le meurtre d’un roi, somme toute banal dans l’histoire, Shakespeare tire la peinture, le portrait d’un assassin ambitieux certes, mais timoré, freiné puis tourmenté par des scrupules moraux. Cependant, il est incité par sa machiavélique femme, Lady Macbeth, qui le pousse dans la marche au pouvoir qui ne se soutient que par l’enchaînement inexorable de crime en crime. Le couple maudit, rongé par la crainte d’être découvert et le remords, acculé à la surenchère criminelle pour se maintenir au sommet de la puissance, dans son escalade criminelle, trouve son expiation, son châtiment, lui, saisi d’abord d’hallucinations croyant voir même dans un banquet, au milieu des courtisans, le fantôme de Banquo, l’ami qu’il a fait assassiner, elle, Lady Macbeth, son âme damnée, sombrant dans le somnambulisme qui la trahit, dans la folie, lavant sans cesse des mains tachées du sang du régicide, avant de périr.
Shakespeare ajoute au drame historique une dimension surnaturelle : ce sont des sorcières, qui, après une glorieuse bataille, saluant Macbeth, seigneur de Glamis, du titre supéarieur de seigneur de Cawdor, seront les agents de sa fulgurante ascension politique et de sa chute. En prophétisant ce titre inattendu de seigneur de Cawdor, que lui décerne sur le champ le roi Duncan pour prix de sa victoire sur les Norvégiens envahisseurs, et en lui prédisant qu’il sera également roi d’Écosse, les sorcières enclenchent la mécanique de l’ambition, qui déclenche la tragédie. Elles sont peut-être la manifestation de son inconscient. À son ami, l’autre général, Banquo, elles prédisent également que, sans régner lui-même, il sera l’origine d’une lignée de roi. Quoiqu’il en soit, Macbeth écrit ces prédictions à sa femme et met en route en elle l’ambition fatale qui les perdra tous deux.
Sentences célèbres de Macbeth : « Ce qui est fait, est fait… », « Qui aurait dit que le corps de ce vieillard pouvait contenir autant de sang ? », dit la femme fatale, « Notre vie est une pièce de théâtre pleine de bruit et de fureur racontée par un idiot, et qui n’a pas de sens » , conclut le héros maudit.
Le livret de Francesco Maria Piave est remarquable de concision, supprimant des scènes qui s’éloignent du noyau du drame qu’il resserre, notamment celle, comique, du portier ivre, contraste nécessaire du drame baroque anti-aristotélicien qui mêle les registres. Le massacre de la femme et des enfants de Macduff est réduit à la plainte déchirante de l’époux et père, qui se dressera en vengeur valeureux. De la première version de Florence en 1847 à celle de de Paris en 1865, Verdi a aussi resserré et intensifié la musique d’un opéra qui, dérogeant aux conventions de l’opéra romantique qui exalte l’amour, en fait un drame lyrique nouveau où règne seul l’amour du pouvoir ou la volupté dans le crime et le vertige du remords dans un couple maudit.

Réalisation et interprétation
Théâtre baroque du monde, mais une scène au fond d’une salle classique livide aux rigidités linéaires de froid édifice d’architecture fasciste, éclairée de deux suspensions Arts Déco. Pilastres engagés, rainurés, accentuant l’angoisse des raides verticales, trumeaux aveugles au-dessus des portes latérales (scénographie, Jacques Gabel). Découpées en carreaux égaux  impénétrables, les mystérieuses portes frontales seront celles par où se glisse insidieusement à tour de rôle le couple meurtrier, lui, pour tuer le roi, elle, plus froidement, pour assassiner les serviteurs et leur faire porter le poids du régicide. La lumière glaciale (Roberto Venturi) tombe d’entrée, progressivement, d’une verrière géométrique aux vitres brisées sur l’ombre des murs : quelque chose de pourri, sinon dans le royaume du Danemark d’Hamlet, dans celui d’Écosse de Macbeth. Ombre et lumière comme clair-obscur de la lucidité trouant les ténèbres de l’âme, indécise pénombre de la conscience morale assoupie comme le sommeil goyesque de la raison qui engendre des monstres. Les éclairages seront ensuite plus généraux qu’individuels, comme à l’époque baroque,  avec ces fonds opaques et glauques de cloaque où grouille un cauchemar de choses inconnues, les sorcières consultées par Macbeth, incarnation objective d’une conscience subjective gagnée par le mal, mais ici surgies en nombre de l’ombre, scène intérieure extériorisée, démons intimes matérialisés, pour peupler une sorte d’asile d’aliénés à la Michel Foucault, théâtre où figure aussi, avec un poussah misérable, le Pape et le Roi près du gueux, image encore d’une vanité baroque de l’inanité des richesses, de la puissance face à l’égalité de tous devant la mort. Peuple « idiot » qui, s’il ne raconte pas cette « histoire de bruit et de fureur » qu’il a mise en branle, sera, tout au long, l’implacable spectateur, témoin de la farce tragique du pouvoir qui se joue devant lui. Lueurs de l’abondance du sang du meurtre et sa fatale multiplication.
Une colossale colonne gagnée de mousse ou de pourriture, descendra lourdement des cintres pour s’encastrer, au centre, reliant ciel et terre, objet lascif d’enlacements de Lady Macbeth, phallique symbole de la puissance du mâle dont s’empare cette virile femme face à un époux veule et vil, peut-être impuissant, copulation monstrueuse à l’échelle de son ambition et de la volupté du pouvoir qui la hante et qu’elle chante, ou anticipation de l’écrasement du couple monstrueux sans descendance.
Les sombres costumes (Catherine et Sarah Leterrier), hors de longs manteaux en général d’époque et les intemporelles robes des sorcières, pourpoints, hauts de chausses et bottes pour les hommes, s’ourlent au col d’une frise de fraises à la Greco de l’Enterrement du Comte d’Orgaz, et, élargis en délicate collerette au cou des enfants, progéniture sauve de Banquo mais promise au massacre de Macduff, en dit d’avance la fragilité de papillons épinglés plus tard par les poignards des sbires de Macbeth : têtes comme sur le plateau des larges cols à godrons de futurs décapités. Les robes des dames éclaireront de gaies couleurs les scènes de cour mais jamais éclairer la teinte obscure générale du drame. Les insolites fauteuils Louis XV sont-ils une métaphore de raffinement pervers dans la brutalité du reste du mobilier, d’intemporalité ou une coquetterie à la mode usée de mêler les époques? La table, un piano, renversés sont des signes connus de décadence et chute, de révolution, chez Frédéric Bélier-Garcia qui signe cette mise en scène.
On admire la qualité plastique, l’agencement pictural des groupes, de ce chÅ“ur pratiquement omniprésent et admirablement préparé par Emmanuel Trenque, notamment les sorcières qui, sous la baguette nuancée et puissante de Pinchas Steinberg, passent du murmure sardonique au ricanement sarcastique, d’autant plus inquiétantes d’être traitées scéniquement en femmes banales, presque en voisines : le mal est parmi nous. Le chef, dès le prélude, donne aux cordes un frémissement de vol effaré d’effroi d’oiseaux de mauvais augure, trilles angoissants, pincements aigus de flûtes affutées et claquement effrayant de cuivres, un éclair, un éveil de cauchemar, glisse l’angoissante onirique et désolée de la scène du somnambulisme. Tout au long de l’Å“uvre, il nous fera goûter les mêmes qualités de relief délicat pour les détails des divers pupitres et de violence déchaînée sans jamais brouiller les lignes, les volumes d’une Å“uvre polie par Verdi pendant près de vingt ans.

 
 
 

PLATEAU ADMIRABLE

 

Le plateau est admirable. Tour à tour valet  servile de Macbeth, assassin à gages asservi aux noirs desseins du maître, une apparition puis médecin de Lady Macbeth, Jean-Marie Delpas, multiplie en peu de phrases une grande présence dramatique et vocale, sombre en timbre mais limpide en diction. Fils du roi Duncan assassiné, menacé lui-même, fuyant le danger et ne revenant que pour hériter de la couronne que lui ont conquise ses partisans, Malcolm est un personnage épisodique et falot, encore réduit par le librettiste, et l’on ne reprochera pas au ténor Xin Wang, timbre soyeux, un manque de présence que le rôle ne lui accorde pas. Beaucoup plus présente par le travail scénique que lyrique, Vanessa Le Charlès, suivante de Lady Macbeth est traitée, cheveux courts et habits masculins, comme son obsédante ombre portée virile, dont les attouchements furtifs de mains avec sa maîtresse laissent supposer une intimité plus grande que celle d’une simple femme (homme) de chambre. Lorsque on entend enfin les quelques phrases de son joli soprano le contraste est frappant.

 
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En époux et père douloureux, d’autant qu’on l’avait vu tendrement en scène avec son enfant, émouvante trouvaille, découvrant au milieu de la masse persécutée l’horreur du massacre de sa famille, Stanislas de Barbeyrac est bouleversant, déchirant son timbre lumineux de ténor de la déchirure de sa chair, retrouvant en jeune héros des accents vengeurs superbes pour terrasser le monstre. Autre père attentif, veillant sur sa progéniture, son fils, et réussissant à la sauver dans la forêt du piège, Banquo, auquel les sorcières ont prédit que, sans régner, il aurait une lignée de rois, est incarné par la noble allure de Wojtek Smilek. Dans son grand air assailli de noirs pressentiments sur la mort qui le guette, il déploie le sombre tissu de sa voix de basse, passant du murmure oppressé à son fils à l’éclat terrible de la révélation lucide du complot jusqu’à un éclatant mi aigu final.
On sait que Verdi, toujours soucieux de vérité dramatique, voulait, pour sa Lady Macbeth, un timbre laid mais expressif, ce qui fut la chance de Callas selon son propre aveu quand elle fut choisie à la Scala par Toscanini soucieux de respecter le vÅ“u du compositeur. On ne dira pas que la soprano dramatique hongroise Csilla Boross remplit le réquisit verdien de laideur vocale en revanche, même si l’expression dramatique dans la scène du somnambulisme semble paradoxalement trop sommeiller, sa voix charnue, immense, remplit pleinement toutes les exigences du rôle : largeur et couleur égale du timbre, passant avec aisance des notes les plus corsées de la tessiture terrible du rôle aux sauts d’aigus pleins et triomphants. Un triomphe assurément. À ses côtés, en Macbeth, scéniquement et vocalement, le baryton Juan Jesús Rodríguez, triomphe pareillement : égale aussi sur tout le registre, sa voix d’airain aux teintes bronzées se joue de la difficulté de ce rôle écrasant sans en être écrasé. Homme du doute, à peine entré dans le premier degré du crime, poussé par sa femme, il traduit si sensiblement ses remords qu’il en deviendrait humain et touchant. Un grand artiste que l’on découvre.  Triomphale fin de saison à l’Opéra de Marseille.

Opéra de Marseille,
Macbeth de Verdi
Livret de Francesco Maria Piave  d’après la tragédie de Shakespeare
Coproduction Opéra Grand Avignon
7, 10, 12, 15 juin 2016

Orchestre et chÅ“ur (Emmanuel Trenque) de l’Opéra de Marseille sous la direction de
Pinchas Steinberg. Mise en scène : Frédéric Bélier-Garcia. Scénographie : Jacques Gabel ; costumes : Catherine et Sarah Leterrier.  Lumières : Roberto Venturi.

Distribution
Macbeth : Juan Jesús Rodriguez ; Lady Macbeth : Csilla Boross ; Banquo : Wojtek Smilek : Macduff : Stanislas de Barbeyrac ; suivante de Lady Macbeth :   Vanessa Le Charlès ; Malcolm : Xin Wang ; serviteur de Macbeth, un sicaire, une apparition, le médecin : Jean-Marie Delpas ; un hérault : Frédéric Leroy.

Photo : © Christian Dresse / Opéra de Marseille 2016

 
 

Compte rendu, opéra. Marseille, Dôme, le 5 juin 2016. Bizet : Carmen. Marie Kalinine. Jacques Chalmeau, Richard Martin

Compte rendu, opéra. Marseille, Dôme, le 5 juin 2016. Bizet : Carmen. Marie Kalinine. Jacques Chalmeau, Richard Martin. Les défis d’une production. Le pari était de taille : celle, démesurée, du Dôme. La réussite est à cette mesure ou démesure. Les défis : une œuvre fétiche, une salle, un plateau immenses, un nombre impressionnant de cent-vingt choristes et soixante enfants s’ajoutant aux chanteurs, acteurs, sur scène et un nombre nourri de spectateurs pour un financement sous-alimenté frôlant le zéro à cette échelle, n’était-ce la généreuse participation de l’Opéra de Marseille qui sent bien dans cette entreprise de l’Opéra Studio Marseille Provence de populariser l’art lyrique un moyen d’y attirer des gens qui n’y viennent pas ; former les futurs spectateurs par l’intéressement volontaire au projet des lycées et centres de formation professionnelle comme l’an dernier pour la miraculeuse Flûte enchantée qui charma un public nouveau médusé et respectueux, souvent des parents, plongés dans le cœur de la création pendant les mois où leurs enfants avaient participé, sous la direction de maîtres à saluer, à la conception des décors, des costumes, sous l’œil bienveillant du chaleureux Richard Martin qui en signait une magique mise en scène sous la baguette du même Jacques Chalmeau, qui dirigeait déjà la Philharmonie Provence Méditerranée, soixante et dix musiciens en fin de cursus dans les conservatoire de région, auxquels on offre une belle expérience professionnelle.

 

 

 

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Défis de Carmen

 

Ce noble désir de populariser sans démagogie l’opéra, modeste en moyens mais ambitieux dans ses vœux, était riche d’un fastueux plateau de niveau national et international. Les deux compères, à la scène et à la fosse, Martin et Chalmeau, se retrouvaient donc de nouveau pour cette aventure d’autant plus périlleuse que Carmen est une œuvre patrimoniale, sacralisée et popularisée, qu’on ne touche jamais sans risquer de heurter un public qui a fait d’une œuvre publique une propriété personnelle. Autre risque supplémentaire, déconcerter des connaisseurs : par un minutieux travail de recherche d’archives en bibliothèque, Jacques Chalmeau nous offrit le luxe d’une édition critique originale de la partition de Carmen, telle qu’elle fut créée, selon lui, le 3 mars 1875 à l’Opéra-Comique, allégée d’ajouts, allongée de passages supprimés. On ne peut que saluer cette belle initiative musicologique, même si nous pouvons aussi la questionner plus bas.

 

 

Réalisation et interprétation

 

Remplir l’immense plateau sans effet grossier de remplissage n’était pas le moindre défi relevé par Martin. Il le meuble sans l’encombrer et l’intelligente et sobre scénographie de Floriande Montardy Chérel joue le jeu avec une simplicité qui rejoint le naturel évident de cette production sans maniérisme : à jardin, au fond, des structures évoquant vaguement, autant qu’on puisse juger dans des lumières vagues, des murs —sans doute ceux de l’usine, la manufacture de tabac— peut-être des remparts, ceux de Séville où se nichera la taverne de Lillas Pastia, sur lesquels apparaîtra enfin Carmen, juchée, perchée, intronisée physiquement mais avec désinvolture, sur cette hauteur : la hautaine gitane ironique, les hommes à ses pieds cherchant vainement à l’atteindre, est d’entrée signalée on dirait par son altitude, une échelle littéralement supérieure par sa beauté au reste des femmes, bien au-dessus du troupeau des hommes qu’elle domine par son intelligence. Quelques cubes, des murets au centre seront aussi banc de repos pour la pause des cigarières, pour des mères de famille, des grand-mères promenant le landau de la progéniture, ou, à cour, socle ou siège, pour les soldats, des gendarmes français des années d’après-guerre où se déroule ici l’action : forum antique d’une Séville au long passé romain, agora marseillaise d’une Phocée grecque, bref, vaste place, piazza ou plaza méditerranéenne « où chacun passe, chacun va », s’offrant en spectacle et commentaire à tous les autres, toujours témoins de la comédie et des drames en plein air, grand marché avec marchande des quatre saisons, étals de ventes diverses, une carriole avec des oranges des vergers andalous. Et, en fond, en graphismes scalènes par les vidéos suggestives de Mathieu Carvin, les toitures anguleuses d’un quartier ouvrier avec la verticale des cheminées en briques, et les grandes fenêtres hagardes de la manufacture de tabac, sans doute celle, marseillaise, de la Belle-de-mai, parfois traversées d’ombres chinoises. D’autres projections, dans des lumières oniriques, dessineront des épures mouvantes, linéaires, presque abstraites, de paysages urbains ou montagnards : la technique d’aujourd’hui pour évoquer et éviter les lourds décors d’autrefois.
Sans faste inaccessible à ce monde ouvrier sauf pour les danses gitanes de la taverne, les costumes de Gabriel Massol et Didier Buro jouent avec justesse la mode des années 50, tabliers de travail des femmes sur les blouses simples, d’où se distinguent quelques robes à volants des Bohémiennes, suggérant subtilement, sinon la lutte des classes, celles des ethnies affrontées. Détail touchant : à la pause de la Manufacture, les ouvrières s’empressent d’allumer la cigarette mais une mère se presse, se précipite pour en profiter pour donner le sein à son enfant que gardait la mémé.
Un camion joyeusement traîné par les enfants de la garde montante, des gendarmes boutonnés jusqu’au col, l’armée gardienne de l’ordre et des travailleurs traverse ostensiblement, occupe l’espace et, groupe inquiétant de noirs corbeaux immobiles à cour et à jardin, deux chÅ“urs de prêtres : l’Église, l’autre pilier d’un état répressif de fonctionnaires comme une oppressante famille qui fonctionnait comme l’état, celle de Don José avec la Mère et ses principes au centre, Mère Patrie et Mère Église, Travail, Famille, Patrie. Vichy n’était pas loin et la Libération, de passage au fond, peut être incarnée par la gitane libertaire et ses anarchiques hors-la-loi. On sait gré à Richard Martin, dont on connaît la fibre, d’avoir souligné cette présence inquiétante, non de la religion qui peut aussi libérer, mais d’une écrasante Église espagnole toujours au service des puissants : je rappellerai que l’Espagne, loin avoir écrasé « l’infâme » voltairien, après la parenthèse libérale due à la Révolution française, l’avait vue revenir, plus puissante et arrogante que jamais, avec le rétablissement même de l’Inquisition, à l’époque de cette Carmen, dans les bagages de Ferdinand VII, le pire monarque de son histoire, que les « 100 000 fils de Saint Louis », l’armée envoyée par la France et saluée par Chateaubriand, avait restauré sur son trône, assis déjà sur le massacre et l’exil des libéraux, comme fera, exactement un siècle plus tard le général bigot Franco. Et je ne puis m’empêcher de voir, dans ce dérisoire et luxueux trône de procession porté dans sa vacuité triomphale dans le grotesque défilé final des toreros, piètres héros d’un peuple asservi aux jeux de cirque sans pain, une allégorie de la sinistre mascarade franquiste qui se pavanait encore aux jours où Martin situe l’action.
Les masques goyesques de sinistre carnaval tauromachique, le ridicule char de triomphe d’un Escamillo attifé de grotesque façon, dénoncent aussi clairement l’imposture de l’héroïsme de farce d’une corrida où le sadisme des spectateurs paie pour applaudir le sang versé, pour acclamer en direct la torture et le meurtre d’une vie : « Viva la muerte ! », ‘Vive la mort !’, le cri même du fascisme espagnol. Ce même public qui fera cercle pervers, avide du spectacle sanglant, mais immobile et indifférent au drame qu’il n’empêchera, pas autour de l’estocade finale de Don José à Carmen : dans ou hors de l’arène, la même soif de sang.
La nécessaire sonorisation des solistes, du moins à la première, pose un problème de réglage spatial : les voix du fin fond de la scène, ou des coulisses pour Escamillo et Don José, paraissent plus grosses que lorsqu’elles sont devant où elles retrouvent un volume plus acceptable. Les vifs déplacements des personnages du délicat quintette, perturbant les volumes sont cause sans doute aussi d’une impression de décalage. La joyeuse chorale turbulente des enfants, avec cette distance et ce mouvement, était difficile à tenir à la baguette. Les chÅ“urs, statiques, sonnent bien tout naturellement, emplissant l’espace, tout comme l’orchestre finement tenu par Chalmeau qui, avec une dévotion respectueuse, suit à la lettre les subtiles indications de dynamique et de nuances de volume de Bizet, parfaitement suivi par sa phalange.
L’autre problème est le choix, discutable, au prétexte de fidélité originelle, de la version Opéra-comique de Carmen : les passages parlés imposent aux chanteurs un déplacement fatigant de la voix qui n’est pas toujours heureux, sans compter le jeu théâtral différent du lyrique. Seules les voix graves, en général parlent et chantent sur la même tessiture et le Zúñiga plein d’élégance de la basse Frédéric Albou, à partir d’un sol ou fa, garde la même égale et belle couleur sombre dans sa parole ou chant. Le handicap du texte parlé ne se pose pas pour les truculents et picaresques comparses, fripons fripés, pendards évidemment pendables, Jean-Noël Tessier, joli ténor, le Remendado, et Mickael Piccone, baryton, le Dancaïre, qui assument allègrement la part opératique comique de l’Å“uvre. Ce versant presque opérette était annoncé par l’air restitué ici à Morales, excellemment interprété par le baryton Benjamin Mayenobe, une histoire vaudevillesque saugrenue, d’ailleurs soulignée par la projection d’un Guignol.
Autre retour à la version originale, le changements de tessiture de Mercedes, redevenue ici soprano léger, délicieusement et malicieusement incarnée par Sarah Bloch, avec sa digne complice en frasques, Frasquita, au timbre doucement voluptueux de la mezzo Hélène Delalande. Seule « étrangère » de cette distribution française, la soprano arménienne Lussine Levoni est autant une Micaela étrangère au monde grouillant sévillan et gitan qu’elle est intégrée lyriquement dans un rôle français qu’elle sert avec une voix tendre mais ferme, égale sur toute sa tessiture. Le baryton Cyril Rovery, se tirant sans difficulté de l’air ardu du toréador qui nécessite autant de grave que d’aigu, les chanteurs sacrifiant en général le premier pour faire sonner le second, d’une voix égale, campe un Escamillo certes ostentatoire mais plein de panache, avantageux et généreux de son athlétique personne, vrai star qui ose un strip, lançant spectaculairement son débardeur aux fans, aux femmes, et l’on est heureux qu’il offre la beauté de sa plastique aux dames et à l’envie des hommes plutôt qu’à une brave bête de taureau qui n’en a rien à faire.
Don José, c’est le Marseillais international Luca Lombardo, qui a chanté le rôle dans le monde entier, incarnant et défendant le beau chant français. Il unit, à un physique d’homme mûr, blessé par l’existence, la fraîcheur juvénile d’une voix comme une nostalgie déchirante de la jeunesse qui rend plus poignant son émoi devant la jeunesse et la beauté de Carmen. C’est une autre dimension humaine du personnage qu’il apporte à l’Å“uvre, une vérité passionnelle qui n’est pas simplement l’incompatibilité ironisée par la gitane entre le chien soumis gardien de l’ordre et le loup épris de liberté : l’homme accroché à une jeunesse qu’il poignarde, cloue d’un couteau faute de pouvoir la fixer. Ligne de chant, tenue de souffle, sa voix se plie au nuances et nous offre l’aigu de l’air de la fleur en un pianissimo doucement douloureux, voulu par Bizet, que les ténors n’osent jamais en scène.

 

 

carmen marseille dome marie kalinine opera critique compte rendu

 

 

Digne objet de ses vÅ“ux, allure, figure, jeunesse, Marie Kalinine, dans la tradition dépoussiérée par les grandes interprètes espagnoles du rôle comme Los Ãngeles ou Berganza, est une Carmen de grande classe, non de classe supérieure aristocratique, mais de la noblesse innée gitane, ouvrière, cigarière, contrebandière, mais en rien roturière ou ordurière, ce n’est pas une cagole marseillaise. Comme dans Mérimée, elle se fera castagnettes des débris d’une assiette qu’elle casse pour accompagner sa danse, et qu’elle rejette ensuite avec dédain. Carmen, en latin et en espagnol signifie ‘charme’, sortilège : elle est l’intelligence de la femme qui toujours fut suspecte, d’Ève aux sorcières auxquelles l’assimile d’emblée le timoré Don José pour se justifier et s’innocenter de sa folle passion. Velouté coloré de la voix, grave profond sans effet vulgaire de poitrine, elle joint, à l’élégance de la silhouette celle du timbre d’une voix aisée sur toute la tessiture, un jeu tout en finesse, sans effet, qui rend plus terrible, celui comme un coup de poignard qu’elle assène à José d’un murmure cruel : « Non, je ne t’aime plus», allant au devant de son suicide.
Mère et fille, sÅ“urs par la beauté égale de leur silhouette, les chorégraphes et danseuses flamencas María et Ève Pérez, assurent et assument la vérité andalouse d’une Carmen que nombre d’Espagnols, en dehors des emprunts (Iradier) et inspirations (Manuel García) de Bizet, sentent comme vraiment espagnole.

Version originale de Carmen? Tout en saluant le travail musicologique de Chalmeau pour revenir à l’original de la création, on se permettra quelques remarques. D’abord, les textes parlés ne sont pas donnés, heureusement, in extenso. Même coupés, ils n’apportent pas grand chose sauf un détail de la vie de José qui a fui la Navarre après un drame d’honneur, un duel sans doute, et sont bien moins bons que les récitatifs concis et bien frappés de Guiraud. Les pages orchestrales rétablies sont naturellement belles mais leur légèreté, à une première et seule écoute, tire encore l’Å“uvre vers le versant Opéra-Comique et l’air rajouté de Morales, cette comique histoire de cocu, la fait sombrer, avec le pendant du quintette des contrebandiers, franchement vers l’opérette. Bizet fut sans doute avisé de les couper et, sans nier le plaisir de la curiosité, il n’y a sans doute pas lieu de sacraliser la première d’un spectacle vivant toujours appelé à bouger : l’intérêt historique n’est pas forcément esthétique. Figaro s’était “mis en quatre”, selon l’expression de Beaumarchais pour plaire car la version en cinq actes de la première fut un échec ; Mozart fit un deuxième air pour son Guglielmo de Cosí, plus court, et on ne chante pratiquement jamais le premier, sans compter les retouches d’autres Å“uvres ; on sait aussi ce qu’il advint du Barbier de Rossini à la première ; Bizet aussi, de son vivant, retoucha le sien.Verdi n’a cessé de remanier ses opéras.
Par ailleurs, si c’est là la version originale, on s’étonne de ne pas trouver la habanera initialement écrite par Bizet (enregistrée en « plus » par Michel Plasson dans un enregistrement) puisque il abandonna cette mouture et emprunta ce qui est devenu « L’amour est enfant de Bohème… » au plaisant duo entre un séducteur créole et une jolie mulâtresse, El arreglito de Sebastián Iradier, qu’il cite, musicien espagnol professeur de l’Impératrice Eugénie de Montijo, connu universellement par son autre habanera, La paloma.

 

 

 

Compte rendu critique, opéra. Marseille, Dôme, le 5 juin 2016. Bizet : Carmen. La Philharmonie Provence Méditerranée, le Chœur Philharmonique et le Chœur Amoroso du CNRR de Marseille sous la direction musicale Jacques Chalmeau.

Mise en scène et lumières : Richard Martin.
Scénographie : Floriande Montardy Chérel ; costumes : Gabriel Massol et Didier Buro. Vidéo : Mathieu Carvin / Char et le costume d’Escamillo : Danielle Jacqui.

Distribution
Carmen : Marie Kalinine ; Micaela : Lussine Levoni ; Mercédès: Sarah Bloch ; Frasquita : Hélène Delalande ; Don José : Luca Lombardo ; Escamillo : Cyril Rovery ; Morales : Benjamin Mayenobe ; le Dancaïre : Mickael Piccone ; le Remendado : Jean-Noël Tessier ; Zúñiga Frédéric Albou
Ana Pérez et Marie Pérez : chorégraphie et danse flamenco.

 

Photos : © Frédéric Stephan

 

 

Compte rendu, opéra. Marseille, Opéra. Le 19 avril 2016. Mozart : Cosi fan tutte. Lawrence Foster, Pierre Constant.

UNE OEUVRE DE SON TEMPS, INTEMPORELLE … Si on veut bien croire, pour entrer dans le jeu misogyne de l’opéra, que Cosí fan tutte ,‘Qu’ainsi font-elles toutes’, en trahissant, heureusement, ainsi ne font-ils pas tous(les metteurs en scène) qui, miracle aujourd’hui, se contentent, pour notre bonheur, de respecter texte et musique sans besoin de transposer, de transporter l’œuvre dans quelque insolite Mac Do ou lointaine galaxie : une recherche acharnée d’originalité de temps et lieu qui sent depuis

longtemps le lieu commun ranci. Bref, on redécouvre tout bêtement que, comme Le Nozze di Figaro, Cosí fan tutte, loin de l’opéra baroque et seria mythologique ou historiciste, sont bien ancrés, avec leurs personnages et situations, dans ce XVIIIesiècle des Lumières, avec ses ombres, là sociales pré-révolutionnaires, ici psychologiques, solairement libertines et ombreusement perverses.

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)Le cœur farcesque de l’intrigue, le pari de deux amoureux pris au jeu d’un roué libertin cynique, le faux départ des deux amants pour une guerre subite, s’il se justifie à l’époque où l’Empereur Habsbourg d’Autriche tente de reconquérir les anciens Pays-Bas espagnols et, l’Espagne, sa Naples perdue, devient invraisemblable dans tant de mises en scènes laborieusement tirées vers notre époque surinformée par médias, téléphone internet : même la farce a besoin d’un minimum de vraisemblance car du postulat du pari découle tout le déroulement logique de la suite des événements. Si le retour des amoureux déguisés en nobles turcs ou valaques (la Turquie fait alors face à Naples) est dans la tradition des turqueries de l’époque et du goût bien attesté des travestissements, déjà assez incroyable même si l’anecdote, dont furent victimes deux dames de Ferrare à Vienne ou isolées dans la sensuelle Naples, sur laquelle se fonde l’opéra est paraît-il réelle, elle serait absurde aujourd’hui avec ces faux Albanais richissimes, même pas migrants, outrancièrement travestis d’habits traditionnels.

Sextuor exceptionnel

 

img_6526_photo_christian_dresse_2016Certes, l’opéra n’est réaliste que dans les sentiments, qui ne sont pas d’un temps, mais intemporels. Justement, sans invoquer la filiation avec le conte de La Fontaine et l’opéra-bouffe de Dauvergne Les Troqueurs (1753) sur l’échange des fiancées, cette œuvre semble emblématique de toute la  frivolité et l’inconscience d’une société aristocratique qui danse en 1790 sur un volcan (ici, le Vésuve!) révolutionnaire : Marie-Antoinette, la sœur de l’empereur commanditaire, et sœur légère de nos héroïnes, sera guillotinée bientôt. Despina, dans ses récriminations contre ses patronnes, est cousine de Figaro de Beaumarchais, même édulcoré par la censure de Vienne dans l’opéra. La cruauté froidement expérimentale de l’épreuve et ses déguisements révélateurs, très Marivaux, le cynisme assez Laclos (Les Liaisons dangereuses), digne du libertin à l’œil froid de Sade, sont bien des divertissements d’époque d’une classe sociale oisive et décadente que ne biffe pas le bouffe de ce dramma giocoso. Cosí est bien la captivante émanation captée par deux génies, le librettiste et le musicien, de l’air du temps fol et léger d’un Ancien Régime à son crépuscule qui vit naître l’œuvre et qui va mourir avec la Révolution. Et c’est en étant de son temps, profondément frivole, qu’il parle au nôtre en profondeur.

Réalisation et interprétation

Bains… Le rideau se lève non sur un de ces cafés devenus alors à la mode, mais sur les vapeurs sensuelles d’un bain turc où les deux jeunes officiers demi-nus, fiers de leur corps, et leur philosophe d’ami Don Alfonso, le cerveau, suent, mijotent et se font plus ou moins cajoler par de plus ou moins rudes masseurs enturbannés, prélude logique à la proche Turquie adriatique et turquerie drapée : culture du corps pour le culte du cÅ“ur dont dissertent ces gentilshommes oisifs avec une volupté volubile sur les mérites respectifs de leurs belles. Lieu mâle de rencontre tout occupé des femmes. Se mettre à nu engage à la confidence et à la vérité, mais qui décide, ici, paradoxalement, du mensonge et du déguisement du pari : à vérité drapée, menteurs attrapés.

Lit… Le bain a la creuse rotondité matricielle des thermes romains, qui est souvent celle de l’architecture napolitaine du baroque urbain. Sobre scénographie modulable de Roberto Platé, qui devient dès la seconde scène, l’appartement des deux fiancées, fermé d’une immense porte persienne, ouverte sur une abstraite bande jaune et un bleu du ciel ou de la mer, qui évacue l’encombrement décoratif : seul élément de décor, un sensuel Saint-Sébastien alangui sur son tronc d’arbre, apparemment érotique objet de dévotion des deux sÅ“urs, que l’on découvre s’éveillant langoureusement dans un lit qui trône ostensiblement au milieu du vaste espace, surmonté du voilage d’un baldaquin ou ciel de lit —promettant le septième— objet à peine légèrement voilé de tous les désirs latents ou avoués : l’enjeu dévoilé de l’affaire, le lieu des tendres combats plus amoureux que guerriers. Le plaisir de Dorabella qui s’y attarde paresseusement signe d’avance sa sensualité alors que le baldaquin drapera la pudeur de sa sÅ“ur ou couronnera du voile ses rêves matrimoniaux.

La haute porte se fermera sur l’injonction de Dorabella jouant la tragédie laissant percer ombre et lumière striée des persiennes, pénombre mentale des sentiments indécis ; et une fenêtre enchâssée donnera plus tard à Don Alfonso le regard du voyeur en surplomb de sa trame sur le drame qui vivent les malheureuses dupées, et la cruelle duperie découverte par Ferrando. Les éclairages de Jacques Rouveyrolles disent les heures qui passent et le passage des émotions, des sentiments de l’ombre à la lumière brutale de la révélation.

Dans la tonalité générale de beige, les costumes tout aussi sobres de Jacques Schmidt et Emmanuel Peduzzi, mettent en valeur les soieries, les châles colorés des faux Valaques (plutôt des Touaregs, des hommes bleus du désert), le corsage vert et la tournure de Despina. Un parti pris minimaliste qui évacue, avec la barque, les chœurs chantant dans un lointain peu audible. Cela concentre l’attention sur le jeu des six protagonistes et la mise en scène de Pierre Constant, riche de cette pauvreté visuelle mais qui, sans l’encombrer, remplit le vaste espace de trouvailles scéniques bien venues, malgré un mariage final bien a minima pour des époux opulents a maxima à ce qu’on nous en a dit : : retour au statut quo, noces sans faste, néfastes?

cosi fan tutte lawrence foster img_6133_photo_christian_dresse_2016On aime, entre autres signes, ces soieries, ces châles orientaux dont on sent bien lorsque les filles se les passent, qu’ils outrepassent l’ornement pour exprimer la possession et la passion du sentiment nouveau, comme Fiordiligi, lucide, se l’enlève comme exorcisme pour revêtir le manteau protecteur de son fiancé à l’amour duquel elle se range après le dérangement de l’émoi physique avec le faux Turc. On avait déjà bien vu, pendant son premier grand air où elle chasse les intrus, l’humour dans sa tentative de ne pas entrer dans ce nœud ni habits en tentant de déchiqueter le lien de la longue écharpe et, faute d’y parvenir, la tordant convulsivement, ne faisant que la nouer davantage. Barrière à l’affrontement ou ancien lieu de rencontre entre Despina et Alfonso, le lit central, aux barreaux démontés, sera aussi champ et armes de bataille entre les prétendants et les prétendues offensées qui les bombardent de ces oranges qu’ils leur ont offertes. Mais le don de l’orange de Guglielmo, accepté par Dorabella, devient promesse de se donner. On ne sait si le metteur en scène a pensé à la symbolique platonicienne, mais non platonique, dans certains pays méditerranéens de l’orange coupée en deux, dont on dit que chaque sexe doit chercher obstinément l’autre : la moitié qui lui convient, samoitié. À l’évidence, le masque fait advenir la vérité des caractères et la correspondance des voix assortis : la quadrature du cercle de l’orange puisque, les masques déposés, on en revient à la fausse donne conventionnelle de départ : le Don Juan Guglielmo avec sa douce moitié Fiordiligi qu’il trompera, la frivole Dorabella avec le tendre Ferrando qu’elle cocufiera. À moins de rêver à l’harmonie des contraires.

Notamment dans les finales d’actes concertants, le rythme, est souvent vif au risque de petits décalages —parfois inévitables dans le spectacle vivant— sans la parfaite musicalité et maîtrise des interprètes qui corrigent vite, jouent et chantent avec une égale crédibilité, soumis à la baguette rigoureuse du chef Lawrence Foster. On connaît le sens de l’humour  de ce dernier et, on a beau connaître son Cosí par cœur, note à note et parole à parole, on reste encore étonné d’en découvrir, avec émerveillement, des effets instrumentaux ironiques, humoristiques qui soulignent, surlignent, ou contredisent, les tirades pompeuses des protagonistes. Un régal de discours orchestral qui sertit de joyaux les paroles de Da Ponte, dont les récitatifs, vifs et inventifs, sont joliment brodés avec esprit au pianoforte par un interprète malheureusement omis dans la distribution.

L’œuvre requiert un sextuor vocal sans faiblesse et nous fûmes ici dans l’excellence. Avec ses airs solistes dans une répartition équilibrée qui correspond aux exigences du temps, deux pour le premier et second soprano (selon la terminologie de l’époque) mais avec une longueur et une difficulté plus grandes pour Fiordiligi et une amorce d’air et, récit obligé et arioso supplémentaire pour elle (« Fra le amplessi… »), deux pour Despina, deux airs pour les amants, tous plus brefs, et brévissimes interventions d’Alfonso, Cosí fan tutte est un opéra qu’on dirait madrigalesque tant les ensembles sont importants et complexes, duos, trios, quatuors, quintettes, sextuors. Aucune faille dans cette distribution jeu et chant d’artistes aussi bons musiciens qu’acteurs.

À Don Alfonso, sachant alléger sa voix pour la volubilité de sa première scène, Marc Barrard prête sa faconde ironique mais, sous l’apparente bonhomie, une noirceur vocale qui colore le cynique philosophe d’une inquiétante dose de perversité jouisseuse à contempler, de sa fenêtre, les souffrances des marionnettes qu’il manipule. Il a une digne partenaire dans la rayonnante maturité de la Despina d’Ingrid Perruche, piquante et picaresque, voix corsée pour femme, sinon du monde par injustice sociale, de ce monde, de cette terre, dont elle nous fait sentir avec émotion qu’elle en a une expérience pas forcément rose : sans doute une grande âme trahie par la vie.

 

 

 

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Le quatuor des amants est d’une fraîcheur et d’une jeunesse qui semblent directement issues de l’œuvre elle-même : si le complot est né de l’esprit pervers d’un homme mur et roué, qui, sinon d’imprudents hommes jeunes peuvent y entrer et qui, sinon de naïves oiselles et demoiselles y succomber? Beauté physique et vocale sont l’apanage de ces jeunes chanteurs. Imposant une voix pleine d’assurance virile pour ce sympathique personnage outrecuidant, le baryton basse Josef Wagner campe un Guglielmo gandin, grand gaillard goguenard et élégamment égrillard, dont on entend vite qu’il a sa moitié d’orange dans la chaleur vocale et la féminité chantante à tous niveaux de la belle Dorabella de Marianne Crebassa, qui ne se laisse pas si facilement dorer la pilule : à séducteur, séductrice et demie, voix de voluptueux velours sans lourdeur, admirable dans sa parodie d’air tragique, aimable et légère dans le survol, sans poser, sans peser, au charme irrésistible, de son second air, « È amore un ladroncello… »

Les deux voix aiguës se marient également de manière idéale (ce qui rend cruel le retour final aux couples désassortis). Beau gosse mais gugusse naïf et touchant, Frédéric Antoun, a une stature athlétique digne du gymnase et bain du début, force qui rend plus touchante sa faible figure brisée  d’amant trahi : argentée, la voix est large, solide sur toute sa tessiture, élégiaque pour dire l’ardeur amoureuse, puissante dans le déchirement. Avec une certaine réserve pudique, Guanqun Yu, Fiordiligi, lui semble prédestinée : douceur du timbre, léger velours du grave, elle se lance vaillamment dans les deux airs terribles vocalement, hérissés de difficultés du grave aux sauts aigus, avec un bonheur de tessiture, de timbre et d’expression qui bouleversent.

Surtitres plats

Dans la réussite totale de ce spectacle, on regrettera la platitude des surtitres. Pour les spectateurs qui ne comprennent pas l’italien et la langue savoureuse et savante de Da Ponte, parfois bardée de parodies érudites du latin, de plaisantes références mythologiques, ce ne sont pas ces surtitres qui en donneront la moindre idée. Certes, on ne peut traduire toute l’abondance du texte, mais, même sans contresens, ils sont synthétiques à l’excès, résumés abusivement et gomment systématiquement les images pittoresques, les traits humoristiques et dépouillent les personnages comme Alfonso de sa  culture latine (finem lauda), Guglielmo de sa mâle verdeur langagière de soldat et Despina, de la populaire truculence de ses jurons : son Caspita ! (‘Saperlipopette’, ‘non d’une pipe’), son vigoureux Corpo di Satanasso ! (‘Par la queue du Diable !’, cette queue du diable qu’elle invitait les filles à connaître dans son air) sont banalisés à la simple interjection et l’ardent Vésuve que la Napolitaine Dorabella sent dans son cœur est affadi en quelconque « volcan ».

 

 

 

Compte rendu, opéra. Marseille, Opéra. Le 19 avril 2016. Mozart : Cosi fan tutte. Lawrence Foster, Pierre Constant.

 

COSà FAN TUTTE à l’Opéra de Marseille

Dramma giocoso en deux actes (1790)

Musique de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)

Livret de Lorenzo da Ponte (1749-1838)

Les 19, 21, 24 , 26, 28 avril 2016

Fiordiligi : Guanqun Yu
Dorabella : Marianne Crebassa
Despina : Ingrid Perruche ; Don Alfonso : Marc Barrard ;
Ferrando : Frédéric Antoun
Guglielmo : Josef Wagner

Orchestre et Chœur (Emmanuel Trenque)  de l’Opéra de Marseille

Direction musicale : Lawrence Foster.

Mise en scène : Pierre Constant. Décors : Roberto Platé. Costumes : Jacques Schmidt et Emmanuel Peduzzi. Lumières : Jacques Rouveyrolles.

 

 

Photos © Christian Dresse / Dorabella, maillon faible des deux sœurs (Perruche,Yu, Crébassa) ;

Compte rendu, opéra. Marseille, Opéra, le 16 mars 2016. Puccini : Madame  Butterfly. Svetla Vassileva. Nader Abbassi…

Compte rendu, opéra. Marseille, Opéra, le 16 mars 2016. Puccini : Madame  Butterfly. Svetla Vassileva. Nader Abbassi…  L’œuvre.  Reprise d’œuvres du répertoire, reprise de présentations répertoriées sur les mêmes. Sur la genèse de cet opéra, n’en pouvant renouveler forcément l’origine, je reprends donc ce que j’ai déjà dit, avec des ajouts.

Papillon épinglé

 

pucciniAvant ce chef-d’œuvre, il y eut d’autres œuvres sur le thème :Madame Chrysanthème (1882), roman autobiographique de Pierre Loti. Se mettant en scène crûment, il raconte comment, à Nagasaki, le temps d’une escale de son navire, par contrat légal renouvelable d’un mois, il épouse en juillet une jeune Japonaise qu’il quitte en août, la femme pouvant se marier ensuite sans problème, du moins nous dit-on. Porté par la mode orientaliste et l’exotisme colonial manifeste dans Lakmé de Delibes (1883) qui oppose deux mondes, l’Orient er L’Occident impérialiste, le roman à succès fut mis en musique par Messager (1893). Le galant et ambigu Loti récidivait : il avait déjà écrit Le Mariage de Loti (Rarahu) (1882), évoquant un séjour et un mariage à Tahiti, sans oublier une aventure galante à Istanbul, avec, selon lui, une femme du harem. Beaux succès féminin pour un homme qu’on nous dit amoureux de ses homologues. Sa Madame Chrysanthème, mise en musique par Messager (1893), proche de lafuture Butterfly par le thème du mariage entre une Japonaise et un marin étranger, n’est pas exactement une victime, c’est une femme intéressée, faisant une bonne affaire, et non amoureuse de l’homme blanc abandonneur comme la future Madame Butterfly de la nouvelle américaine de John Luther Long, devenue une pièce anglaise  mélodramatique (1900) de David Belasco de même titre. Le thème cruel de la geisha épousée, engrossée, abandonnée et suicidée, est ainsi présent dans une actualité sinon une conscience occidentale sûre de son bon droit colonialiste quand Puccini, en 1904, lui donne la finition et la définition qui en font un opéra définitif, qui a éclipsé ces œuvres, qui ne lui ont pas survécu.

Encore une fois, comme pour Norma, Tosca, tirées de pièces de théâtre, La traviata, d’abord roman puis pièce, Lucia de Lammermoor, La Bohème, adaptées de romans, c’est la musique qui fixe dans l’imaginaire collectif un sujet errant avant son archétypale mise en forme lyrique. Dans un langage harmonique qui n’ignore ni Wagner et ses leitmotive voyageurs ni Debussy et ses raffinements délicats de timbres mais puissamment personnel, Puccini dote son œuvre d’un orchestre riche et fin à la fois qui en fait un opéra symphonique où les trois « airs » sont pris dans la trame serrée d’une musique continue, d’un pittoresque oriental sensible mais qui ne nuit en rien à l’expressive sensibilité universaliste, science musicale savante au service d’une émotion humaine immédiate.

La réalisation et interprétation. C’est une reprise de la réalisation mémorable de 2007 par Numa Sadoul. Dans une concise « Note de mise en scène », il précise la place primordiale de l’enfant, aux premières loges de la mort de sa mère et du rapt de son père assassin . C’est à travers ses yeux, ses rêves heureux ou cauchemardesques, ses fantasmagories, qu’il nous livre sa vision, à partir du moment où « Lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille… » ne s’élargit pas ici comme disait Hugo, réduit à deux femmes abandonnées : Douleur, nom de baptême final que lui donne sa mère décidée à mourir, n’est pas né dans la liesse mais la détresse qu’on lui a dissimulée. Heureux ceux qui meurent dans la mort consentie, même si on les y a contraints, malheur à ceux qui restent. L’issue rabâchée, le sort de Butterfly scellé depuis l’origine pour le public, c’est le regard sur celui qui reste que porte Sadoul, la compassion inévitable pour la même ne devant pas dissimuler par son pathos l’héritage dramatique reçu par un enfant de trois ans. D’où les passages oniriques dont le petit garçon est le héros central : le jour joueur dans l’innocence de l’enfance avec ses petits copains, dont il est déjà différent, la nuit assailli de rêves poétiques et angoissants. C’est sensible et bien venu.

La mise en scène de Sadoul, s’inscrit délibérément en contre des « japoniaiseries » trop ornementales, qui tempèrent souvent d’un luxe japonisant et de rêve exotique occidental la cruauté d’épure de la situation : un officier américain, dans l’arrogance insouciante de son pouvoir de séduction et de la puissance de l’argent, s’offre, le temps d’un séjour à Nagasaki pour une mission militaire, une adolescente, issue d’une famille noble ruinée par le suicide imposé au père par l’Empereur, réduite à la prostitution, apparemment élégante, de geisha pour survivre cruellement avec sa mère.

La morale ne trouverait pas grand chose à redire dans l’entretien matériel d’une maîtresse lucide sur sa situation si ce statut de femme entretenue n’était fardé par un mariage à la japonaise, valable « 999 ans », vrai pour elle, pittoresque jeu pour lui, résiliable tous les mois, comme la location de la maison qu’il lui offre en même temps. Maison, non luxueuse comme on voit la plupart du temps avec une nuée de domestiques, mais ici une modeste, presque misérable cabane de bois, un petit ponton allant vers un gouffre sur la mer. Il ne s’est pas ruiné pour ce que la jeune énamourée estime paradis, ce fringant officier de frégate fièrement nommée «Abraham Lincoln », qui paya de sa vie sa lutte pour l’égalité raciale des noirs esclaves. Avec un nom au ton de rose, Pinkerton, porte lui-même les prénoms Benjamin Franklind’une autre généreuse figure des USA, Président de la première ligue abolitionniste de l’esclavage. Ironie onomastique qu’on ne relève guère…

Décor minimaliste de Luc Londiveau, sous les lumières crues ou fantomatiques, livides, de Philippe Mombellet pour la cruauté maximaliste du sujet : un abus tragique de pouvoir, le cynisme d’un officier blindé comme son navire contre lequel s’écrase fatalement le papillon brûlé à la flamme de l’amour, épinglé par son propre couteau face à l’infamie de l’abandon et à l’arrachement de son fils : elle semble le pressentir en découvrant que, dans le pays de son époux, on épingle les beaux papillons. Le papillon enclos dans son cadre, l’enfant présent dès l’ouverture, la femme sacrifiée, de dos, en croix, comme un tragique épouvantail, signent d’emblée une densité poignante qui pèse sur tout le spectacle.

Les costumes sobres et sombres de Katia Duflot, gris, à peine adoucis de teintes bronze, moutarde, vieux rose, même éclairés par la robe blanche de mariage de Butterfly, les ombrelles dansantes, les quelques fleurs de Suzuki, loin des pittoresques estampes japonaises, ont le deuil du bonheur et les couleurs du drapeau américain, une vivacité dérisoire comme l’Hymne américain, ou l’« America for ever », qui retentissent avec une grandiloquence ironique à l’orchestre. La belle robe de Madame Pinkerton, portée avec une élégance opulente de nantie par Jennifer Michel tout en douceur de voix et sympathie pour ces pauvres femmes, culpabilisée d’un crime qu’elle n’a pas commis et cherchant sans doute le rachat par l’amour qu’elle vouera à l’enfant de son mari, montre toute la distance entre deux mondes, accusée encore par la pauvreté sensible de la petite japonaise passée naïvement à l’Occident et à la religion de son mari (Vierge de Lourdes, statue de la Liberté) corps et âme, avec un brutal retour à l’esprit et chair sacrifiée du Japon : l’hara-kiri.

Seuls éléments spectaculaires, le rêve de l’enfant, les bulles de savon constellant la nuit, et le cauchemar de Butterfly personnifié par le bonze effrayant en voix et corps (Jean-Marie Delpas) à la tête des spectres familiaux vindicatifs ligués contre son apostasie, sont intégrés avec force dans la logique dramatique, puissant contraste avec le magnifique interlude du nostalgique et lointain chÅ“ur à bouche fermée de l’attente entre veille et sommeil (Emmanuel Trenque), douce exhalaison d’un rêve lointain de bonheur évaporé à l’aube éclatante du tutti orchestral.

Un orchestre,bien connu etconduit magistralement par Nader Abbassi.Laissantlargement respirer les chanteurs dans la tradition lyrique italienne, exaltant l’envolée érotique du duo d’amour, il garde un œil minutieusement attentif aux divers pupitres, fait rutiler dans le forte et cisèle en douceur les couleurs riches et complexes de cette musique à l’harmonie raffinée, aux accords concis changeant rapidement d’atmosphère, tranchant parfois comme une lame et caressant comme un drapé soyeux de kimono.

La distribution est nombreuse et bien en place. On reconnaît à peine sous la vraisemblance orientale Mikhael Piccone en Commissaire impérial flanqué de son acolyte Frédéric Leroy en Officier du registre. Même épisodique, elliptique prétendant à l’amour de l’intraitable désormais Madame B. F. Pinkerton qui le repousse bien durement, le Yamadori de Camille Tresmontant réussit à nous attendrir en alternative crédible et sensible, japonaise, à l’officier infidèle américain : on souhaiterait qu’elle accepte cette solution. Habillé à l’occidentale en homme qui a saisi le vent et le cours de l’histoire d’un Japon qui commence à s’ouvrir, Rodolphe Briand est un sinueux Goro, entremetteur mielleux et fielleux, mais, lâche face aux femmes qui le battent même, il est presque un attachant et amusant personnage de comédie. En Sharpless, la conscience morale non écoutée, le baryton Paulo Szot, retrouvé avec plaisir,  déploie la beauté de sa voix et un jeu sensible sans sensiblerie.

Le ténor roumain Teodor Ilincai prête à l’officier Pinkerton un corps de garçon bien nourri et bien pensant du Middlewest, guère raffiné, buvant à même la bouteille sans même penser d’abord à offrir au Consul, sûrement d’une autre extraction sociale, un verre. Ironique face aux éventails, ombrelles et kimonos, aux rituels d’une culture raffinée dont les codes délicats lui échappent, c’est, en quelque sorte, l’éléphant dans le magasin de porcelaine. Guère de malice, apparemment, en lui, ni de cynisme grand seigneur, plutôt une bonne conscience du droit que lui donne l’argent et la jeune puissance américaine, traduite par l’insolence d’une superbe voix éclatante en aigus triomphants de coq érotique et patriotique sans scrupules (« America for ever !»), sûr de lui, sans grandes nuances, avec une impatience masculine du désir que cherche à satisfaire immédiatement sa bonne santé plus qu’une voluptueuse recherche érotique du plaisir : baiser plus que faire l’amour.

butterfly madama marseille opera vassileva compte rendu review classiquenews  img_4811_photo_christian_dresse_2016_butterfly_5À l’inverse, choc subtil de sexe féminin et de civilisation, la femme, la japonaise Cio-Cio-San, ancienne geisha pliée à l’art d’amour, oppose à la brutalité du désir mâle tous les atermoiements délicats de la coquetterie : préparation, jeux préliminaires, poétisation culturelle d’une sexualité qui, sans cela, serait bêtement animale. Et il faut dire que la silhouette gracieuse et gracile de la soprano bulgare Svetla Vassileva, aux gestes et à la démarche comme chorégraphiés, sa grâce enfin, rendent crédible ce personnage de trop jeune fille à l’âge invraisemblable, mais archétype d’une grande âme trahie par la vie qui va vers la grandeur du sacrifice. La voix, souple malgré une indisposition due aux effets pervers du mistral qu’elle nous avouera après, sait allier à la puissance requise pour vaincre la rampe orchestrale de Puccini, l’arc-en-ciel de demi-teintes. Sa dignité sans pathos dans la misère puis la tragédie, rend plus barbare le triomphalisme du mâle occidental, même saisi tardivement par le remords. Son grand air, à genoux d’abord, comme une prière, est une sorte de rêve, une touchante hallucination et son air d’adieu à son fils, l’adorable petit Basile Mélis, une déchirure à vif qui arrache les larmes. La digne Suzuki au dévouement absolu campée par la Roumaine Cornelia Oncioiu, voix ronde, chaude comme il sied au personnage de nourrice et servante, a un rayonnement maternel émouvant, déchirée de détresse dans son inutilité à sauver sa maîtresse. Dans des rôles différents en importance, le trio des trois femmes différentes est un contrepoint finalement solidaire et touchant, sans défenses, au monde du pouvoir écrasant (même le Consul malgré sa morale, le représente) des hommes dominants.

Compte rendu, opéra. Marseille, Opéra, le 16 mars 2016. Puccini : Madame Butterfly. Nader Abbassi, direction. Numa Sadoul, mise en scène.

Madama Butterfly de Puccini
à l’Opéra de Marseille, les 16, 18, 20, 22, 24 mars 2016

Distribution :
Cio-Cio San : Svetla Vassileva
Suzuki :Cornelia Oncioiu
Kate Pinkerton :Jennifer Michel
Pinkerton : Teodor Ilincai
Sharpless :Paulo Szot
Goro : Rodolphe Briand
Le Bonze : Jean-Marie Delpas
Yamadori : Camille Tresmontant
Le Commissaire impérial : Mikhael Piccone
L’Officier du registre : Frédéric Leroy
Douleur : Basile Mélis.

ChÅ“ur de l’opéra de Marseille
(Chef de chœur : Emmanuel Trenque)
Orchestre de l’Opéra de Marseille
Direction musicale : Nader Abbassi.

Mise en scène : Numa Sadoul.
Décors :  Luc Londiveau. Costumes :Katia Duflot. Lumières : Philippe Mombellet.

Photos copyright Christian Dresse 2016

Compte rendu, opéra. Marseille, La Criée. Cavalli : L’Oristeo, 1651. Recréation. Jean-Marc Ayme

Compte rendu, opéra. Marseille, La Criée. Cavalli : L’Oristeo, 1651. Recréation. Jean-Marc Aymes. On ne reprendra pas ici tout ce qui s’est dit de Cavalli et de l’Oristeo que l’on trouve dans tous les dossiers de presse à l’occasion de sa magnifique résurrection dans le cadre de Mars en Baroque par le Concerto soave. Je me bornerai à apporter des éléments pour montrer que ce compositeur, presque né avec le siècle, à près de cinquante ans, avec un librettiste qui meurt l’année même d’une création qui en marque la moitié, est la synthèse géniale, pragmatique, de toute une effervescente réflexion esthétique théâtrale et musicale de 1600 jusque-là.

Comedia, commedia, « opéra »
Tout siècle qui commence s’éprouve comme neuf. De l’Astronomia nova de Képler aux Musiche nuove de Caccini (1600, 1601), des sciences aux arts, c’est l’enthousiasme de la nouveauté qui est la marque du Baroque, de tous ces créateurs que nous qualifions aujourd’hui anachroniquement de « baroques » et qui, tous, dans une guerre de « manifestes », se revendiquent de la nouveauté et se proclament hautement « modernes. » Dès les premières années du siècle, en Italie, en Espagne, on a réglé leur compte aux « Anciens », dans une « Querelle des Anciens et des Modernes » qui ne sera soldée, en France, qu’au tournant des XVIIe et XVIIIe.

Musique nouvelle. C’est la prétention à la nouveauté, à la primauté, à la paternité de l’invention de recitar cantando, qui expliquent la course de vitesse entre Peri et Caccini pour leurs respectives Euridice (1600), et tout le déferlement d’œuvres nouvelles en compétition d’originalité, de polémiques amplifiant la querelle entre la prima et la seconda prattica en Italie[1]. Des fondateurs de la Camerata de’ Bardi et Vincenzo Galilei, père du savant, qui théorise en 1581 le dialogue entre la musique ancienne et moderne (Della musica antica et della moderna ), en passant par Vincenzo Giustiniani partisan d’une musique actuelle (Discorso sopra la musica de suoi tempi, 1628), Pietro della Valle, qui en réclame la paternité en 1640, on entend jusqu’au milieu du siècle les échos de la querelle dont le traité de l’Espagnol Caramuel résonne encore et la résume dans son Ars musicæ (Vienne, 1646), qu’il publie en castillan à Rome (Arte nueva de música, 1669). Au milieu du XVIIe siècle de l’apogée de Cavalli, donc, la musique scénique, rappresentativa, s’est imposée partout en Europe sauf en France.bMais en Italie même, vocalement, passé l’engouement de la nouveauté du recitar cantando, on commence à en dénoncer la monotonie, et Domenico Mazzocchi, dès 1626, dans sa préface à La catena d’Adone, explique qu’il a semé son Å“uvre de mezz’arie, de ‘moitié d’airs’, pour compenser l’ennui (tedio) du récitatif. La voie est ouverte pour la fluidité musicale de Cavalli, glissant insensiblement d’un récit arioso à un air concis qui refuse encore la clôture symétrique de l’aria à venir, son da capo se réduisant souvent au simple retour de deux vers, catalyseur exemplaire d’un demi-siècle de musique en Italie.

Comedia et livrets. Une Italie aux trois quarts espagnole. De la Sicile au Royaume de Naples confinant aux portes de Rome où l’Espagne fait encore les papes, en passant par le Milanais, avec Gênes et Florence comme satellites ou alliés, à l’exception de l’irréductible Venise, toute la péninsule subit la politique et l’empreinte culturelle de l’Espagne. Notamment de son nouveau théâtre, la comedia nueva, théorisé en 1609 par Lope de Vega et son Arte nuevo de hacer comedias en este tiempo, ‘Art nouveau de faire du théâtre pour notre temps’, adressé à l’Académie de Madrid. C’est le premier manifeste, dont se souviendra Hugo, du théâtre moderne : ici et maintenant, le Baroque, sans les nostalgies passéistes du classicisme figé dans l’imitation antique. Déjà annoncé par Giordano Bruno et son Candelaio : abandon de la règle artificielle des trois unités d’Aristote, de temps, de lieu et d’action. À quoi s’ajoute l’uniformité de style et de ton : tragédie et comédie séparées.
À l’inverse, au nom du naturel, de la vie, Lope mêle allègrement le tragique et le comique, celui-ci dévolu à des personnages populaires, doubles cocasses des maîtres, souvent les valets, traducteurs en langue simple des propos alambiqués des nobles héros : un théâtre intelligible pour toutes les classes sociales. L’action n’est plus unique mais sans qu’on puisse réduire à l’unicité son protéiforme théâtre, elle est souvent dédoublée avec deux intrigues parallèles, affectant en général deux couples, les deux jeunes premiers et les symétriques seconds, dans un quadrille aux chassés-croisés amoureux et quiproquos vaudevillesques. Faustini, le librettiste de Cavalli s’en fera une spécialité.
Foin des cinq actes pesants : on passera à trois actes, les deux entractes occupés par des délassements comiques musicaux, les entremeses (qui donneront plus tard, unifiés, l’opera buffa). Adieu les sujets mythologiques chers aux grosses et chères machines du théâtre de cour[2]. Dans des cours modestes en plein air et jour (corral), justement se joue ce théâtre savant et populaire à la fois, dont les intrigues foisonnantes et palpitantes vont nourrir nombre de scenari de l’italienne Commedia dell’Arte, dont le Don Juan et sa statue parlante qui court l’Europe, ainsi que les mélodrames, le ‘théâtre mélodieux’, dont certains de Cavalli, comme son fameux Giasone, son  dramma per musica le plus représenté, qui s’inspire de La viuda valenciana et de La fuerza lastimosa du même Lope, ainsi que son célèbre Xerse, qui en reprend Lo cierto por lo dudoso[3].

Polymétrie. Il est vrai que Lope de Vega est une mine extraordinaire de sujets avec les mille-huit cents comedias qu’on lui prête (neuf cents sont documentées). Abondance qui s’explique par la technique d’écriture rapide qu’il a mise au point et formalisées dans son Arte nuevo. Il envoie aux orties l’unité de style aristotélicienne, préconise la polymétrie et un mètre de vers adapté aux situations : les récits (relatos), s’écriront en vers de romance, c’est-à-dire le mètre de la poésie populaire héritée du romancero, octosyllabes avec une simple rime assonante et uniforme aux vers pairs, et des parties plus élaborées, en rimes consonantes, parfois des formes closes, lyriques, comme les sonnets. Il est difficile de ne pas voir, dans ce « bilinguisme » métrique de la comedia en trois actes, et cette exigence de variété naturelle de tons, de mètres, comme un antécédent de celui du dramma per musica qu’imposera Venise contre le florentin, le faisant descendre du Parnasse et Permesse d’Orphée à la joyeuse kermesse polymorphe vénitienne.

Rhétorique des affects. On peut gager que les académies italiennes qui discutaient du nouveau théâtre espagnol, entre autres la vénitienne des Incogniti dont les membres (parmi lesquels Faustini et Ciccognini, librettistes de Cavalli) dédièrent nombre de poèmes à Lope, n’auront pas manqué de noter la première et rapide exposition, dans l’Arte nuevo, d’une théorie des affects et des moyens rhétoriques de les exprimer sur scène[4]. Pour la musique, l’ouvrage Musica poetica (1606) de Joachim Burmeister semble plus cryptique et lointain.

Plaire au plus grand nombre. Car ce qui caractérise Lope, chantre du théâtre public pour tous, c’est un pragmatisme mercantile que, face à ses détracteurs, il affiche sans honte avec une logique cynique :

         Si le peuple qui paye y trouve un agrément,
Tout moyen pour lui plaire en devient pertinent.

Contrainte du théâtre commercial privé : plaire au public dont dépend sa survie, acte moderne de génie créateur autant qu’affairiste qui est aussi la marque de Cavalli comme le démontre abondamment Olivier Lexa dans sa biographie.

Changement de lieux. Quant à la polytopie, la multiplication anti-aristotélicienne des lieux de l’action, qui font rêver les spectateurs, encore théorisée par Lope, elle est formulée par Cervantes dans une de ses pièces, dans ces quelques vers de romance,
La comedia  est une carte
où à peine un doigt distant
tu verras et Londres et Rome
et Valladolid et Gant.
Peu importe au spectateur
que je passe en un instant
de l’Allemagne à l’Afrique
sans qu’il bouge pour autant,
car la pensée a des ailes
et il peut bien, un moment,
me suivre partout en rêve
ni égaré, ni fatigant.

 

 

 

 

 

 

L’Oristeo ressuscité

 

 

 

2 Francois Guery_1652

L’œuvre. Des trente-trois opéras connus de Cavalli, sur les vingt-sept conservés, il est le seul de sa main, mais sans les soins d’un exemplaire soigneusement recopié dans l’atelier du compositeur, ce qui fait imaginer ceux de Jean-Marc Aymes pour en déchiffrer l’écriture, défricher le fatras, remplir les vides et assurer la réalisation musicale. Exemplaire travail à en juger par le résultat.< Entre 1651 et 1652, Cavalli et Faustini associés dans leur théâtre Sant’Aponal de Venise, la première salle lyrique de l’histoire fondée et dirigée par un librettiste et un compositeur, inaugurent avec L’Oristeo le premier des quatre chefs-d’Å“uvre de leur fructueuse association : La Rosinda, La Calisto et L’Eritrea, qui ont en facteur commun le mélange des genres musicaux et dramatiques. Le sujet, avec le quadrille de jeunes amants sans doute puisé dans la comedia espagnole, a la complication du roman baroque qui s’est forgé avec la redécouverte, à la Renaissance, de ce que l’on appelle le « roman grec » ou byzantin du IIe au IVe siècle de notre ère dont le modèle canonique est Théagène et Charicléeou les Éthiopiques, d’Héliodore : aventures et mésaventures de deux jeunes amants qui sont séparés et subissent des épreuves à rebondissements multiples avant de convoler enfin en justes noces.<

Drame et vaudeville
Ici, comme dans La Forza del destino de Verdi inspiré de la pièce espagnole de  A. S., Duque de Rivas, dans un malheureux combat nocturne, le roi Oristeo, le héros amoureux, tue accidentellement le père de sa promise, la princesse Diomeda et celle-ci, si elle ne s’enferme pas dans un couvent comme la verdienne Leonora, fait un vœu religieux de chasteté. Assez relatif puisqu’on la découvre au lever de rideau acceptant avec complaisance les hommages empressés du prince Trasimede, lui-même promis de la princesse Corinta déguisée sous le nom d’Albinda, tentant de récupérer son fiancé volage, elle-même convoitée par Oresde, un rustique maître jardinier qui lui conte lourdement fleurette, tandis que le roi Oristeo, sous le masque de Rosmino, sous-jardinier, essaie de reconquérir son ingrate beauté. Bref nous avons un schéma dramatique classique : A aime B qui aime C aimé de D, aimée de F, et une situation que l’on dirait vaudevillesque puisque tout ce monde se retrouve en même temps où il ne faudrait pas, dans un même lieu : la cour de Diomeda. Ce petit monde s’abandonne aux délices et poisons de la guéguerre d’amour, des dépits amoureux qui font bouger les lignes du quadrille, quand la vraie guerre fait irruption dans leur tendre univers : Corinta, est détrônée et poursuivie par un usurpateur ; Trasimede, vainement exhorté à l’action par Erminio, prosaïque et ironique soldat d’amour, risque de perdre son trône dans les mollesses de sa passion pour Diomeda et les deux sont poursuivis par l’adverse Nemeo, puis par Eriale, le fils vengeur d’Oristeo qui les croit meurtriers de son père disparu. A chacun, donc, son escorte d’assassin. Une sorte d’intermède mythologique des trois Grâces avec le cynique Intérêt, chantre de l’amour vénal, et du favorable Cupidon, opposera la gracieuse bienveillance des dieux à la fatalité qui séparait les couples, qui, masques déposés, réconciliés, convoleront en justes mais de justesse noces.

 

 

Réalisation et interprétation
6 Francois Guery_1690Un couple, devant le rideau, amorce une explication, pas très explicite, de la complexe intrigue. On manquera ainsi de clés sur les nombreux personnages, dont deux déguisés, affublés d’un faux nom, et treize autres assumés par les mêmes six chanteurs ; sept autres rôles masculins sont interprétés par des soprani travesties, une Grâce est de sexe masculin, seul Oristeo, en genre et nombre, ne chante que sa part. On mettra cela sur l’étroite comptabilité économique du théâtre aujourd’hui et, gentiment, sur le compte de l’ambiguïté sexuelle baroque, mais la clarté n’y trouve pas le sien. Les maladresses et faux sens de la traduction des surtitres, donnant systématiquement les couples de héros comme mariés alors que toute l’intrigue repose sur leur désir effréné d’hymen, couronné à la fin, n’éclaireront guère notre lanterne. Les lanternes, justement, au lever de rideau, posées sur le sol, captent et ravissent notre attention : sur fond ombreux de la vaste et profonde scène jonchée de roses, métonymie fleurie du jardin, elle soulignent de leur belle et sombre clarté, à jardin, une masse de musiciens, le chef, au clavecin et orgue, les cordes, et, avec le même effet caravagesque de luminisme/ténébrisme à cour, les vents, cornets à bouquin, flûtes à bec, un basson, une guitare baroque et un archiluth auquel le rai de lumière, qui caresse sa coque et sa hampe tel un mât gréé de ses cordes, au gré des mouvements de l’interprète, donne des allures de navire ancien prêt à prendre le large. Une rampe de cierges couronne les deux masses orchestrales qui n’en feront, féerique, qu’une seule en seconde partie. Le discret éclairage rasant arrache de l’ombre les corps et les visages avec une impression d’authenticité scénique baroque qui n’a pas oublié les leçons de notre ami Eugène Green, de son disciple Benjamin Lazar, dont se réclame le metteur en scène Olivier Lexa. Ces lumières (Alexandre Martre) sont déjà une belle réussite. Elles illuminent les lignes métalliques dorées d’un siège duo, parfait pour les amants qui se font face ou dos de dépit, une balançoire des nonchalances amoureuses ou des indécisions du cœur qui balance, une tonnelle, des chaises de jardin de même style. C’est léger et poétique.
Tout l’immense fond de scène est occupé, ouvert sur l’espace, en première partie, par la vidéo d’un jardin labyrinthe (amoureux) à l’italienne où passe un garde avec une hallebarde au milieu de statues antiques (Giardino Giusti de Vérone) et, en seconde, d’un horizon marin vu d’un promontoire (Castelo di Duino, Frioul). C’est d’une grande beauté, évoquant les grands tableaux baroques.
Les costumes, choisis par Julia Didier dans les atelier de l’Opéra de Marseille, jouent le jeu d’une époque sans trop d’époque, en général dans le goût du XVIe siècle, seul Oristeo à la fin, rendu à sa dignité royale est en vêtements du XVIIe siècle, les Grâces, Penia, ont de seyantes robes années 30-40, les jardiniers en tabliers et canotiers, armés de brouette et arrosoir, fantaisie de bon aloi.
Fort joyeusement, Olivier Lexa,ne sacrifie pas à la doxa de l’actio ou gestique baroque de ses prédécesseurs, en inventant une d’abord plaisante gestique qui tient de la gymnastique et des gestes et mouvements stylisés, saccadés, de la Commedia dell’Arte, bien en mesure, mais dont la répétition un peu trop mécanique, contrevenant à la souplesse de la musique variée, use vite la surprise. C’est le même défaut de l’excès répétitif de certaines trouvailles qui en neutralise l’effet : personnages se roulant par terre, grimpant sur des chaises, mimant ce que chante l’autre dans un faux duo.
Le déferlement de la guerre dans cette Cour d’Amour et les déguisements ne sont pas traités, épaississent une confuse action pourtant d’une grande géométrie de relations. L’intérêt, le piquant théâtral d’un déguisement est que le spectateur est en surplomb de l’action et connaît ce que les personnages ignorent. À part Oristeo (Rosmin), dont le travestissement était annoncé dans le prologue parlé, les autres personnages, inconnus, non définis, semblent surgir d’on ne sait où ni pourquoi.
Olivia Lexa, annonce d’entrée, dans le programme, une mise en scène « résolument ironique et comique de l’œuvre ». Il ajoute : « Les lamenti de Cavalli ne sont pas toujours écrits pour nous faire pleurer » (ce qui suppose que certains le sont), estimant même, arbitrairement, qu’ils sont « pensés pour nous faire rire », sans qu’il apporte ni argumentation ni preuve. Conviction subjective démentie par leur musique émouvante si ce n’est bouleversante, dont les imprécations des héroïnes trahies. L’invraisemblance des situations n’empêche pas la vérité des sentiments, l’irréalité des actions, la réalité de la douleur, comme dans Cosí fan tutte. Ainsi, dans l’uniformité comique, les saillies ne font plus justement saillie sans effet de rupture. La dérision générale donne une unité de ton aristotélicienne à une œuvre qui ne l’est pas, efface le mélange de drame et de comédie, de ce dramma giocoso, ‘drame joyeux’ que, par un anachronisme, le metteur en scène prétend paradoxalement qu’elle préfigure.
Bref, si l’on renonce au sens d’une pièce qui n’est malgré tout pas insensée dans ses conventions pour s’abandonner à la seule beauté des images, à la sensualité de cette musique, le bonheur est parfait.
Bonheur du raffinement de la réalisation de Jean-Marc Aymes, de ses brefs interludes orchestraux, à la souplesse de son soutien aux chanteurs, de ses appels de vents pour des passages martiaux qui seuls, sinon la mise en scène, colorent les passages guerriers. On goûte voluptueusement ce flot continu, sinon de simple favellare in armonia, de recitar col canto à basse continue, mais de récit obligé, déjà plus accompagné instrumentalement, qui tourne insensiblement, sans la stratification du da capo postérieur, à l’aria, toujours brève, qui ne pèse ni ne pose mais s’impose par un bonheur mélodique séducteur et accrocheur. Réminiscences montéverdiennes, couleur d’époque, ou main de la femme de Cavalli dans la copie de L’incoronazione di Poppea ?, on savoure des formules connues comme la jubilante « Speranza, speranza » de Corinta, un jeu d’échos intertextuels qui ravissent le mélomane averti.
Tous les interprètes sans exception dominent ce style baroque : vibrato contrôlé, maîtrise des gruppi, du trillo encore caccinien, trille martelé sur une seule note comme cadence, ponctuation finale des phrases, aisance dans les vocalises qui ourlent les mots-clé. L’ambitus vocal de cette période de l’histoire lyrique est encore raisonnable, ne vise pas à la prouesse de la tessiture et c’est pratiquement en voix « naturelle » que chantent les personnages, sauf quand l’expressivité dramatique l’exige pour les deux héroïnes, Diomeda, ductile soprano, joliment interprétée par Aurora Tirotta (qui sera aussi un Amour frais et fripon), déchirée en imprécations hystérisées par le metteur en scène, et la Corinta de la mezzo Lucie Roche (qui incarne aussi en belles formes Pénia, déesse de la pauvreté mais aussi mère de l’Amour, donc pratiquement Vénus), dont le désespoir amoureux la porte à l’extrême des aigus de son timbre chaud et voluptueux. Elles sont dotées d’airs d’une grande beauté musicale, vocale et dramatique. Successivement Erminio, Nemeo, deux mâles soldats en léger soprano d’humour, Maïlys de Villoutreys retrouve sexeet glamour dansune Grâce. Même miracle théâtral du travestissement défroqué pour Lise Viricel, gracieuse Grâce et vindicatif Euralio. Pour faire et parfaire le trio des Grâces, inattendu, dans sa robe moulante à plongeant décolleté, Pascal Bertin, contre-ténor, sinon en contre-emploi (certains rôles comiques de vieille femme étaient dévolus à des hommes), se taille, sinon de guêpe, un beau succès comique, tout comme en Oresde, jardinier libidineux, qui ne lâche pas Albinda (Corinta), mais lâche lâchement son maître à l’heure du danger. Celui-ci, le ténor Zachary Wilder, prête au roi Trasimede la beauté de son timbre lumineux, tout logiquement d’argent pour incarner L’Interesse, ‘l’Intérêt’ qui vante l’amour contre or sonnant et trébuchant. Ne trébuche pas non plus malgré les chausse-trappes de la mise en scène qui fait jucher les chanteurs sur des chaises branlantes, mais voix d’or bien sonnante, le baryton Romain Dayez, stature imposante qui s’impose en faux jardiner mais vraiment royal Oristeo.
Et tous ces interprètes, jeunes, sont sur scène, vocalement et théâtralement, comme chez eux.

Surtitres plaisants
Une réussite donc, un spectacle qui devrait tourner. Avec la précaution de corriger les surprises de l’amour et de l’histoire, pour de bon comiques, des surtitres : « tu blanchis » pour « tu pâlis », une fois « Zeus », une autre « Jupiter », tous ces « époux », « épouse » qui brouillent les cartes de ces fiancés, de ces promis aspirant au mariage, devenus de la sorte tous adultères, qui font de Diomeda une aspirante bigame puisque, malgré le vœu de la Grâce I «qu’elle redevienne l’épouse de l’amoureux Oristée » qu’elle repousse, elle cherche à le devenir de Trasimede. Quant au langage galant, précieux, européen, de l’amour, il offre aussi ses involontaires cocasseries : on avouera que, au climax de ses imprécations douloureuses, si Diomede s’estimant dédaignée reproche à l’infidèle Trasimede « Tu brûles pour un autre flambeau » (« ardi per altra face »), cette princesse a bien sujet de se plaindre de se voir préférer un lampadaire d’époque et que le roi objet de ses fureurs fait mieux que le Xerxès  de Cavalli amoureux d’un platane, alors que le malheureux, dans l’original, est accusé, dans la langue de Molière, de « brûler d’une autre flamme. »

 

 

 

L’Oristeo
Dramma per musica de Francesco Cavalli (1602-1676)
Livret de Giovanni Faustini (1615-1651)
Création à Venise, teatro Sant’Aponal (1651)
Recréation mondiale
Mars en Baroque
Marseille Théâtre de La Criée
Le 11 mars 2016

Coproduction avec le Venetian Centre for Baroque Music et l’Institut Culturel italien de Marseille ; coréalisation avec La Criée ; en partenariat avec l’Opéra municipal de Marseille.
L’Oristeo a été diffusé sur France-Musique le 19 mars à 19h08 au cours d’une soirée consacrée au Concerto soave de Jean-Marc Aymes et María Cristina Kiehr.

 

 

 

Direction musicale : Jean-Marc Aymes
Mise en scène : Olivier Lexa
Assistant à la mise en scène : Simon Allatt
Lumière : Alexandre Martre
Costumes : Julia Didier
fournis par l’Opéra de Marseille
Régie générale : Romain Rivalan
Assistant régie : Nicolas Wattine
.
Technicien vidéo : Michele Piovesan
Distribution :
Oristeo : Romain Dayez
Diomeda, Amore : Aurora Tirotta
Erminio, Nemeo, Una Grazia : Maïlys de Villoutreys
Corinta, Penia : Lucie Roche
Oresde, Una Grazia : Pascal Bertin
Trasimede, L’Interesse :  Zachary Wilder
Euralio, Una Grazia : Lise Viricel
Concerto Soave – Jean-Marc Aymes
Marco Piantoni, Anaëlle Blanc-Verdin, violons
Cécile Vérolles, violoncelle
Pieter Theuns, archiluth
Tiago Simas Freire, Sarah Dubus, cornets à bouquin/flûtes à bec
Anaïs Ramage, basson
Mathieu Valfré, clavecin
Elena Spotti, harpe
Jean-Marc Aymes, orgue, clavecin et direction

 

 

 

Photos : François Guery © 2016

[1] Je renvoie à mes livres D’Un Temps d’incertitude, Deuxième Partie, II. Nouveau, moderne (1), credo Baroque ; II Nouveau, moderne (2) : manifestes de  la nouveauté, Sulliver, 2008, p. 151-170 et Figurations de l’infini. L’espace baroque européen, Deuxième Partie, La musique conquise sur le ciel, Sous le signe d’Orphée, le Baroque, le Seuil, 1999, p.254-272, Grand Prix de la Prose 2000.
[2] Lope de Vega est le premier librettiste d’un opéra, à sujet mythologique entièrement « chanté à l’italienne » mais en espagnol, La Selva sin amor (1626), musique perdue de Piccinini et Monnani, dont il reste le texte et l’émerveillement de Lope sur les machines et les effets scéniques de Cosimo Lotti.
[3] Cf Olivier Lexa, Francesco Cavalli, Actes Sud, 2014, p.94, 131.
[4] Cf B. Pelegrín, D’Un Temps d’incertitude, op.cit., Première Partie, VII. L’empire des passions, p. 95-116, Rhétorique scénique des passions (p. 107).

 

 

Compte rendu, concert. Marseille, Temple Grignan, le 13 février 2016. Polyphonie, Polyfolie, l’amour à plusieurs voix. Ensemble Calisto.

POLYPHONIE, POLYFOLIE. L’Ensemble Calísto chante l’amour à plusieurs voix. Plusieurs voix, plusieurs voies de l’amour, mais pas de voie de fait sinon la douce violence d’une parole amoureuse sans corset pour une musique apparemment corsetée par la polyphonie, en réalité libre sinon libertine, d’une folle virtuosité vocale pour dire les folies vertigineuses d’un érotisme comme elle aussi savant dans son expression que trivial, commun, courant : populaire. La polyphonie érudite par quelques uns pour quelques uns, rendue à tous par une exécution impeccable du groupe Calísto a cappella qui démontre, en se jouant des difficultés, les paradoxes d’un art raffiné non confiné à l’élite mais délicieusement délité à la délectable jouissance de tous.

Polyphonie

1 Calisto-à-Grignan-600x450Issue du chant d’église où le grégorien primordial s’étage d’abord en deux voix, puis plusieurs, le motif premier, la teneur, immuable, du texte sacré musicalement glosée, ornée, ourlée, chantournée mais religieusement respectée par les autres voix la reprenant peu à peu, pas à pas, en décalage, architecturée par la science musicale inféodée aux mathématiques depuis Pythagore, supposée à l’image d’un univers réglé par le Grand Architecte, ses croisements de lignes sont à l’oreille ce que la croisée d’ogive est à la vue dans l’architecture ogivale, avec sa clé de voûte soutenant un édifice symbolique total : divin et humain. Bref, la polyphonie, effroi sacré, fait frissonner, effarouche, surtout en son acmé de la Renaissance, son apogée foisonnant et flamboyant, au sens de ce gothique tardif renaissant qui ne cesse de mêler, d’entremêler dans un rêve infini, les lacs et entrelacs de ses lignes horizontales superposées en accords consonants ou dissonants, mais conjoignant peu à peu par les nœuds verticaux du contrepoint.

Avec la Renaissance, où la foi aveugle le cède à l’interrogation lucide, avide d’autres horizons que le Ciel et ses béatitudes, la polyphonie s’émancipe du texte sacré pour consacrer le bonheur terrestre : l’enjeu religieux cède le pas au jeu, au grand dam de l’Église qui en fustige la frivolité.

Chanter la femme. Et nous avions, pour fêter cette Saint-Valentin des amoureux, avec un décalage temporel digne de la polyphonie, unis comme les doigts d’une main, les cinq joyeux lurons de l’ensemble a cappella Calísto : Benoît Dumon (contre-ténor), Rémi Beer Demander (ténor), Daniel Marinelli (baryton et alto), Jean-Bernard Arbeit (baryton-basse) et Jean-Christophe Filiol (basse-baryton). Ils sont à tour de rôle récitants et en jeux de rôles chantants, à trois, à quatre, à cinq, nous offrant, avec un plaisir communicatif des textes festifs, lascifs, jouissifs, lestes et verts, en gros du milieu du XVIe siècle avec une incursion au XVIIIe et une inclusion de la Madeleine de Palestrina, comme un remords ou clin d’œil à l’origine pieuse de la polyphonie : mais il est vrai que cette pécheresse a des lettres de noblesse en volupté et que Jésus, son Maître adoré, préféra toujours récompenser davantage les grands péchés que les petites vertus.

Ces joyeux lurons, à travers ces morceaux choisis sur la femme, comme on dirait avec gourmandise ses « bons morceaux », la chantaient en  ses  avouables « beaux yeux », mais aussi son « beau tétin » (Clément Janequin), mais en passant par son « conin », gentiment décliné en « con, con, con », sans oublier la métaphorique sans doute non de face mais pile « cheminée », où l’on dirait en noble latin irréligieux mais révérencieux que se glisse augusta per angosta viam.

Ils chantaient donc la Femme. Non la cruelle Belle Dame sans Merci des platoniques troubadours, idéalisée à l’image de la dame parfaite, la Vierge, qui, de Dante en Pétrarque, hante de son inaccessibilité l’imagerie érotique dépurée du mâle culpabilisé en ses désirs, remise en vogue par Pietro Bembo au début du XVIe siècle,  mais la femme tangible, sensible (sensuelle au sens du temps), bref, concrète, complète même en savoureux morceaux détaillée, comblée (on l’espère) ou sinon, qui réclame fort librement un complément plus qu’un compliment sous le voile transparent d’une métaphore noire : « Ramoney-moi ma cheminée », (Nicolas de Cellier d’Hesdin), ou s’ébroue d’un rabiot de volupté : « Secouez-moi, je suis toute plumeuse » (Dambert). Jeux de sons, jeux de sens, troubles et doubles sens où l’on voit, et entend, que même l’époque libertine de Campra (L’autre jour, Isabelle) fait écho au libertinage de la Renaissance, comme certains costumes des fêtes galantes de Watteau reprennent les fraises, cols et coiffures du XVIe siècle.

L’ensemble Calísto non seulement ravissait l’ouïe mais l’esprit par ces textes souvent à double entente, avec la détente à l’évidence théâtrale aussi qu’entraîne la polyphonie avec ses effets des diverses voix entrant en scène et sa mise en espace, en jeu, des mots par les échos consonants ou dissonants également théâtralisés : un art à entendre et à voir.

On comprend alors les décrets condamnant la polyphonie du Concile de Trente (1545-1563) qui lance la contre-offensive contre le protestantisme, la Contre-Réforme catholique et sera un vecteur essentiel du Baroque. Pour ce qui est de la musique, le Concile dénonce les excès de la polyphonie de la musique religieuse qui, tout à la « délectation de l’ouïe », en oublie le sens religieux de paroles devenues incompréhensibles à force d’entrecroisements de lignes vocales savantes et d’entrées décalées des voix sur le même texte de la sorte brouillé. Ce n’était pas nouveau. Une bulle du pape Jean XXII la condamnait déjà en 1322 :

« Certains disciples d’une nouvelle école, mettant toute leur attention àmesurer les temps, s’appliquent par des notes nouvelles à exprimer des airs qui ne sont qu’à eux. Ils coupent les mélodies, les efféminent par le déchant, les fourrent quelquefois de triples et de motets vulgaires, en sorte qu’ils vont souvent jusqu’à dédaigner les principes fondamentaux de l’Antiphonaire et du Graduel, ignorant le fonds même sur lequel ils bâtissent, ne discernant pas les tons, les confondant même, faute de les connaître. Ils courent et ne font jamais de repos, enivrent les oreilles, et ne guérissent point les âmes. »

Mais il faudra attendre la fin du XVIe siècle, face aux vives critiques des luthériens qui dénonçaient cette débauche sensuelle de sons offusquant le sens religieux pour que la Contre-Réforme catholique, réagisse et impose un retour à une musique plus simple, qui donne le primat au texte religieux, au dogme. La musique religieuse, pour des raisons éthiques exige donc un retour à la monodie accompagnée, au chant sur une seule voix avec des paroles compréhensibles. La musique profane, pour des raisons esthétiques, suivra aussi ce chemin avec l’avenir lyrique qu’on lui connaît. Mais sans réussir jamais à éteindre, on le sait, la polyphonie.

Compte rendu, concert. Marseille, Temple Grignan, le 13 février 2016. Polyphonie, Polyfolie, l’amour à plusieurs voix. Ensemble Calisto. Concert de la Saint-Valentin. Campra, Dambert, de Celliers d’Hesdin, Gombert, Janequin, Josquin, Lassus, Ninot le Petit, Palestrina, Richafort, Sermisy, Sweelinck, Vázquez.

www.ensemblecalisto.fr

Photo : B. P.

Recréation de L’Oristeo de Cavalli à Marseille

sisto_badalocchio_(15851619)mars_et_venus908x672Marseille. Cavalli : L’Oristeo. Recréation. Les 11 et 13 mars 2016. Evènement au Théâtre de la Criée à Marseille : le chef Jean-Marc Aymes dirige l’opéra de la maturité du vénitien Francesco Cavalli, génie du drame lyrique en Europe au XVIIè. Cavalli saisit par sa loangue suave, poétique, grivoise parflois, contrastée mais toujours d’un raffinement superlatif. Le compositeur travaille étroitement avec le poète librettiste Faustini : tous les deux s’engagent pour une série de chefs d’oeuvres, s’éloignant des théâtres San Cassiano et San Moisè (jusque là familièrement investis) ; Cavalli choisit donc le Teatro San Aponal, de mai 1650 à la fin 1651 soit pour quatre nouveaux ouvrages dont L’Oristeo, premier opus d’une tétralogie qui comprend ensuite, La Rosinda, La Calisto et L’Eritrea. Selon un schéma habituel voire conventionnel, L’Oristeo met en scène les épreuves d’un couple soumis à maints défis et obstacles, qui in fine, en un lieto final heureux, se retrouve enfin, plus aimant que jamais.
Mais les épreuves auxquelles doit faire face le roi Oristeo sont d’autant plus délicats que sa future épouse a fait vÅ“u de chasteté… Oristeo saura-t-il infléchir le cÅ“ur de son aimée ?Faustini est d’autant plus impliqué dans la création de ces nouveaux opéras qu’il s’agit de son nouveau théâtre et que dans l’écriture des effets spéciaux, la machinerie permet des personnages volants, emblème désormais de la salle concernée. Venise ne cesse alors d’inventer, de surprendre pour séduire voire fidéliser de nouveaux spectateurs à l’opéra public. La partition de L’Oristeo serait d’autant plus passionnante à suivre qu’il s’agirait du seul manuscrit entièrement de la main de l’auteur, les autres ouvrages nécessitant l’aide d’un atelier de mains secondaires, sans compter son épouse qui a généreusement copié nombre des manuscrits.
Ici donné en recréation mondiale, l’Oristeo est le premier opus de la « tétralogie du Sant’Aponal » que Cavalli et Faustini créèrent dans « leur » théâtre à Venise au début des années 1650, réalisant une sorte de sommet lyrique vénitien, directement héritier des meilleures créations du maître Claudio Monteverdi, une décennie auparavant. Le Sant’Aponal demeure la première salle lyrique de l’histoire fondée et tenue par un librettiste et un compositeur. L’Oristeo inaugure une nouvelle forme de liberté, une conception artistique et esthétique inédite, dans le processus de création lyrique, qui s’appuye surtout sur l’entente entre les deux auteurs, musicien et poète (comme Busenello et Monteverdi et plus tard, Da Ponte et Mozart). Succèdent à L’Oristeo : La Rosinda, La Calisto et enfin L’Eritrea.

L’Oristeo souligne la dimension comique du répertoire vénitien, annonçant l’opera buffa et le dramma giocoso du siècle suivant ; l’intrigue très efficace mêle les registres musicaux (canzonette et lamenti) et dramatiques en une grande liberté de ton. Après la mort fortuite de son père, la princesse Diomeda a fait voeu de chasteté alors qu’elle devait épouser le Roi Oristeo. Ce dernier, pour être à ses côtés et tenter de la reconquérir se déguise en jardinier, donnant lieu à de nombreux quiproquos, avant que les différents couples ne s’unissent… Amour, amour…

L’Oristeo de Francesco Cavalli et Faustini (Venise, 1651)
Marseille, Théâtre de la Criée
Vendredi 11 mars 2016, 20h
Dimanche 13 mars 2016, 15h

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Direction musicale : Jean-Marc Aymes
Mise en scène : Olivier Lexa
Assistant à la mise en scène : Simon Allatt
Costumes : Opéra de Marseille
Distribution
Oristeo : Romain Dayez
Diomeda, Amore : Aurora Tirotta
Ermino, Nemeo, Una Grazia : Maïlys de Villoutreys
Corinta, Penia : Lucie Roche
Oresde, Una Grazia : Pascal Bertin
Trasimede, L’Interesse :  Zachary Wilder
Euralio, Una Grazia : Lise Viricel
Concerto Soave – Jean-Marc Aymes
Alessandro Ciccolini, Marco Piantoni, violons
Cécile Vérolles, violoncelle
Pieter Theuns, archiluth
Tiago Simas Freire, Sarah Dubus, cornets à bouquin/flûtes à bec
Anaïs Ramage, basson
Mathieu Valfré, clavecin
Elena Spotti, harpe
Jean-Marc Aymes, orgue, clavecin et direction

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Compte rendu, concert. Marseille, Bibliothèques G Defferre, le 5 février 2016 : Le Chevalier déconcertant.

1 AgnèsCompte rendu, concert. Marseille, Bibliothèques G Defferre, le 5 février 2016 : Le Chevalier déconcertant. Moins déconcertant chevalier que concertant car tout concerte ici, musique, mise en scène et texte pour faire de ce Münchhausen en herbe, bavard baron, bavasseur bambin barré, bardé de bobards, de phrases, pris au mot, aux jeux de mots, non un concert sinon ce qu’au XVIIIe siècle, après Rousseau et son Pygmalion, on appellera, au sens strict du mot, un mélodrame, du théâtre déclamé entre et sur de la musique (le Tchèque Benda s’en fera une spécialité et même Mozart sacrifiera au genre avec Thamos, roi d’Égypte, le Pierrot lunaire de Schönberg en étant un moderne avatar). Mélodrame, mini drame de minots en l’occurrence, sans outrance minimisé grâce au charme d’un texte de Raoul Lay et Charles-Éric Petit qui sait jouer, sans emphase, de l’enfance sans infantilisme, déjouant le piège dramatique de la cruauté enfantine des cours de récré, des bancs impitoyables de l’école, où Rudolf, jouant malgré lui les têtes de turc, va devenir, par le jeu, la tête d’un groupe d’amis,Wolf, Bolto, Flynt et Owen, se jouant du harcèlement, des persécutions, résistant à l’agression par l’arme du verbe : les mots contre les maux. Plutôt que de devenir une grande âme d’avance trahie par la vie, il met de l’art, de l’imaginaire dans la vie.

Concertant chevalier déconcertant

Les six musiciens arrivent (et repartiront) au grand galop désordonné d’écoliers turbulents dans la salle de classe quand la cloche sonne l’entrée et la sortie et les instruments deviennent faciles facéties, clarinette longue-vue, cordes pincées du clavier, bâillement de l’accordéon, miaulements, couinements, prélude forain étirant les tonalités, qui n’a pas oublié la valsante fête foraine de Wozzeck, comme la rythmique parfois cligne du coin de l’œil vers L’Histoire du soldat de Stravinsky. Directeur de l’Ensemble Télémaque voué à la musique contemporaine qui court l’Europe et créateur du PIC qui la reçoit (Pôle Instrumental Contemporain), le compositeur Raoul Lay, dont on sait la vaste culture musicale, nous offre en souriant ses citations amicales insérées dans son complexe tissu personnel musical, et dirige du piano, avec la minutieuse rigueur et la gestuelle géométrique qu’on lui connaît, ses musiciens ravis.
Le texte s’amuse à être amusant et nous amuse, nous prenant dans son jeu, mais sans abus d’enfant ou d’enfantillage, semé de jeux de mots pas trop téléphonés : l’écrivain qui se livre »,  « le canard qui se confie », « le canard laquais », sur des cocasses caquètements cancannants de la musique, et les images plaisantes fusent : « le binoclard, têtard à hublots », « la meute des mâles », « l’agité du bocal ».
C’est plaisant sans forcer la note, mais les notes suivent : onomatopées musicales, transcriptions sonores de bulles de bandes dessinées qui font partie d’un répertoire devenu aujourd’hui patrimoine moderne : coups de timbales, vibrations du vibraphone, pépiement de flûte, éclat décalé expirant de trompette comme un pneu qui se dégonfle. La musique dessine, anime par ses figures ces figurations de dessin animé.
Tous les musiciens entrent dans un jeu autant réglé par la musique que par la mise en scène, pratiquement musicale, d’Olivier Pauls. Il est vrai qu’il joue et jouit d’un instrument exceptionnel avec la comédienne Agnès Audiffren, aussi à l’aise dans les grands rôles tragiques que dans cette comédie qui l’insère étroitement, chorégraphiquement, en musique, dans la musique et entre les musiciens. Chaussée de bottes,  chemise à jabot, jaquette dix-huitième siècle, affublée et offusquée d’une fantaisiste perruque bicolore, elle se glisse avec souplesses ou fausse maladresse garçonnière entre les musiciens, entre notes et mots qu’elle nous distille avec une grâce et un humour, irrésistibles, nous tenant en haleine pendant près de cinquante minutes, sans répit, avec un texte à une voix, paradoxale monodie polyphonique, unique par le narrateur impersonnel qui conte, et multiple par les personnages qui racontent, la bande des cinq, les cinq galopins attendrissants. Coulée dans la musique, admirablement dirigée, elle joue une partition physique, visuelle de tout son corps et de son mobile visage où passent toutes les émotions.
Finalement, cette parabole, sans fariboles, s’envole, à son échelle modeste, du côté des grands fous dont la folle sagesse rachète la folle folie du monde : Don Quichotte au grandiose et poétique et éternel esprit d’enfance.
Bon enfant mais non infantilisant, pour enfants et grands, inscrit dans le programme de Télémaque, Grandes musiques pour petites oreilles, ce récit musical nous invite sympathiquement à les ouvrir toutes grandes, même nous, qui ne sommes pas petits.

LE CHEVALIER DÉCONCERTANT
Récit en musique de Raoul Lay, à partir de 9 ans.
Livret de Raoul Lay et Charles-Éric Petit, d’après E. Raspe
Création  – Vendredi 5 février 2016 – Marseille, Bibliothèques Départementales Gaston-Defferre
Livret : Raoul Lay et Charles-Eric Petit, d’après E. Raspe
Mise en scène : Olivier Pauls
Comédienne : Agnès Audiffren
Musiciens : Charlotte Campana, flûte; Linda Amrani, clarinette ;  Gérard Occello, Trompette ; Solange Baron, accordéon ;  Christian Bini, percussions ; Raoul Lay, Clavier Electrique, samples et direction.
Photo ©ensembletelemaque : Agnès Audiffren

PROJET PÉDAGOGIQUE
Entre janvier et mai 2016, une centaine de collégiens – Henri Barnier (16ème), Jean Moulin (15ème), Darius Milhaud (12ème) – vont suivre des ateliers de pratique vocale et percussions pour donner, aux côtés des musiciens de Télémaque, une version « enrichie » du Chevalier Déconcertant en mai 2016 à l’Alhambra.

CALENDRIER DES REPRÉSENTATIONS
Jeudi 4 février à 14h30 au PIC – 16ème arr. (Séance scolaire)
Vendredi 5 février à 14h30 à la Bibliothèque Départementale Gaston Defferre – 3ème arr. (Séance scolaire)
Vendredi 5 février à 19h00 aux Bibliothèques Départementales Gaston-Defferre – 3ème arr.
Samedi 6 février à 15h00 au Château de la Buzine – 11ème arr.
Mercredi 10 février à 15h00 au Musée du Château Borély – 8ème arr.
Jeudi 11 février à 10h00 et 15h00 à l’Atelier des Arts – 9ème arr. (séance centres aérés).

PROGRAMME DU PIC (Pôle Instrumental Contemporain)
36 montée Antoine Castejon,
13016 MARSEILLE
Réservations : 04 91 39 29 13


13 mars 2016, à 17h30:
MALUCA BELEZA Quintet musique brésilienne – jazz

25 mars, 19h :
CHŒURS DE FEMMES -Biennale des écritures du réel

26 avril 19h30 :
 ENSEMBLE TÉLÉMAQUE
 Concert en partenariat avec la Casa de Velázquez
 de Madrid

31 mai 19h30 : 
COMME JE L’ENTENDS
Benjamin Dupé

Compte rendu, opéra. Marseille, Opéra. Le 18 février 2016. Jacques Ibert / Arthur Honegger : L’Aiglon. D’Oustrac, Pomponi… Jean-Yves Ossonce, direction. Renée Auphan, mise en scène.    

Velléitaire Hamlet. Il faut, symboliquement, que le Père meure pour que le Fils advienne. L’Aiglon n’avait aucune chance face à un Aigle de père mort mais immortel. Mais sa chance historique aura peut-être été de ne pas régner après lui, comme celle de la trois fois reine Marie Stuart dont la fin tragique lui a laissé une place dans l’Histoire que son histoire ne lui aurait pas accordée.

 
 

8 Aig

 
 
Né de l’Autrichienne Marie-Louise et de Napoléon, proclamé Roi de Rome à sa naissance en 1811 à Paris, apogée politique et militaire de l’Empire de son père qui en fera son héritier à son abdication en 1815, l’Histoire ne nous dit pas grand chose de ce pâle jeune homme mort en 1832 sinon qu’en 1830, alors qu’une nouvelle révolution chasse encore les Bourbons de France et restaure, effaçant la Restauration, le drapeau tricolore, on mise sur lui des espoirs de rétablissement de l’Empire, occasion qu’il ne sut ou put saisir : exilé dans ce fantôme de Versailles de Schönbrunn, autre Sainte-Hélène, autre Elseneur pour cet Hamlet viennois, fasciné par l’action, il ne passera jamais aux actes, se rongeant aussi à rêver de venger son père, faute de le ressusciter. Un destin avorté favorable à la légende, d’abord forgée en collaboration par les poètes marseillais Auguste Barthélemy et Joseph Méry, course immobile à l’abîme entre ce qui fut et ce qui aurait pu être.

 
 

Hamlet Viennois

 

Intronisé duc de Reichstadt en 1818, il ne montera jamais sur le trône impérial que lui avait prévu son père, ni aucun autre par lignée maternelle, bien que le titre de Roi de Rome, dont le para habilement Napoléon, le désignât d’avance comme candidat à celui de Roi des Romains porté par les héritiers élus du Saint-Empire romain germanique, apanage des Habsbourgs, tel son grand-père maternel l’empereur François Ier. Et pourtant, en dehors des bonapartistes français, la Grèce libérée du joug ottoman, la Pologne et la  récente Belgique lui offrirent leur trône. Il avait été cependant proclamé officieusement Napoléon II après la seconde abdication de son père, à quatre ans, avant que Louis XVIII ne reprît la couronne royale : quinze jours. Même la série de ses prénoms, Napoléon François Charles Joseph Bonaparte, puisés dans ceux des deux familles, révèle l’enjeu dynastique et politique pesant sur l’enfant, par ailleurs petit-neveu, par sa mère, de Marie-Antoinette et de Louis XVI.
Même s’il fut culturellement germanisé, il ne fut pas persécuté mais chéri dans sa famille autrichienne qui lui permit de réapprendre le français. Mais, son existence et sa filiation impériale étaient un potentiel facteur de troubles dans une Europe en paix qui se remettait lentement des désordres de l’épopée napoléonienne. Né pouvant avoir tout, il n’eut rien et le résuma lui-même avec une lucide amertume en mourant à vingt et un ans :
« Ma naissance et ma mort, voilà toute mon histoire. Entre mon berceau et ma tombe, il y a un grand zéro ».

 

L’ŒUVRE : AIGLE À DEUX TÊTES. Contexte historique ambigu. Si la fière fièvre cocardière de la géniale pièce de Rostand se comprend en 1900 après l’annexion germanique de l’Alsace/Lorraine, suite de la cuisante défaite de 1870, l’exaltation guerrière de l’opéra, des sanglantes victoires de Napoléon, alors que la Guerre d’Espagne bat son plein depuis 36, champ d’essai fasciste pour la Seconde Guerre mondiale, la création à Monte-Carlo en 1937, précédant d’un mois l’écrasement de Guernica sous les bombes nazies de la Légion Condor, nous laisse un peu songeur par ce contexte politique de danse sur un volcan. La pièce, dans son hagiographie impériale, oublie Vienne, bombardée sans pitié pendant deux jours en mai 1809 par Napoléon, deux mois avant le charnier de Wagram, sommet de l’opéra, Beethoven terré dans une cave. Le compositeur avait déjà déchiré sa dédicace de sa Symphonie héroïque à Bonaparte libérateur quand il se fit l’Empereur oppresseur, rouleau compresseur de l’Europe. La souffrance ne porte guère à aimer sa cause et l’on peut comprendre, même si elle n’est pas attestée historiquement, dans ce texte manichéen, la haine inexpiable que Metternich reporte sur le fils de l’Empereur, ce Fils de l’Homme du poème en duo Barthélémy/Méry qui lançait la légende, mais où il était néanmoins conseillé à l’héritier de Napoléon, de ne pas mettre encore à feu et à sang une Europe qui avait gagné la paix contre son père.
Il reste que, au titre sinon d’Empereur historique vainqueur, de héros romantique vaincu, on adhère par la compassion à l’épopée rêvée de ce chlorotique jeune homme portée par le souffle indubitable du texte et insufflée par la beauté de la musique.

Remarquable livret. Le livret de Caïn est remarquable : d’une pièce en six actes, à cinquante acteurs, il tire un livret concis en cinq actes, à quinze personnages. Sans doute eût-il raison de se plaindre de coupures abusives : avec trois forts héros essentiels, l’Aiglon, Metternich et Flambeau, le reste n’est qu’une foule de personnages sans personnalité, et l’on regrette au moins que, aussi bifide que l’aigle d’Autriche, Marie-Louise subisse la mouise de cette désincarnation : princesse autrichienne, Impératrice française, femme de L’Aigle et mère de l’Aiglon, elle méritait mieux que cette inexistence, d’autant que Metternich la soupçonne d’avoir remis le bicorne de l’Empereur à son fils. Les multiples autres rôles servent habilement de miroir réflexif au solitaire héros.
Le texte est d’une grande beauté et, porté par la musique et la vivacité souvent de cette conversation musicale, il claque en répliques frappées comme des médailles napoléoniennes. Au jeune Duc de Reichstadt s’excusant ironiquement d’avoir foulé du pied une cocarde blanche, autrichienne, l’Attaché militaire français répond :

Dois-je apprendre au fils de l’Empereur
Que la cocarde en France a repris ses couleurs ?

métaphorisant de la sorte en deux vers la nouvelle situation politique de la France après la Révolution de 1830 qui abandonnait le blanc de la Restauration pour reprendre le drapeau tricolore de la Révolution, offrant un envol possible à l’Aiglon. La description symbolique des trois couleurs par le Duc est du registre poétique sublime :

Moi, si je dois régner, c’est avec ce drapeau,
Plein de sang dans le bas et le ciel dans le haut.

Le texte abonde en bonheurs d’expression que la musique rehausse de son expressivité, comme le Duc debout pour écouter Flambeau ; il est riche en métaphores expressives : dans les chapitres de la grande Histoire des combats, les généraux sont les titres et les soldats (« les petits, les obscurs, les sans grades…) « les mille petites lettres » ;  le bicorne de Napoléon, « petite et sombre pyramide », « chauve-souris des champs de bataille »,  « fait avec deux ailes de corbeaux », etc. Il y a une grande volupté à écouter ce texte admirablement mis en relief et profondeur par la musique, sans ralenti, tout dans une sorte de course dynamique qui ne s’installe pas dans les stases commodes de l’extase de l’air ou de la description.
Quant à la musique, on n’entrera pas dans la vanité du « Qui a fait quoi ? ». Les deux compères font la paire mais la musique demeure une et uniformément belle dans son aussi duelle beauté sans duel.
Le rôle principal, créé au théâtre par Sarah Bernhardt, reste dans la tradition lyrique du travesti de la chanteuse en jeune homme, et cela sert le propos dramatique qui fait du héros non advenu à l’adulte viril, un adolescent  déjà écrasé œdipiennement par le Père, émasculé avec sadisme par Metternich, figure tyrannique de Parâtre.

 
 

RÉALISATION

Ressuscitée à Marseille en 2004 par la volonté de Renée Auphan, alors Directrice de l’Opéra, l’œuvre semble frappée encore de dualisme : elle en confia, la mise en scène à Patrice Caurier et Moshe Leiser. Indisponibles pour cette reprise, Maurice Xiberras, l’actuel Directeur a passé le flambeau à Renée Auphan qui s’est chargée de remonter l’ancienne production qu’elle a fignolée avec amour et science à Lausanne et Tours. On ne cédera pas non plus à l’inanité insondable du « Qui a fait quoi ? », d’autant que la modestie et l’élégance morales et professionnelles de Renée Auphan lui font dire qu’elle a tenté de rendre le plus fidèlement possible la mise en scène admirée de ses prédécesseurs. Cependant, ne gardant pas un souvenir précis de la production initiale, on oserait dire, sans manquer de respect aux deux metteurs en scène initiaux, qu’on retrouve ici les qualités que l’on aime de cette grande dame de l’Opéra dans la justesse contrôlée des mouvements et du geste, le subtil travail d’acteur sensible dans le jeu de tant de personnages. Bref, on est reconnaissant à ce trio, ces trois mousquetaires dont une Lady, de la réussite qu’on peut dire, sans emphase ni flagornerie, exceptionnelle à tous niveaux du spectacle : cet hommage respectueux à cet opéra lui rend la dignité perdue de sa notoriété.
Les décors de Christian Fenouillat sont d’une grande beauté et efficacité dramatique. Découpées en lames aiguës de guillotine géante par la lumière des cintres, sobres grandes parois du salon de Schönbrunn aux montants à peine torsadés d’un motif rocaille, baroque tardif germanique sur une surface plane néo-classique aux rehauts dorés. On dirait que leur vert (malice ?) est celui souvent appelé vert Empire, c’est dire celui exercé en Europe par la France au sommet de son influence culturelle même au cœur, la cour, de ses ennemis. Les fauteuils, le tabouret sont aussi, certes non de style Empire, mais purement Louis XV, de même que le somptueux bureau-miroir de sépulcrale laque noire glacée (Napoléon III ?) comme son âme de Metternich, aux ornements d’angles en bronze qui pourraient être des sphinx… de retour d’Égypte. Les parois s’ouvriront en vastes portes sur un jardin nébuleux de ruines XVIIIe siècle pour une fête galante explicitement à la Watteau, revu par Verlaine, où dansent de fantasques masques et bergamasques de la Commedia dell’Arte. Et enfin, grandes ouvertes, seront la sombre plaine de Wagram hallucinatoire. Les magnifiques costumes d’Agostino Cavalca sont d’époque, dames en robes ballonnées, bouillonnées, bouffantes, à manches gigots, coiffure à l’anglaise et grand chapeau mousquetaire pour certaine. Seule Thérèse de Lorget, la lectrice française déroge à ces engorgements bouffis de tissus par une tenue simple, robe droite  à taille haute et courte veste qui tient plus de la mode Directoire ou Empire. Les hommes sont en uniforme en général, à l’exception de Metternich, immense jabot noir d’oiseau de proie et manteau sombre qui lui prête, sous les lumières dramatiques d’Olivier Modol (d’après Christophe Forey) une sinistre pâleur de vampire dans le caveau de son bureau ténébreux. Les valets aussi sont « à la française. »

  
 

INTERPRÉTATION

La distribution est aussi soignée et couronne l’ensemble. Derrière les masques grotesques, on reconnaît le joli timbre de Caroline Géa, et on apprécie ceux des invisibles Anas Seguin, Camille Tresmontant et Frédéric Leroy sous leurs déguisements carnavalesques. La voix somptueuse de Bénédicte Roussenq rend plus cruelle la pauvreté en chant dévolue à Marie-Louise, la mère attachante du début et la touchante Mater dolorosa de la fin  On saluera à deux mains, dans le rôle de l’historique danseuse Fanny Elssler, ici agent secret du complot en faveur du Duc étroitement surveillé, la performance de la belle Laurence Janot, qui danse et chante sa partie sur pointes qui n’altèrent pas la rondeur fruitée de sa voix. En double du Duc venue l’aider dans sa tentative d’évasion, Sandrine Eyglier campe, d’une sûre voix de soprano, une virile et héroïque Comtesse Camerata qui fustigera durement la faiblesse velléitaire de cet Aiglon aux ailes rognées dans sa cage. La voix cristalline et pure de Ludivine Gombert, toute douceur et humilité en Thérèse de Lorget, lectrice amoureuse de l’Aiglon, semble justifier joliment le surnom de « petite source » dont la baptise le Duc ému.
Le ténor Yves Coudray, complice de scène d’Auphan pour Manon, campe un menu, malicieux mais remuant et insinuant Frédéric de Gentz, âme damnée conseillère ou Spoletta malfaisant de ce Scarpia machiavélique de Metternich. Le ténor Eric Vignau se glisse avec noblesse dans la peau de l’Attaché militaire, mandé par le Roi de France, mais chatouilleux sur la grandeur française. Yann Toussaint prête sa belle voix de baryton au Chevalier de Prokesch-Osten, donnant une humanité un peu naïve au personnage d’instructeur militaire autrichien ami du  jeune Duc. Dans le rôle du Maréchal Marmont qui avait trahi Napoléon dans les dernières batailles perdues d’avance, Antoine Garcin fait passer dans sa sombre voix de basse toute la lassitude humaine de tous ces combats incessants.
S’amenant la réplique, la riposte cinglante de Flambeau : «  Et nous, les petits, les obscurs, les sans grades… », morceau d’anthologie du registre populaire mais sublime, qui fait passer le frisson de l’épopée et de la revendication encore révolutionnaire sur nos échines par la ronde faconde de la voix de Marc Barrard, goguenard grenadier et grandiose grognard : c’est l’un des sommets émotifs de l’opéra, opéré par un chanteur et acteur  exceptionnel dont le personnage d’homme du peuple donne à son suicide face au peloton d’exécution, l’élégance aristocratique des Romains stoïciens.
Metternich a l’allure vocale et physique du baryton Franco Pomponi,  raide, impassible, inflexible, distant, arrogant au début, encore grandi par des ombres géantes, par sa cape noire flottante comme ailes de vampire face à son bureau aux lignes à peine soulignées de lumière blafarde. La scène d’hallucination haineuse face à Napoléon réincarné par son bicorne est encore un sommet, qui rebondit, dans un paroxysme crescendo dans la scène avec le Duc, destruction systématique et sadique des aspirations de grandeur du valétudinaire et aboulique jeune homme par une image de Père effrayant ramenant le garçon immature aux jupes et à la lignée historiquement névrosée de la mère, au drame historique non dit de la dégénérescence consanguine des Habsbourgs.
Troisième sommet de l’opéra, la scène de Wagram. Stéphanie d’Oustrac nous a tellement habitués à l’excellence dans tout ce qu’elle nous donné à voir et à entendre, du baroque à la musique du XXe siècle, de Lully à Poulenc, qu’on a du mal encore à qualifier sa performance vocale et dramatique, que l’on en vient à la trouver toute naturelle venant d’elle : injustice touchant toujours les gens de qualité. On ne s’étonne même pas que cette belle jeune femme, la féminité incarnée, se glisse dans l’uniforme et la peau de ce blond jeune homme avec une justesse si confondante qu’on en vient à l’oublier. Bien dirigée et sans doute contrôlée, sans faire le macho, elle donne à sa démarche, à sa voix, une fermeté virile crédible sans rien appuyer : elle est le personnage, dans son élégance, son assurance mais aussi ses doutes, ses faiblesses et ce drame d’enfant terrorisé, écrasé par l’ombre d’un père et de Metternich : traduit par la partition et ce rôle écrasant, présente pratiquement de bout en bout. Tout repose sur ses épaules, et, sans repos, au climax de l’œuvre, sur celles des soldats morts-vivants de Wagram, scène d’hallucination qui devient comme le résumé épique du héros plausible qu’il aurait pu être et ne fut pas. Sa voix de mezzo, qui se plie aux nuances, sait faire des limites aiguës du soprano du rôle, des râles de douleur, des cris de détresse bouleversants de vérité. Mais quelle diction, quelle beauté du phrasé comme dans la dernière scène, dans un seul souffle, presque le dernier :

J’assurerai d’abord de ma reconnaissance
Le cœur qui, se brisant, a rompu le silence.

Alors, si les deux vers des Méditations de Lamartine lus par Thérèse s’adressaient à l’Aiglon :

Courage, enfant déchu d’une race divine,
Tu portes sur ton front ta superbe origine,

nous adresserons ces deux autres à cette race d’artistes qui nous font sentir la transcendance :

Borné dans sa nature, infini dans ses vœux,
L’homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux.

Orchestre et le chœur (même en coulisses) de l’Opéra de Marseille étaient aussi au diapason de l’exception. La langueur voluptueuse des valses contraste avec la cadence martiale des marches, des hymnes patriotiques dont on ne niera pas les vibrations émotionnelles qu’ils éveillent en nous, rythmés avec panache par Jean-Yves Ossonce dont la baguette, osons virile, évite cependant le claquant clinquant cuirassé de cuivres outrecuidants masculins à la caricature. Il y a, dans sa direction, un drapé joyeux de drapeau qui joue sans jurer avec le soyeux voltigeant des voiles festifs dans ce tissu sans coutures trop voyantes entre Honegger et Ibert, ce cocktail finalement grisant. Oui, les accents de La Marseillaise, même dans un pudique lointain horizon fondu de chœurs (Emmanuel Trenque), comme un souvenir malheureusement délaissé, nous donne envie de nous lever et saluer et la confusion de n’avoir pas osé le faire. Les chansons enfantines de la fin de l’Aiglon mourant, nous serrent la gorge qui se dénoue enfin par l’acceptation de l’émotion par les larmes aux yeux.
Les nations, sans mémoire, meurent. Sans être idolâtre de Napoléon —et beaucoup ne l’étaient pas qui lui rendaient hommage— même dans ses naïvetés, il nous faut reconnaître que cette œuvre remue de nécessaires souvenirs nationaux qu’il ne faut pas abandonner aux abusifs nationalistes, dans de superbes et frappantes images visuelles et musicales. À une France d’aujourd’hui qui souffre et doute, peut-être n’est-il pas mauvais de rappeler ses gloires d’autrefois : un peuple vit aussi d’images d’Épinal.

  

Compte rendu, opéra. Marseille, Opéra. Le 18 février 2016. Jacques Ibert / Arthur Honegger : L’Aiglon. D’Oustrac, Pomponi… Jean-Yves Ossonce, direction. Renée Auphan, mise en scène.

 
 
 
L’AIGLON DE JACQUES IBERT ET ARTHUR HONEGGER
Drame musical en 5 actes
D’après la pièce d’Edmond ROSTAND adaptée par Henri CAÃN
Création au Théâtre de Monte-Carlo (1937)
A l’affiche de l’Opéra de Marseille, les 13, 16, 18, 21 février 2016. Orchestre et chÅ“ur de l’Opéra de Marseille. Dernière représentation à Marseille, le 3 octobre 2004. Direction musicale : Jean-Yves OSSONCE. Mise en scène : Renée AUPHAN d’après Patrice CAURIER et Moshe LEISER. Décors : Christian FENOUILLAT.  Costumes : Agostino CAVALCA. Lumières : Olivier MODOL d’après Christophe FOREY.

DISTRIBUTION
L’Aiglon : Stéphanie D’OUSTRAC ; Thérèse de Lorget : Ludivine GOMBERT ; Marie-Louise : Bénédicte ROUSSENQ  ; La Comtesse Camerata : Sandrine EYGLIER  ; Fanny Elssler : Laurence JANOT  ; Isabelle, le Manteau vénitien : Caroline GÉA. Flambeau : Marc BARRARD  ; Le Prince Metternich : Franco POMPONI  ; Le Maréchal Marmont : Antoine GARCIN ; Frédéric de Gentz : Yves COUDRAY ; l’Attaché militaire français : Éric VIGNAU.  ; Le Chevalier de Prokesch-Osten : Yann TOUSSAINT ; Arlequin : Anas SEGUIN  ; Polichinelle, un matassin : Camille TRESMONTANT  ; Un Gilles : Frédéric LEROY. Photos L’AIGLON © Christian Dresse

LIRE aussi notre compte rendu L’AIGLON de Ibert / Honegger, Grand Théâtre Opéra de Tours, mai 2013

ZARZUELA, analyse d’un genre. Espagne, hispanisme, espagnolade

ZARZUELA. Ce terme désigne aussi un plat qui mêle poissons et fruits de mer liés par une sauce. Ce mot dérive de zarza (qui signifie ronce), donc, zarzuela est un lieu envahi par les ronces, une ronceraie. Ce nom fut donné au Palais de la Zarzuela, résidence champêtre d’abord princière puis royale (c’est la résidence actuelle du roi d’Espagne et de sa famille), aux environs de Madrid.

 

 

 

Espagne, hispanisme, espagnolade

D’Andalousie de Francis López
au pays de la zarzuela
à l’Odéon de Marseille

 

 

Au XVIIe siècle
felipe_IVLe roi Philippe IV, qui avait fui l’Escorial austère de son aïeul Philippe II, et habitait un palais à Madrid, venait s’y délasser avec sa cour, chasser et, disons-le, faire la fête, donner des fêtes somptueuses, des pièces de théâtre agrémentées de plus en plus de musique, qu’on appellera « Fiestas de la zarzuela », puis, tout simplement « zarzuela » pour simplifier. C’est pratiquement, d’abord, un opéra baroque à machines, d’inspiration italienne mais entièrement  chanté es espagnol ou, plus tard, avec des passages parlés à la place des récitatifs. Alors qu’en France , il faudra attendre 1671 pour le premier opéra français, la Pomone, de Robert Cambert, en Espagne, environ cinquante ans plus tôt, en 1627, une de ces fêtes musicales de la zarzuela est, en fait, un véritable opéra à l’italienne. Bien sûr, on ne l’appelle pas « opéra » puisque ce mot tardif, italien, signifie simplement ‘œuvre’, les ouvrages lyriques de cette époque n’étant appelés que dramma per musica, ‘drame en musique’, Monteverdi n’appelant son Orfeo que ‘favola in musica’, fable en musique. En Espagne, on l’appellera donc zarzuela. C’est La selva sin amor, ‘La forêt sans amour’, avec pour librettiste rien de moins que le fameux Lope de Vega, pour lors le plus grand dramaturge espagnol, qui serait auteur de plusieurs milliers de pièces de théâtre. La musique de Filippo Piccinini, italien établi à la cour d’Espagne, est malheureusement perdue. La mise en scène, fastueuse, extraordinaire, du grand ingénieur et peintre florentin Cosimo Lotti frappa les esprits et on en a des descriptions émerveillées. La zarzuela est donc, d’abord, le nom de l’opéra baroque espagnol aristocratique, fastueux.

Au XVIIIe siècle
On appelle toujours zarzuela une œuvre lyrique baroque à l’italienne, parlée et chantée, parallèlement au nouveau terme « opéra » qui s’impose pour le genre entièrement chanté, qui mêle cependant, à différence de l’opera seria italien, le comique et le tragique. Cependant, l’évolution du goût fait qu’il y a une lassitude pour les sujets mythologiques ou de l’histoire antique qui faisaient le fonds de l’opéra baroque.
L’Espagne avait une tradition ancienne d’intermèdes comiques, deux saynètes musicales insérées entre les trois actes d’une pièce de théâtre, la comedia (dont la réunion des deux en un seul sujet donnera, dans la Naples  encore espagnole, l’opera buffa). Au XVIIIe, ces intermèdes deviendront de brèves tonadillas populaires qui alternent danses et chant typiques ; étoffées, elles s’appelleront plus tard encore zarzuelas, avec des sujets de plus en plus populaires, puis nettement inspirés des coutumes et de la culture du peuple.

XIX e siècle
Du XIX e au XX e siècle, ce nom de zarzuela désigne définitivement une œuvre lyrique et parlée qui, donc, peut aller de l’opéra à l’opérette, dramatique ou comique. Les compositeurs tels que Francisco Barbieri, ou encore Tomás Bretón en ont illustré un versant pittoresque comique, typiquement espagnol. C’est souvent, pour la zarzuela grande, un véritable opéra (Manuel de Falla appellera d’abord « zarzuela » son opéra  La Vida breve (1913). Mais la plupart mêlent toujours, par tradition depuis le XVIIe, le parlé et le chanté, précédant d’un siècle l’opéra-comique français, « comique » car il « appartient à la comédie » (Littré), par les passages parlés, bref au théâtre
Le XIXe siècle sera l’âge d’or de la zarzuela. Mais qui subit la concurrence de l’opéra italien qui règne en Europe avec Rossini, Bellini, Donizetti et bientôt Verdi. Vers le milieu du siècle, un groupe d’écrivains et de compositeurs rassemblés autour de Francisco Asenjo Barbieri (1823–1894), grand compositeur et maître à penser musical de l’école nationale renoue et rénove le genre, lui redonne des lettres de noblesse dans l’intention d’affranchir la musique espagnole de l’invasion de l’opéra italien. L’éventail des sujets est très grand, du drame historique à la légère comédie de mœurs. Mais toute l’Espagne et ses provinces est présente dans sa variété musicale de rythmes vocaux et de danses. Madrid devient le centre privilégié de la zarzuela urbaine, avec ses madrilènes du menu peuple, leur accent, ses fêtes, ses disputes de voisinage.

Zarzuela et vanité du nationalisme
C’était l’une des conséquences des guerres napoléoniennes qui ont ravagé l’Europe, de l’Espagne à la Russie, le nationalisme commence à faire des ravages : le passage des troupes françaises a éveillé une conscience nationale, pour le meilleur quand il s’agit d’art, et, plus tard, pour le pire. Pour le moment, il ne s’agit que de musique dont on dit qu’elle adoucit les mœurs. Partout, d’autant que les gens ne comprennent pas forcément l’italien, langue lyrique obligatoire, il y a des tentatives d’opéra national en langue autochtone, même si les opéras italiens se donnent en traduction.
Des expériences naissent un peu partout, en Allemagne avec Weber et son Freischütz (1821), premier opéra romantique, en langue allemande (avec des passages parlés comme dans les singpiele de Mozart, L’Enlèvement au sérail, La Flûte enchantée), suivi de Wagner. La France a sa propre production lyrique. Mais jugeons de la vanité des nationalismes : l’opéra à la française a été créé pour Louis XIV (fils d’une Espagnole, petit-fils d’Henri IV le Navarrais, qui descend d’un roi maure espagnol) par le Florentin Lully. C’est Gluck, Autrichien, maître de musique de Marie-Antoinette, qui recrée la tragédie lyrique à la française dans cette tradition ; c’est Meyerbeer, Allemand, qui donne le modèle du grand opéra historique à la française ; ce sera Offenbach, juif allemand qui portera au sommet l’opérette française, et l’opéra le plus joué dans le monde, dû à Bizet, c’est Carmen, sur un sujet et des thèmes espagnols. Fort heureusement, l’art, la musique ne connaissent pas de frontière et se nourrit d’un bien où on le trouve comme dirait Molière.

L’Espagne
Dans ce contexte européen, l’Espagne est plus mal lotie. Elle est plongée dans le marasme de la décolonisation, résultat des guerres napoléoniennes et de la Révolution française, car les colonies refusent de reconnaître pour roi Joseph Bonaparte imposé en Espagne. Il en sera chassé après une terrible Guerre d’Indépendance qui sonne le glas de l’Empire de Napoléon : rappelons non pas les heureuses peintures de Goya des temps de la tonadilla, mais ses sombres tableaux sur la guerre, ses massacres, ses gravures sur les malheurs de la guerre. En dix ans, entre 1810 et 1820, l’Espagne perd le Mexique, l’Amérique centrale et l’Amérique du sud dont elle tirait d’énormes richesses. Elle ne garde que Cuba, Porto-Rico et les Philippines, qui, à leur tour, s’émanciperont en 1898, année qui marque la fin d’un Empire espagnol de plus de trois siècle.
Et paradoxalement, ces années 1890 sont l’apogée de la zarzuela, avec le género chico (‘le petit genre’), en un acte, qui connaît un essor sans précédent, indifférente aux aléas de l’Histoire contemporaine, chantant les valeurs traditionnelles d’une Espagne qui continue à se croire éternelle avec ses valeurs, courage, héroïsme, honneur, amour, religion, patrie, etc, tous les clichés d’un nationalisme d’autant plus ombrageux qu’il n’a plus l’ombre d’une réalité solide dans un pays paupérisé par la perte des colonies et les guerres civiles, les guerres carlistes qui se succèdent, trois en un siècle entre libéraux et absolutistes, la terrible Guerre de 1936, en étant qu’une suite en plein XX e siècle.
La zarzuela devient une sorte d’hymne d’exaltation patriotique, de nationalisme autosatisfait où l’espagnolisme frise parfois l’espagnolade. Cela explique que le franquisme, isolé culturellement du monde, tourné vers le passé, cultiva avec dévotion la zarzuela, la favorisa de même qu’un type de chanson « aflamencada », inspirée du flamenco, comme une sorte de retour aux valeurs traditionnelles d’une Espagne le dos tourné à la modernité. Après un rejet de la zarzuela, et du flamenco, récupérés et identifiés à l’identité franquiste, il y a un retour populaire apaisé vers ces genres typiques, d’autant qu’ils avaient toujours été défendus et cultivés, sur les scènes mondiales par tous les plus grands interprètes lyriques espagnols, de Victoria de los Ãngeles à Alfredo Kraus, de Teresa Berganza à Plácido Domingo, de Caballé à Carreras, chanteurs dans toutes les mémoires, et de María Bayo à Rolando Villazón. Domingo par ailleurs, né de parents chanteurs de zarzuelas, a imposée la zarzuela comme genre lyrique obligatoire dans le fameux concours qui porte son nom.

Musique espagnole : du typique au topique
La musique espagnole traditionnelle, typique, a une identité si précise en rythme, tonalités particulières, mélismes, qu’elle s’est imposée comme un genre en soi, si bien que rythmiquement,certaines de ses danses picaresques, même condamnées par l’Inquisition comme licencieuse, la chacone, la sarabande, la  passacaille, le canari, la folie d’Espagne, le bureo (devenu sans doute bourrée), se sont imposées et dignifiées dans la suite baroque. Quant à ses modalités et tonalités, elles ont fasciné les grands compositeurs, de Scarlatti à Boccherini, par ailleurs faisant intégrés à l’Espagne, de Liszt à Glinka et Rimski-Korsakof, de Verdi à Massenet, de Chabrier à Lalo, Debussy, Ravel, en passant par la Carmen de Bizet qui emprunte son habanera à Sebastián Iradier et s’inspire du polo de Manuel García, père de la Malibran et de Pauline Viardot, etc, pour le meilleur d’une « vraie » et digne musique espagnole « typique », écrite hors de ses frontières. Mais le typique trop défini finit en topique, en cliché avec l’espagnolade, qui a ses degrés, pas tous dégradants, et qui tiennent plus à une surinterprétation, à un excès coloriste de la couleur locale dans la musique, mais, surtout, à des textes, pour la majorité de musiques chantées, qui surjouent un folklore hispanique où règne le cliché pas toujours de bon aloi, une Espagne plurielle réduite abusivement à une Andalousie de pacotille, qui agace et humilie les Espagnols, caricaturée au soleil, au faux flamenco, aux castagnettes et à l’abomination de la corrida.

 

 

 

UNE HEURE AVEC JENNIFER MICHEL ET JUAN ANTONIO NOGUEIRA
Mercredi 6 janvier 2016

 

1 Christian Dresse jpgEncore une heureuse initiative de Maurice Xiberras, Directeur de l’Opéra de Marseille et de l’Odéon qu’il a réveillé avec l’opérette : offrir une heure de chant, largement et généreusement débordée. C’était, accompagnés au piano par Marion Liotard, à la soprano Jennifer Michel, désormais bien connue et appréciée sur la scène lyrique marseillaiseet au ténor espagnol Juan Antonio Nogueira, nom galicien pour un originaire des Canaries, patrie du légendaire Alfredo Kraus, qu’était confié ce moment musical, prélude espagnol à l’opérette franco-espagnole, Andalousie, de Francis(co) López. Soulignons encore l’inanité des frontières et des nationalités : ce compositeur fameux de chansons et d’opérettes, né en France par un accident de l’histoire puisque son père était Péruvien et sa mère, née en Argentine, mais tous deux d’origine basque, établis d’abord à Hendaye où le jeune homme passe son enfance, nourri comme Ravel par sa mère espagnole, des rythmes et mélodies ibériques.
Le piano est couvert d’un mantón de Manila, ‘un châle de Manille’, si intégré dans les parures typiques traditionnelles des Espagnoles ; il servira aussi à quelques jeux de scène à la chanteuse ; les dames, pianiste et soprano, entreront, chignon éclairé d’un œillet rouge très espagnol et c’est le ténor qui introduit d’une rafale dynamisante de castagnettes, le premier morceau, un duo tiré du Prince de Madrid, opérette sur Goya, « España », un hymne à l’Espagne dont les paroles enfilent les clichés naïvement touristiques : ce n’est pas Chabrier mais cela n’en est pas moins agréable et bien chanté par les deux voix qui se marient  bien sur cette scène comme à la ville. En fait de scène, deux larges couloirs en équerre, qui mettent les chanteurs à moins de deux mètres du public nombreux, avec les contraintes de déplacement et d’angoisse inhérentes à la proximité.
Le ténor, Premier Prix au Concours « Voix du monde » en Espagne, se lance dans l’air héroïque sur l’épée tolédane, dont il brandit une copie de théâtre, un air tiré du Huésped del sevillano de Jacinto Guerrero, une zarzuela inspirée de Cervantes. La voix est vaillante, plus acérée que vibrante, et convient ici. Ensuite, jouant joliment de l’éventail, la soprano française, aborde, avec un style vraiment espagnol, les vocalises virtuoses, si hispaniques, du carillonnant  « De España vengo », ‘Je viens d’Espagne, Je suis Espagnole’, du Niño judío de Pablo Luna, encore une arrogante proclamation d’hispanité, que la jeune cantatrice teinte d’un fier désespoir d’amour déçu qu’on perçoit rarement dans l’interprétation du « pont » de l’air.
La pianiste Marion Liotard, ancienne du CNIPAL, très sollicitée comme accompagnatrice partenaire et créatrice également d’œuvres contemporaines, rend un hommage verbal à Ernesto Lecuona, le grand compositeur cubain, si peu connu en France, dont elle interprète « Granada », pièce tirée de sa suite Andalucía (1933) avec une virtuose souplesse dans les appoggiatures et autres mélismes andalous. Plus tard dans le concert, elle en proposera « Córdoba », de la même suite, avec intensité et intériorité, nous laissant le regret et le désir qu’elle nous livre d’autres de ses exécutions de ce compositeur, que personnellement, je révère, et qu’elle découvre et explore avec passion selon son aveu. À suivre.

 

 

 

zarzuelaLe ténor interprète alors, de Pablo Sorozábal, compositeur symphonique, républicain tenu à l’écart par le franquisme qui lui concéda néanmoins la direction de l’orchestre symphonique de Madrid mais pour la lui retirer brutalement en 1952 car il prétendait, pour ouvrir l’horizon musical d’une Espagne confinée, diriger la Symphonie Leningrad de Chostakovitch. Son œuvre lyrique est l’une des expressions les plus abouties et finales de la zarzuela au XXe siècle, comme le prouva l’extrait de Black el payaso (1942), que le chanteur aborde avec une mélancolique retenue qui s’anime ensuite. Sans doute le trac de ce trop proche voisinage avec le public à portée de main et un très grand nombre de collègues chanteurs répétant Andalousie et venus en voisins, une indisposition passagère, semblent lui causer une baisse de tonus pour la sorte de sérénade romantique de Bella enamorada, de Sotullo et Vert, dont il fait, cependant, avec habilité, une  sensible confidence rêvée. Il retrouvera tout son mordant et une expressivité dramatique bouleversante dans le « No puede ser » de La Tabernera del puerto du même Sorozábal, air dont Plácido Domingo, digne héritier de la zarzuela, a fait un classique pour les ténors.
Étincelante, pétulante, Jennifer Michel, avec une superbe santé, de l’humour et un talent d’actrice comme stimulé par ce public assis comme à ses pieds, déploie tous les charmes d’un soprano dont le médium s’est enrichi sans rien perdre de son agilité et du brillant d’un aigu facile, rond, sans aucune des aspérités qui déparent parfois les coloratures, toujours musicale, des demi-teintes irisées, des sons finis en douceur comme des gazouillis. Accent espagnol parfait, naturel, et même andalou dans l’extrait fameux de l’opéra La tempranica de Gerónimo Jiménez, le fameux zapateado issu des danses méditerranéennes masculines, telle la tarentelle, pour écraser la tarentule supposée d’attaquer aux mâles en l’écrasant rageusement sous les pieds. Entre autres airs, dans « J’attends le Prince charmant » du Prince de Madrid de Francis López, avec un charme ravissant, elle démontre magistralement la grandeur de ce qui n’est pas une petite musique.
Les deux chanteurs et la pianiste se taillent un succès mérité pour une heure bien allongée, qu’on aurait aimé encore plus longue.

 

 

 

ANDALOUSIE
Livret d’Albert Willemetz et Raymond Vincy, musique de Francis López
samedi 16 janvier 2016

 

Après le triomphe inattendu de La Belle de Cadix en 1945, déjà avec Raymond Vincy comme librettiste et un Luis Mariano presque inconnu comme personnage principal, Andalousie, est créée en1947, encore un triomphe du trio formé par Raymond Vincy pour le texte, Francis Lopez pour la musique et Luis Mariano pour le chant, prémices d’une série de succès pendant plus d’une décennie, d’inspiration espagnole d’un duo de Basques, López et González devenus Lopez et Mariano, deux étrangers bien étrangers, heureusement, au nationalisme qui fait des ravages aujourd’hui dans ce même Pays basque et ailleurs.
Bien sûr, nous sommes en pleine mais non plane espagnolade, moins par ces jolies ou belles mélodies enchaînées que par un livret pauvret (malgré deux librettistes…) mais riche en clichés éculés sur l’Espagne, ou plutôt une  caricature d’Andalousie : amour passionnel ombrageux, jalousie mais honneur farouche, vaillance, bravade plus corrida obligée comme mythique moyen de promotion sociale d’un misérable vendeur d’alcarazas, parfaite idéologie du franquisme restaurateur viandard de ce que la République appelait « La Honte nationale ». C’est sans doute cette présence de la corrida qui date le plus le spectacle, aujourd’hui largement désertée et réprouvée par la jeunesse qui, à l’inverse, après une période de rejet des danses d’un folklore sclérosé imposé aussi par le franquisme, revient joyeusement à ces habaneras, boléros, séguedilles, sévillanes et fandangos revitalisés dans leurs fêtes modernes.
Quelques jeux de mots téléphonés font sourire. On sourit aussi à ces toiles peintes de notre enfance, ondulantes, gondolantes sur leur tringle, une rue à arcades andalouses, un fond exotique vénézuélien, et l’on en redécouvre rétrospectivement l’avantage d’un rapide —et économique— changement de décor et de lieu au lieu de nos actuelles scénographies uniques : finalement cela souligne le jeu bon enfant de l’ensemble, mais surligne aussi deux belles fautes d’orthographe espagnole pour le nom de l’auberge avec : « Dona » pour « Doña » et « Vittoria » pour « Victoria ». Mais, on apprécie le bon accent hispanique général, bien sûr, on ne s’en étonnera pas, surtout de Marc Larcher et de Caroline Géa. Les costumes, en revanche, d’un hispanisme de fantaisie, sont somptueux et très nombreux et ne sont pas pour rien au charme à la fois fastueux et désuet du spectacle que goûte un public largement âgé qui y retrouve, sinon un regain de jeunesse, du moins un rajeunissement des souvenirs.
Avec ce peu musical, la direction de Bruno Conti aiguise au mieux l’Orchestre du théâtre de l’Odéon en progrès et le Chœur Phocéen (Rémy Littolff) s’en donne à cœur joieet joue en jouant, enjouement communicatif, dans une mise en scène toute en rythme de Jack Gervais, sans temps mort,  mais trop de bras levés en signe superfétatoire et convenu de liesse, avec une plaisante mise en danse coulant de source de certains ensembles (chorégraphie de Felipe Calvarro).
La répartition des airs est inégale dans l’œuvre : un ensemble pour la Greta de Julie Morgane ; deux airs, deux valses, obligées, pour la supposée cantatrice viennoise majestueusement et emphatiquement campée par Katia Blas ; et on aurait aimé davantage d’airs pour la jolie voix de Caroline Géa ; en conspirateur libéral, on a le plaisir trop rare d’entendre la sombre puissance de Jean-Marie Delpas
. Une très poétique mélodie nous permet de découvrir le joli timbre de Samy Camps en Séréno, le veilleur de nuit, chargé de donner l’heure et d’ouvrir les portes des immeubles dont il avait toutes les clés, institution espagnole pittoresque dont le franquisme fit un délateur officiel du régime veillant entrées et sorties des maisons, surveillant tout rassemblement suspect. Les autres personnages n’ont pratiquement pas d’air, comme le Pepe, un toujours irrésistible Claude Deschamps qui se suffit à lui-même, vrai gracioso de la tradition espagnole de la comedia faisant paire avec la sémillante et pétillante Pilar de Caroline Gea, dont les amours ancillaires sont comiquement parallèles à celles des jeunes premiers. En Allemand vêtu à la tyrolienne à l’accent marseillais, le Baedeker d’Antoine Bonelli est une vraie réussite comique, salué par des applaudissements dès son entrée en scène, tout comme Simone Burles : ils habitent le plateau comme chez eux et le public leur marque ainsi une joyeuse connaissance et reconnaissance, tout comme au ténor Marc Larcher qui a aussi su faire sa place dans ce théâtre qui dignifie l’opérette. Par son allure, sa prestance, Larcher échappe au ridicule qui, en Espagne, s’attache toujours à la fausse virilité et vaillance du matador, ‘le tueur’ : vaillance, virilité, c’est la beauté de sa voix lumineuse, aux aigus droits et drus comme une lame tolédane, élégance de la ligne, du phrasé, et une impeccable diction. Il a une digne et belle partenaire dans la soprano Émilie Robins, timbre raffiné,aigus faciles pour un médium large et sonore. Elle se meut avec grâce, esquisse avec gracilité quelques mouvements de bras en rythme andalou sans caricature. Tous deux assortis en voix, charme et beauté, sont de vrais jeunes premiers qui remportent les cœurs dans une troupe nombreuse, heureuse époque de dépense, où même les figures les plus passagères existent.

Flamenco et zarzuela
Mais il faut souligner qu’à la musique espagnolisante facile de l’opérette de Lopez, on a ajouté avec raison, un authentique ensemble flamenco au-dessus de tout éloge : un guitariste chanteur, Jesús Carceller qui, malgré le micro pour l’immense salle, ne se contente pas de hurler comme le font trop souvent ceux qui caricaturent l’essence du cante hondo, mais, avec une belle voix, en fait ruisseler les mélismes délicats, murmure la déchirante plainte d’un père à la recherche de son fils, avec une sobre émotion.Mis en pas par le chorégrapheet danseur Felipe Calvarro, le groupe de danseurs, Nathalie Franceschi, Valérie Ortiz, Félix Calvarro déploie tous les sortilèges de la danse flamenco dans des fandanguillos de Cadix, des bulerías, etc. dans des zapateados virtuoses au crépitement conjoint des castagnettes.
Mais, dans le dernier tableau, où fut judicieusement intercalé, sans aucune annonce dans le programme, l’intermède complet de la gracieuse zarzuela de Gerónimo Jiménez (1854-1923), qui inspira par sa musique Turina et Manuel de Falla, El baile de Luis Alonso,  on put apprécier que ces danseurs avaient une solide formation de la Escuela bolera classique en interprétant avec beaucoup de charme la jota. Ce fut un triomphe.
L’Espagne vraie rattrapait la gentille espagnolade.

Compte rendu, opéra. Marseille, Théâtre de l’Odéon, 16 et 17 janvier 2016. Andalousie de Francis Lopez. Direction musicale : Bruno Conti. 
Mise en scène : Jack Gervais
Chorégraphie : Felipe Calvarro. Orchestre du théâtre de l’Odéon, Chœur Phocéen


Dolores : Amélie Robins ; Pilar : Caroline Géa
 ; Fanny Miller :Katia Blas ; 
 Doña Victoria : Simone Burles
 ; Greta : Julie Morgane ; la gitane : Anne-Gaëlle Peyro ; la fleuriste : Lorrie Garcia.
Juanito : Marc Larcher ; Pepe : Claude Deschamps ; Valiente :Jean-Marie Delpas
 ; Baedeker : Antoine Bonelli
 ; Caracho: Damien Surian ; Le Séréno: Samy Camps ; un alguazil : Pierre-Olivier Bernard ; 
un consommateur : Patrice Bourgeois ; Gómez : Daniel Rauch ; Aubergiste : Emmanuel Géa ; Péon : Vincent Jacquet.

Guitariste chanteur : Jesús Carceller ;
Danseurs : Nathalie Franceschi , Valérie Ortiz , Félix Calvarro.
Chorégraphe danseur : Felipe Calvarro.

Illustrations : Christian Dresse

Compte rendu, opéra. Marseille, Opéra, le 15 novembre 2015. Verdi : I due Foscari. Leo Nucci

1 due_foscariAtmosphère lourde, grave d’émotion contenue à l’Opéra de Marseille au lendemain des attentats qui ont endeuillé le pays. Minute de silence intense  d’hommage aux victimes à la demande de l’Adjointe Déléguée à l’Opéra-Odéon et Art contemporain, remplaçant le Maire, Marie-Hélène Féraud-Grégori. Comme je l’ai écrit et dit ailleurs, malgré la terreur barbare, justement même à cause de cela, la culture saigne mais signe, existe, persiste, portes grandes ouvertes à tous. Et sans doute la terrible circonstance n’a-t-elle fait que galvaniser encore plus un plateau exceptionnel pour une œuvre, qui sans l’être, est tout de même un jalon toujours intéressant à visiter, surtout eu égard à sa rareté, dans la prolifique production de Verdi. À Marseille, pourtant si verdienne, l’œuvre demeurait insolitement inédite et inouïe et son Directeur Maurice Xiberras la présentait en version de concert, sans doute moins par prudence que par la fatalité économique des temps, mais avec une distribution où la présence de Leo Nucci, qui désirait présenter l’opéra à son ardent public de Marseille, justifiait à elle seule, l’entreprise.

I Due Foscari  à Marseille : Hymne à la vie

L’œuvre. Créé en 1844 à Rome, dirigé par Verdi lui-même pour les premières représentations, l’opéra fut un triomphe mais sombra ensuite dans l’oubli, peut-être balayé par le succès des compositions de la riche décennie suivante ou à cause de la difficulté écrasante du rôle principal dévolu à un baryton. Francesco Maria Piave en tira le livret d’une pièce de Byron de 1821 située dans la Venise du cuatrocento, du XVe siècle, une affaire de pouvoir comme celle mettant en scène le Doge de Gênes dans Simone Boccanegra. Elle met en scène un conflit cornélien entre le devoir et l’amour : le Doge Foscari, par respect des lois, même déchiré par l’amour paternel, laisse condamner son fils à l’exil, l’autre Foscari, donc, qui a eu la maladresse d’entrer en contact avec une puissance étrangère ennemie de la Sérénissime République, trahison qu’attesterait une lettre, par ailleurs inopportunément perdue. Le Sénat, le Conseil des Dix (magnifiques scènes de chœur), sont attisés par un ennemi implacable de rancœur, de haine, d’ambition : perdant le fils, malgré les supplications et imprécations de sa femme, il tente politiquement de couler le père. Pas de justice : reconnu innocent trop tard, le fils mourra,  suivi du père,  Doge aussi déposé. Pas de lieto fine,  l’impitoyable Loredano vaincra et peut écrire : « Pagato ora sono ! », ‘je suis enfin vengé !’, un « enfin » qui ouvre une perspective rétrospective à la haine enfin satisfaite.

Interprétation. L’œuvre, s’inscrit après deux succès de Verdi, Ernani la même année avec le même librettiste et l’antérieur Nabucco (1841) dont il garde des traces, telle la scène d’hallucination du roi, frappant ici le ténor, héros et fils malheureux, et les prières et malédictions de sa femme qui rappellent, par les sauts extrêmes entre grave et aigus, ceux d’Abigaïlle, mais des traits de I due Foscari annoncent des œuvres postérieures : un bien modeste prélude de violoncelle est peut-être une ébauche de la sublime entrée de l’air de Philippe II dans Don Carlo, la tessiture de baryton pour le rôle essentiel au détriment du ténor préfigure celle de Simone Boccanegra mais, surtout, les imprécations en faveur du Doge contre les Dix en défense de son fils, sont déjà celles de Rigoletto réclamant sa fille, son seul trésor.

À la tête de l’Orchestre Philharmonique de l’Opéra, Paolo Arrivabeni, d’une rare élégance, d’une précision alliée à la souplesse, attentif comme il sied dans l’opéra italien au confort des chanteurs, tire la quintessence d’une partition orchestrale qui n’a pas encore la richesse, bien plus tardive, du futur Verdi. Il met en relief des contrastes, détaille, certains timbres, harpe, flûte, clarinette, et cet alto et violoncelle d’un prélude, associés à situations, états d’âme : ce sont de beaux brouillons d’Å“uvres en devenir. Plusieurs valses ondulent dans la partition.

Les chœurs, le premier cantonné à mi-voix du murmure de la calomnie et de la conspiration (Emmanuel Trenque), sont farouches et grandioses dans la haine collective et pleins d’allégresse dans la scène finale où la liesse populaire fait un fond cruel à la détresse déchirante du vieux Doge maudissant le Sénat et mourant de chagrin. Les comparses, le ténor Marc Larcher (Barbarigo, Fante et Servo) et la soprano Sandrine Eyglier (la confidente Pisana) existent malgré la fugacité de leurs apparitions. Habitué de notre scène, la basse Wojtek Smilek, en sombre et cruel Loredano, sans même un air, réussit le prodige d’imposer une présence maléfique en demi-teinte, sans éclat, dans la noirceur de sa grande voix.

Héros malheureux byronien traînant sa mélancolie morbide, victime expiatoire, le premier Foscari, est campé par le ténor Giuseppe Gipali, qui déploie une voix belle, souple, un beau legato, un sens des nuances et des éclairs de révolte dans un combat perdu d’avance : ce n’est pas « une force qui va » comme l’Hernani de Hugo, c’est une âme dont on ne voit que faiblesse et fragilité, qui coule, sombre dans une dépression que l’on dirait romantique, qui naufrage enfin dans la folie, mourant de lui-même comme une flamme qui s’éteint.À l’inverse, vive flamme,sa femme, incarnée par la belle soprano, l’Ukrainienne Sofia Soloviy, remplaçant Virginia Tola, se lance avec passion et vaillance dans tous les affects et effets d’une partition terrible, des aigus arrachés à partir de graves, des vocalises cascadantes, défiant prudence au profit d’une expression superbe de l’accablement, de l’indignation, de la révolte, avec une grande vérité dramatique. La cantatrice triomphe avec justice si le personnage est vaincu par l’injustice.

On comprend que Leo Nucci ait voulu nous offrir ce rôle : il a trois grandes scènes impressionnantes, précédées de récits obligés dramatiques où tout son art scénique se déploie d’émouvante façon : Doge gardien inflexible des lois, père blessé par ce qu’on croit la trahison de son fils, père ulcéré par le refus obtus du Sénat de rejuger une cause douteuse, père imprécateur face au complot avéré, tout est juste, profond, avec une grande sobriété de signes, une main, un doigt, un regard, une démarche. Si l’on ne savait un âge qu’il ne dissimule pas, on le dirait jeune comme au premier jour d’une voix homogène, magistralement conduite, qui bouleverse dans la douleur et engage dans la rage auprès de lui. Habitué à la performance en grandiose seigneur tout simple, il cède en souriant à une salle en délire qui lui réclame le bis de son terrible dernier grand air.

En ce jour de deuil national, le public marseillais a fait un triomphe à la culture, à la musique : à la vie.

I due Foscari de Verdi à l’Opéra de Marseille. Le 15 novembre 2015. Opéra en 3 actes, livret de Francesco Maria Piave, d’après la pièce de Lord Byron. Version de concert. 

Orchestre et Choeur de l’Opéra de Marseille
Direction musicale :  Paolo Arrivabeni.
Chef de Chœur : Emmanuel Trenque.
Distribution : Lucrezia Contarini : Sofia Soloviy ; Pisana : Sandrine Eyglier ; Francesco Foscari : Leo Nucci. Jacopo Foscari : Giuseppe Gipali ; Jacopo Loredano : Wojtek Smilek. Barbarigo/ Fante/ Servo : Marc Larcher. Photo © Christian Dresse.

Les deux Foscari à Marseille

Visu-IduefoscariMarseille, Opéra. Verdi : I due Foscari. Les 15 et 18 novembre 2015. Les deux Foscari de Verdi, inspiré de Lord Byron, demeure une Å“uvre méconnue, certes de la jeunesse de Verdi mais d’une rare intensité dramatique. Par son sujet, son traitement sombre et expressif, le profil des héros masculins, I due Foscari annonce le grand Å“uvre de la pleine maturité, Simon Bocanegra qui met en scène un doge, non plus à  Venise mais à Gênes (même si Bocanegra est créé à la Fenice). Dans les deux ouvrages, Verdi aborde un thème qui lui est cher : pouvoir et humanité. En d’autre termes, les puissants sont-ils condamnés à la corruption et la barbarie immorale ?
La famille Foscari dans la Venise décadente et cynique. Jacopo Foscari, le fils du Doge de Venise, est accusé de meurtre et de trahison. Malgré les supplications de sa femme et de son père, il est condamné à l’exil perpétuel, en particulier à cause d’un ennemi, le sénateur Loredano. L’opéra de Verdi, adapté de la pièce de Lord Byron du même nom, met en lumière l’impuissance d’un père face à la cruauté du monde. L’amour et la détermination de son père et de sa femme Lucrezia ne sauveront pas Jacopo qui meurt au moment même où une confession vient l’innocenter… la fatalité et les destins sacrifiés ont toujours inspiré Verdi. Opéra noir et sombre, mais dramatiquement très intense, I Due Foscari reste méconnu du grand public or il concentre déjà le meilleur de Verdi. L’écriture y est concise, efficace, serrée, comme précipitée précisément à l’acte III avec la scène flamboyante du carnaval…
Trop rare sur les scènes lyriques, l’opéra de Verdi I due Foscari qui annonce Simon Boccanegra, traite de la solitude et de l’impuissance des puissants. A Venise, le Doge Francesco Foscari éprouve la barbarie de l’exercice politique, tiraillé entre l’intérêt de sa famille et le bien public comme la nécessité d’Etat.
Créé au Teatro Argentina de Rome en 1844, I Due Foscari éclaire l’inspiration de Verdi fortement marqué par Byron dont il adapte pour la scène lyrique The two Foscari : sombre texte théâtral où le doge de Venise, le vieux Francesco Foscari doit exiler son propre fils Jacopo, malgré son amour paternel et les suppliques de sa belle-fille, Lucrezia. Finement caractérisée, épique et aussi, surtout, intime, la partition verdienne se distingue par sa justesse émotionnelle dans le portrait du Doge Foscari, immersion au cœur d’une âme humaine, tiraillée et par là, bouleversante. Verdi semble y prolonger ce réalisme lyrique déjà si touchant chez Donizetti.
le doge Dandolo par TitienLes déchirements intérieurs du Doge Foscari à Venise, annonce bientôt la sombre mélancolie solitaire, et comme irradiée du Doge de Gênes, Simon Boccanegra, où Verdi développe cette même couleur générale magnifiquement sombre et prenante. Le sens de l’épure, l’économie psychologique ont desservi la juste appréciation de l’oeuvre : ce regard direct sur le tréfonds de l’âme humaine, loin des retentissements et déflagrations collectives parfois assourdissantes voire encombrées (Don Carlos, La Forza del destino, Il Trovatore, sans omettre le défilé de victoire d’Aida… véritable peplum égyptien) sont justement les points forts de l’écriture verdienne. Un nouvel aspect que l’auditeur redécouvre et apprécie aujourd’hui. La scène finale en particulier qui explore l’esprit agité et sombre du Doge Foscari reste le tableau le plus impressionnant: un monologue comparable à la force noire de Boris Godounov de Moussorsgki et dans laquelle brilla le diamant profond de l’immense baryton verdien Piero Capuccilli… Comme Titien portraitiste affûté du Doge Francesco Venier dans un tableau déjà impressionniste (illustration ci dessus : où le politique paraît affaibli, hagard, défait, en rien aussi conquérant que le Doge Loredan auparavant peint par Bellini), Verdi brosse une figure saisissante par sa souffrance humaine: un politique, otage du Conseil des Dix, instance haineuse, policière, inhumaine : après avoir pris la vie de son fils Jacopo, le Conseil des Dix lui demande de se démettre de sa charge… ultime sacrifice duquel le Vénérable ne se relève pas. Heureux marseillais qui pourront mesurer le talent du baryton Leo Nucci (notre photo ci dessus) verdien devenu légendaire qui devrait en novembre 2015, éclairer l sombre diamant qui étreint le cÅ“ur du grave et humain Francesco Foscari…

boutonreservationI due Foscari de Verdi à l’Opéra de Marseille
Dimanche 15 novembre 2015, 14h30
Mercredi 18 novembre 2015, 20h
deux représentations événements – version de concert

Samedi 7 novembre 2015, 15h , Foyer de l’Opéra
Conférence présentation de l’Å“uvre, entrée libre dans la limite des places disponibles. Réservation obligatoire : 04 91 55 11 10

Opéra en 3 actes
Livret de Francesco Maria PIAVE
d’après la pièce de Lord BYRON
Création à Rome, Teatro Argentina, le 3 novembre 1844
Première représentation à l’Opéra de Marseille

Paolo Arrivabeni, direction

Lucrezia Contarini : Sofia SOLOVIY
Pisana : Sandrine EYGLIER
Francesco Foscari :  Leo NUCCI
Jacopo Foscari :  Giuseppe GIPALI
Jacopo Loredano :  Wojtek SMILEK
Barbarigo / Fante :  Marc LARCHER

Compte rendu, opéra. Marseille, Opéra. Le 24 avril 2015. Wagner : Le Vaisseau Fantôme. Der Fliegende Holländer. Lawrence Foster, direction. Charles Roubaud, mise en scène.

Wagner portraitMarseille reprend en avril 2015,  la production présentée aux Chorégies d’Orange en juillet 2014. De coupe encore traditionnelle, l’opéra a des airs facilement mémorables (couplets du marin, ballade de Senta, marche de Daland, etc, et une ouverture saisissante que presque tout le monde connaît sans le savoir). La trame est dramatiquement habile dans sa construction : exposition et présentation nette des personnages (Daland, le Hollandais, Senta, Erik), nÅ“ud de l’intrigue (deux amours de Senta en compétition), péripéties (crise et méprise) et dénouement tragique, mêlé habilement de scènes chorales de genre (les marins, les fileuses). Les deux héros sont l’âme même du romantisme : Senta, c’est une autre Tatiana romanesque qui a forgé dans ses rêves l’amour idéal, total, sacrificiel, qui l’arrachera à la banalité du quotidien (l’atelier de filature) et au prosaïsme cupide de son père et à l’esprit terrien, sans doute terre à terre de son fiancé Érik, chasseur et non marin. Le Hollandais maudit en quête de rédemption, est une sorte d’Hernani et il pourrait dire aussi :

 

 

 

De la légende du Vaisseau fantôme à un vaisseau fantôme de légende…

 

 

Je suis une force qui va !

Agent aveugle et sourd de mystères funèbres !

Une âme de malheur faite avec des ténèbres !

Où vais-je ? Je ne sais. Mais je me sens poussé

D’un souffle impétueux, d’un destin insensé.

Je descends, je descends et jamais ne m’arrête.

 

Mais à l’inverse du héros de Victor Hugo (1830), c’est une force qui s’en va, qui voudrait s’en aller, qui désire couler doucement vers le gouffre apaisant, le repos éternel qui lui est refusé par Dieu et que seul peut lui octroyer l’amour d’une femme fidèle : face aux Éva pécheresses qu’il a connues dans son errance au long cours, Senta sera enfin, dissipé le malentendu, l’ « Ave », la rédemptrice, l’Éros bénéfique ouvrant la délivrance de Thanatos, la mort par l’amour. Ne pouvant vivre ses rêves, elle rêve sa vie jusqu’au sacrifice final qui donnera corps et vie au songe.

L’Å“uvre. Des personnages à la fois archétypaux, humains et surhumains. Du romantisme de son temps, Richard Wagner hérite et cultive le goût des légendes. Dans cet opéra en trois actes de 1843 dont il écrit le livret, il s’inspire de quelques pages du poète Heinrich Heine qui vient de publier Aus den Memoiren des Herrn von Schnabelewopski en 1831, ‘Les mémoires du Seigneur Schnabelewopski’ où est relaté une version de la légende ancienne du Hollandais volant et de son vaisseau fantôme.

Vaisseau fantôme

La mer a ses fantasmes, l’océan, ses fantômes, les deux, ses légendes. Une court les flots et les tavernes des marins réchappés aux vagues et tempêtes des vastes espaces marins, l’existence d’un bâtiment hollandais dont l’équipage est condamné par la justice divine qu’il a bafoué à errer sur les mers jusqu’à la fin des siècles. En effet, son capitaine, malgré une tempête effroyable au Cap de Bonne Espérance bien nommé, a décidé de prendre la mer un Vendredi saint, jurant qu’il appareillerait, dût-il en appeler au diable, qui le prend au mot.

Hollandais volant

Un capitaine hollandais aurait accompli en trois mois un voyage de près d’un an normalement, d’Amsterdam à Batavia (Djakarta), grâce au diable. Cela se passe au XVIIe siècle, époque où les Hollandais ont créé la Compagnie des Indes, courant les océans. La rencontre de ce vaisseau fantôme est considérée comme un funeste présage.

Une première version écrite de la légende est parue dans un journal britannique en 1821. La première version française a été publiée par Auguste Jal, Scènes de la vie maritime, Paris, 1832. Cela inspira, en 1834, la nouvelle de Heinrich Heine : Les Mémoires du Seigneur de Schnabelewopski qui servit de thème de l’opéra de Wagner quelques années plus tard. Victor Hugo cite aussi cette histoire dans La Légende des siècles :

C’est le Hollandais, la barque

Que le doigt flamboyant marque !

L’esquif puni !

C’est la voile scélérate !

C’est le sinistre pirate


De l’infini. 

 

 

 

À notre époque, un film légendaire d’Albert Lewin en 1951 réactualise le mythe du Hollandais volant le mêlant à celui de Pandora, la femme maléfique qui ouvre la fameuse boîte de Pandore des vices, Pandora and the Flying Dutchman, avec la mythique Ava Gardner dans le rôle de l’héroïne qui, par son sacrifice, trouve à la fois sa rédemption et celle du capitaine maudit. Un film plus récent, Pirates des Caraïbes, en 2003, s’en tient au strict vaisseau fantôme.

Mais Heine, à la damnation éternelle du Hollandais ajoute un élément sentimental essentiel : le Hollandais damné a le droit de faire port tous les sept ans et seule la fidélité absolue d’une femme peut lui apporter la rédemption malheureusement, il a toujours été trahi dans son amour lorsqu’il met ses espoirs de rachat dans la dernière, rencontrée, après la tempête, dans le havre inespéré d’un port norvégien. Chez Wagner, c’est Senta, déjà vaguement amoureuse du portrait du capitaine de la légende, qu’elle rêvait ou inventait, fille d’un capitaine norvégien, Daland, qui n’hésite pas d’emblée à l’offrir en mariage contre les richesses du mystérieux Hollandais, bien qu’il l’ait déjà promise à Erik, désespéré.

 

 

 

LA RÉALISATION MARSEILLAISE

 

Transposée du cadre grandiose d’Orange dans la salle plus intime de l’Opéra de Marseille, cette production passe d’une échelle mythique, épique, à une dimension domestique, poétique : du grand large à l’horizon borné du port de la salle. Il faut, certes, évacuer les images d’Orange pour resituer à sa place, sur le plateau marseillais, cette immense étrave de navire (Emmanuelle Favre), comme trouée des deux yeux des écubiers, cette proue, proie des flots rejetée sur la rive, d’abord éperon rocheux inquiétant. Occupant, accaparant tout le champ du regard, sa démesure, ici, donne malgré tout la mesure extraordinaire de l’histoire, sa dimension onirique, rêve ou cauchemar, témoin omniprésent, fantasme de l’héroïne en proie à son délire lyrique, érotique et sentimental, à ses visions. Son obsédante présence trop centrée ne laisse qu’un mince espace à jardin, comme une impossible évasion, à une vue de mer en furie puis apaisée, ensuite à un fond de bâtiment industriel pour l’acte II des fileuses, à un ponton en perspective de fuite à la fin. La maîtrise de cet espace resserré est à la mesure de celle de Charles Roubaud, à l’aise dans l’immensité d’Orange, intimiste ici pour cerner au mieux ces personnages humains dans l’inhumanité d’une légende ou tragédie de la révolte d’un homme contre le silence éternel et cruel de la divinité, avide toujours de sacrifices.

Les lumières ombreuses plus que ténébreuses de Marc Delamézière, créent une troublante hésitation des formes grouillant vaguement dans les ombres, foule au mouvements de houle, marins vivants et viveurs dans une obscure clarté, et, dans l’indécision du clair-obscur, de fantomatiques spectres alentis à l’assaut de la carcasse morte. Dans cette indétermination de la lumière variant de la nuit à un jour douteux, Katia Duflot estompe d’une gamme brumeuse les costumes gamme brumeuse des hommes mais les robes années 50 des femmes, rose, vert, jaune, bleu, gris clair, carreaux, dans la grisaille généralisée, semblent un rêve de couleur dans un monde qui l’aurait perdue. Le Hollandais, long manteau d’époque indéterminée, et Senta robe jaune clair de jeune fille sage, sont les deux seuls auréolés d’une vague lumière, avec Mary, robe souple à col blanc sur le gris du corsage, comme personnage intermédiaire finalement entre l’ombre du marin dont elle a apparemment chanté la ballade, et la sacrificielle clarté de la jeune fille romantique.

Interprétation. Des chœurs, préparés minutieusement par Pierre Iodice aux pupitres de l’orchestre, apprêtés soigneusement par le chef, en passant par le plateau, on sent, sans nulle faille, l’engagement de tous au service de cette œuvre qui, sans rompre les amarres avec l’opéra de son temps, lui rendant même un amoureux hommage, usant de formules de grands compositeurs lyriques, préfigure l’œuvre nouvelle à venir de Wagner. Capitaine, pas encore au long cours dans cette relativement courte traversée wagnérienne, Lawrence Forster est le timonier qui guide savamment son orchestre à travers les écueils nombreux de l’opéra, récifs romanticoïdes, sacralisation excessive de cette musique, tyranniquement imposée plus tard par Wagner lui-même à ses spectateurs, au risque de l’emphase frôlant le pathos pâteux, le pompeux, le pompier : le pompant en somme. Il nous rend donc cette musique, telle quelle, naturelle, bien dans son temps, pleine de charme, de sourire même, mouvante et émouvante. Il est le thaumaturge qui, d’un coup de baguette, déchaîne les tempêtes de la mer et en apaise les flots, suivi par un orchestre ductile, aux cordes soulevées de vent, aux cuivres tempétueux ou étrangement nimbés de lointaine brume.

Tout le plateau joue le joue avec un sensible plaisir, pour notre bonheur.

Le ténor Avi Klemberg, surgi de l’ombre, éclaire de sa lumineuse voix le rôle apparemment ingrat du pilote, auquel il donne une qualité poétique, une jeunesse touchante dans sa réitération à l’invite du vent du sud. Si la grande voix de Kurt Rydl fait quelques vagues dans les notes tenues du premier acte, dans son air de basse bouffe donizettienne, il est inénarrable, en barbon cupide mais père aimant, heureux, joyeux et nous avec lui, qui le retrouvons égal à nos souvenirs. Pour la première fois à Marseille, le ténor Tomislav Muzek prête au personnage d’Erik, fiancé, blessé, la beauté d’un timbre lumineux et la dignité expressive d’une victime injustement sacrifiée.

Marie-Ange Todorovitch donne au rôle de Marie sa prestance et son aisance scéniques, la chaleur d’un timbre velouté qu’elle rend à la fois maternel et angoissé face aux bouffées délirantes, diraient les psychanalystes, de Senta. Clytemnestre grandiose, elle retrouve, sa Chrysothémis, une Ricarda Merbeth, applaudie à ses côtés, ovationnée ici pour la tenue impeccable d’un chant se jouant des gouffres et sommets des intervalles comme des crêtes de vagues  monstrueuses, sans rien perdre de la beauté blonde d’une voix sans faille, rendant sensible la ferveur, la fièvre, l’exaltation de sa névrose sacrificielle. Comme l’a voulu le metteur en scène, on la sent entre rêve, délire et hallucination. À ses côtés, révélation à Marseille, Samuel Youn, superbe baryton-basse, déploie la beauté vocale d’un timbre d’airain, aux aigus acérés, peut-être trop pour un Hollandais sensible, maudissant sa malédiction, attendri par l’amour et prêt à tous les naufrages.

Opéra de Marseille, les 21, 24, 26 et 29 avril 2015
Die fliegende Holländer de  Richard Wagner

ChÅ“ur de l’Opéra de Marseille et Orchestre de l’Opéra de Marseille
Direction musicale : Lawrence Foster
Mise en scène : Charles Roubaud (Assistant : Bernard Monforte).

Décors : Emmanuelle Favre (Assistant :  Thibault Sinay).

Costumes : Katia Duflot.

Lumières : Marc Delamézière (Assistant : Julien Marchaisseau).

Distribution :

Senta : Ricarda Merbeth ; Marie : Marie-Ange Todorovitch ; Le Hollandais :  Samuel Youn ;  Erik : Tomislav Mužek ; Daland : Kurt Rydl ; Seuermann : Avi Klemberg.

Compte rendu, opéra. Marseille, Opéra. Le 13 mars 2015. Puccini : Tosca. FM Carminati, direction.

DVD. Puccini: un séduisant Trittico (Opus Arte)Devant ce livret est d’une remarquable concision, faisant l’économie d’un acte, Victorien Sardou, célèbre dramaturge en son temps, aura l’élégance de reconnaître l’opéra supérieur à sa pièce, pourtant triomphalement défendue par Sarah Bernhardt dans le monde entier. L’histoire lui donne raison : on joue partout l’opéra qui, seul, nous rappelle son drame, irreprésentable aujourd’hui.

 

 

 

Le drame au risque du mélo… 

L’œuvre. Puccini ouvre le XXe siècle lyrique avec la création de sa Tosca à Rome, en 1900, évoquant les tragiques événements d’un jour de juin 1800 dans la même ville. L’action est une conséquence, au niveau de l’histoire individuelle de quatre personnages, des événements de la grande Histoire collective. Les troupes  révolutionnaires françaises, menées par le général Bonaparte ont instauré en 1798 la République romaine. Mais le roi Ferdinand Ier des Deux-Siciles reprend la ville l’année d’après, chargeant le baron Scarpia d’établir une police secrète pour traquer et exterminer les républicains. Voilà le fond historique.

Dans le contexte du drame, son épouse, la reine Marie-Caroline, sœur de Marie-Antoinette, s’apprête à y fêter la victoire et une cantate chantée par la fameuse diva Floria Tosca doit être l’un des moments de la célébration. Les monarchistes réactionnaires célèbrent donc à Rome leur pouvoir retrouvé, comme on a fêté dans le sang, l’année précédente, la fin de la brévissime République parthénopéenne de Naples par la restauration royaliste appuyée par l’Autriche.

 

 

 

Un héroïne sotte et sommaire

On trouvera difficilement, dans le répertoire lyrique qui pourtant en abonde, personnage féminin plus séduisant vocalement mais plus sot et sommaire que Floria Tosca. Voilà donc une diva célèbre à Rome (mais on oublie que les femmes étaient interdites de scène pour indécence, d’où l’emploi de castrats dans la ville pontificale), amante d’un peintre fameux, qui vient le voir sur son lieu de travail, San Andrea della Valle, ne jette même pas un regard (autre que de travers lorsqu’elle voit peinte une femme) sur son Å“uvre en chantier, qui ignore sa commande de peindre en cette église une Madeleine, qui, comme Rome, ne se fait pas en un jour, lui fait une scène de jalousie primaire et puérile et tombe dans le piège grossier improvisé par Scarpia, avant de trahir, pour sauver son voltairien de Mario, l’introuvable cachette du prisonnier évadé recherché (Angelotti, Consul de la défunte République romaine) qu’on devait lui cacher. Bon, admettons, Mario le lui aura imprudemment dit pour calmer ses jaloux transports. Mais c’est une héroïne sans guère de profondeur, qui ne devient intéressante, touchante et bouleversante de naïveté existentielle et religieuse que dans sa « prière » du second acte et gagne en humanité, paradoxalement, en tuant Scarpia. Tout en croyant encore sottement au simulacre d’exécution de son amant promis par celui-ci avant qu’elle ne le tue. On le sait, tout finira dans le sang.

 

Réalisation

Il faut dire d’emblée que la production de Louis Désiré, qui signe mise en scène, décors, costumes, a le mérite d’une cohérence totale, à quelques réserves près. Dans sa Note d’intention, il précise  :

« le pari d’une Tosca cinématographique, comme vue par une fenêtre indiscrète, pas de face, avec de soudains gros plans et des mouvements montrant plusieurs angles du même endroit. »

En faisant, évidemment, la part de la métaphore et de la comparaison de ce propos avec le constat de l’impossibilité filmique de la réalisation sur une scène, ce « même endroit » est forcément la place fixe du spectateur : ce n’est donc pas son regard, la caméra, l’objectif qui change, c’est l’objet. En effet, tournant sur elle-même, la scénographie unique offre divers « regards », divers angles, différentes perspectives obliques, jamais frontales d’un décor à la fois un et multiple : église, château Saint-Ange. C’est ingénieux et beau, mais d’une lourdeur qui nécessite deux entractes pour en arrimer des éléments distincts, le Palais Farnèse et le château-prison.

Il faut perdre ses références culturelles et ses habitudes de l’œuvre pour apprécier ce décor : pas de San Andrea della Valle, lumineux exemple du baroque tardif romain, à voir cette étroite et ombreuse chapelle néo-classique, pas de fastueux Palais Farnèse rutilant de dorures et illuminé et enluminé, illustré de fresques au plafond et de tableaux aux murs, mais une austère façade charbonneuse en ligne de fuite en biais, pas de terrasse lumineuse sous le ciel du Castello Sant’ Angelo surmontée de sa statue ailée de l’ange, mais une geôle, une grille, une  noire cage où croupit le prisonnier ; le petit pâtre, en principe éclairant de sa chanson naïve le jour levant, est ici un petit oiseau aussi en cage, une victime.

De tout le décor émane une atmosphère angoissante, oppressante, avec des plis et des replis de l’ombre, et, si le metteur en scène se réclame du cinéma, c’est  assurément du film noir, avec son art subtil des contrastes des ténèbres et des lumières, des dégradés de gris parfois, mais non de clairs-obscurs, mélange des deux. Quant aux « gros plans » dont il parle, c’est forcément métaphorique, avec les lumières extraordinairement dramatiques et picturales de Patrick Méeüs, sculptant les corps, creusant les visages, particularisant à certains moments tel ou tel personnage passant aussi au premier plan ou sur l’encorbellement d’un balcon à l’acte II. Mais, plus que du film noir, nous avons ici une esthétique, délibérée ou non, digne du « roman gothique » contemporain, sinon de l’opéra, de son sujet historique, ce sombre courant littéraire en plein Siècle des Lumières, fait de terreur, d’horreur, avec ses moines maléfiques, ses bourreaux, dans des châteaux sinistres, d’Otrante ou ailleurs, et dont Sade est aussi un fleuron.

Les costumes, presque tous noirs, telle la confrérie sans faste, néfaste, des moines, moinillons, et dignitaires de l’Église pour le Te deum, avec un bel effet de noir et blanc des enfants jetant en l’air, sinon leur future soutane par-dessus les moulins, leur aubes blanches par-dessus leur tête. Sur cette noirceur monochrome, la robe dorée de Tosca, mantille noire au premier acte ou cape d’or au second, lui confère la grâce d’un papillon solaire égaré par une nuit sans lune.

Le décor tournant ramène à la fin, comme une nostalgique réminiscence et contraste cruel d’art et de beauté, d’amour et de mort, pour l’artiste condamné, la chapelle de l’église, le diptyque des deux Madeleines comme la vanité cruelle d’une religion inutile, réduite à la représentation, écho visuel ironique aux questions désespérées de la prière de Tosca, à laquelle « ne répond que le silence éternel de la divinité. »

Le double panneau des Madeleines que peint Mario à l’acte I, au teint de porcelaine rosée, sont une dissonance stylistique, hollywoodienne ou trop XIXe siècle finissant, peut-être vaguement inspirées des couleurs renaissance de la peinture préraphaélite anglaise ou de Italia und Germania de Friedrich Overbeck, peintre du courant similaire des Nazarener, qui offre deux allégories de femme, la blonde aux yeux bleus et la brune, dont le corsage rouge est de la teinte de la Madeleine brune de Mario, qui semble avoir anticipé le caprice de Tosca lui intimant de lui faire les yeux bruns. Mais la taille de ces « belleze diverse » rend bien invraisemblable que la rageuse et orageuse diva ne les ait même pas envisagées d’entrée.

Autre bémol, l’effet théâtral de la théâtrale diva accordant au cadavre de Scarpia la grâce d’une croix et de deux candélabres comme cierges funèbres, le mimodrame traditionnel, est escamoté au profit d’un aparté au rideau avec la phrase parlée sur la terreur terrassée du Scarpia redouté par toute Rome ; de même le saut dans le vide remplacé par une mort debout devant le rideau avec, après le cri, un sourire aux spectateurs, s’il crée une distance brechtienne, arrache le spectateur à l’émotion de la théâtralité tragique pour le tirer, sinon franchement vers le comique, du moins vers la comédie.

 

Interprétation

Théâtralement, c’est d’une belle tenue aussi même si elle n’est pas toujours à la  même hauteur.

Sur les accords brutaux de Scarpia en elliptique ouverture, le rideau se lève sur un Angelotti traqué de belle trempe (Antoine Garcin). En pendant pendard malgré sa soutane, Jacques Catalayud, en sacristain bougon, grognon, gourmand, mais dévot inquiétant déjà, donne à ce rôle une dimension théâtrale et vocale qu’on entend et voit rarement. Dans un crescendo magnifique à l’orchestre, ce premier acte culmine avec une grandeur terrifiante sur le Te deum presque démoniaque, mené par le tonnerre et la foudre de la voix de Carlos Almaguer en Scarpia à l’habit rouge, où la foule des enfants de la Maîtrise des Bouches-du-Rhône (Samuel Coquard) semble dissoudre leur grâce enfantine dans la noirceur d’un chœur d’esprits plus infernaux que paradisiaques (Pierre Iodice).

Malheureusement, à l’acte II, d’une noirceur plus intimiste, le grand baryton mexicain, tout en cherchant à plier son immense voix d’airain à quelques nuances, marque ses limites dans un personnage plein de subtilité machiavélique, certes adepte de la conquête brutale, mais tout de même d’un raffinement aristocratique dans ses paroles et ses actes, puisqu’il ne se contente pas de prendre, ce qui est en son pouvoir,  mais de séduire pour réduire même par une violence sadienne, sadique, qui peut être également séduction, ce qu’insinue la musique, les harmonies délicates que prête Puccini au personnage dramatiquement le plus intéressant de l’œuvre.

Le ténor Giorgio Berrugi a certainement la voix de lirico spinto de Mario, large, solide, cependant, il a quelques, sinon faiblesses, hésitations d’intonation dans les deux seuls passages héroïques du personnage comme sa promesse à Angelotti (« Mi costasse la vita, vi salveró ! » de l’acte I et le « Vittoria, Vittoria ! » du II, aux aigus difficiles à attraper. Plus à l’aise dans le lyrisme amoureux, il est émouvant dans son lamento nuancé « E lucevan le stelle… » qui mérite plus d’applaudissements du public.

Adina Aaron prête sa beauté et son élégance à Tosca et s’avère assez bonne comédienne. Cependant, le timbre, plus feutré que fruité, semble avoir perdu des harmoniques et la voix manque de brillant et de mordant et elle détimbre quelques pianissimi filés. Elle a une fâcheuse tendance à chercher quelques effets hors de la musique. Dans sa « prière », elle lie abusivement deux phrases musicales, mais, pour ce faire, coupe une phrase grammaticale et s’offre un point d’orgue pour un inutile effet de souffle qui ravit le public mais ravit de l’émotion au personnage.

Fabrizio Maria Carminati, chef remarqué pour ce genre d’ouvrage,  conduit magistralement un orchestre au mieux de sa forme au premier acte, drapant de volupté délicate les deux amants aux gestes et mots sensuels. Mais, que se passe-t-il au second ? Comme si le paroxysme exacerbé déjà ne suffisait pas, il semble ajouter du pathos au pathétique, ce qui donne du pâteux, déchaîne à l’excès les cuivres. Du cinquième rang côté cour, on n’entend pas la cantate de Tosca, ses cris déchirants fortissimo ensuite sont étouffés, et même le tonitruant Almaguer a du mal à passer la rampe, du Spoletta de Loïc Félix, apprécié ailleurs, je ne pourrai rien dire, il était inaudible, comme le pourtant solide Sciarrone de Jean-Marie Delpas. Effet d’un emplacement acoustiquement défavorable car la musique est fatalement spatialisée ? Troublé dans mon admiration pour Carminati, à l’entracte, je consulte des amis, fins musiciens et amateurs éclairés : ils m’avouent la même gêne de leur dixième et douzième rang… Fort heureusement, effet ici bénéfique, la prière de Tosca ramène la beauté musicale d’un orchestre maîtrisé et non déchaîné,  qui se poursuit au dernier acte.

Mélodrame signifie, littéralement, de l’italien, ‘drame mélodieux’, drame en musique,  et il y a toujours un danger, à exécuter excessivement Puccini, à ensevelir la musique sous le son, de faire du drame un mélo.

 

 

 

 

 

 

 

 

Puccini : TOSCA (1900)

Opéra en trois actes. Livret Giuseppe Giacosa et Luigi Illica,

d’après la pièce de Victorien Sardou (1887).

Nouvelle production à l’Opéra de Marseille, le13 mars 2015.

Tosca de Giacomo Puccini à l’Opéra de Marseille,

Les 11, 13, 15, 18 et 20 mars.

Orchestre et le Chœur de l’Opéra de Marseille et la Maîtrise des Bouches-du-Rhône

Direction musicale : Fabrizio Maria CARMINATI

Mise en scène / Décors / Costumes : Louis DÉSIRÉ ;

Lumières : Patrick MÉEÜS

Distribution :

Floria Tosca : Adina AARON ;

Mario Cavaradossi : Giorgio BERRUGI ; Scarpia : Carlos ALMAGUER ;

Le Sacristain : Jacques CALATAYUD ; Angelotti : Antoine GARCIN ; Spoletta : Loïc FELIX ; Sciarrone : Jean-Marie DELPAS.

 

 

Comte rendu opéra. Marseille. Odéon, théâtre municipal, le 18 janvier 2015. Offenbach : Barbe-Bleue, 1866.

offenbachIl était une fois l’opérette et ce diminutif par rapport à la grandeur ou grandiloquence de l’opéra semble l’avoir reléguée à la balayette et remisée au rebut au rabais des plaisirs un peu honteux où ne surnagent que quelques titres qu’on ose arborer sans rougir. Et pourtant, il y a un public, bon enfant et grand enfant, qui redécouvre, avec bonheur, le plaisir un peu désuet de jolis décors en carton-pâte et toiles peintes (Nicolas Gélas), de beaux costumes d’époque (Maison Grout), le charme efficace d’une mise en scène espiègle, enjouée et bien réglée dans les danses (Jean-Jacques Chazalet)  : bref, l’enchantement naïf et émerveillé des contes de notre enfance. Notre Opéra a donc bien fait de rendre sa dignité parallèle à l’Odéon de l’opérette. Et d’exhumer ce Barbe-Bleue tiré de Perrault mais tiré, sinon par les cheveux, par sa pilosité abondante vers les sommets du burlesque qui décoiffe sans raser.

Pas barbant …
On n’y songe pas forcément en se rasant tous les jours, ou plutôt en ne se rasant pas selon la rasante mode actuelle qui transforme les jeunes gens en visages pâles ou sales —ce qu’on ne dira pas de notre barbu à barbe aile de corbeau nette et proprette, Marc Larcher, qui incarne ici au poil, poilant, un désop(o)ilant Barbe-Bleue— mais écouter Offenbach, c’est de la dope d’optimisme et, le voir, dans cette production, c’est une dose de vitamines qui devrait être remboursée par la Sécu. Et par ces sombres et tristes temps, personne ne dira que nous n’en avions pas besoin : Offenbach et ses fameux complices  Meilhac et Halévy, après Orphée aux Enfers (1858), La Belle Hélène (1864), et la même année que La Vie parisienne (1866) ce Barbe-Bleue, par leur caricature des idoles d’une société déjà hédoniste, égoïste, de consommation et consumation bourgeoises, sont des dessinateurs verbaux et musicaux : les Charlie hebdo de leur temps.
Certes, nous avons perdu des codes, des clés de leurs pamphlets, trop ancrés dans leur temps, mais ce qui nous reste culturellement, parodies de l’opéra italien et ses cadences interminables vocalisées, un quatrain détourné de Robert le Diable de Meyerbeer, les citations de «Il pleut, il pleut bergère », (agrémenté ici d’une Carmen anticipée), de fables de La Fontaine, font tout fait sens, et nonsense comme diraient les British. Sans vendre la mèche, il n’est pas impossible de voir dans les scènes de ménage entre le roi Bobèche emperruqué (ébouriffant, décoiffant, hilarant Jacques Lemaire) et sa guère clémente Clémentine de femme (truculente et succulente Christine Bonnard), la mésentente cachée du couple impérial, par plaisante inversion —sinon sexuelle, de sexe— ici, elle infidèle, contrairement à Eugénie, puritaine et glaciale, tandis que Napoléon III, à l’inverse, avait un appétit sexuel bien connu, priape impérieux plus qu’impérial à la moindre vue d’un jupon, à la vue de tous, de toute la cour, difficile à dissimuler sous l’étroite culotte (on ne portait pas de pantalons plus discrets), ce qui lui valut nombre de sobriquets sexuels.
Voracité et férocité ici prêtée à Barbe-Bleue, dont on découvre, qu’en fait, il n’épouse et tue ses femmes que pour trouver celle qui lui permettra enfin d’éveiller ou réveiller une virilité défaillante. Et il est bien plaisant, par inversion aussi, de voir et d’entendre le ténor Marc Larcher, au timbre mâle et aux aigus triomphants de jeune coq, allure d’hidalgo donjuanesque, qui chante pratiquement sans arrêt, joue et danse les angoisses de l’épouseur à toutes mains, auquel il manque la troisième main, disons le membre essentiel de la séduction. On comprend aussi le sursaut de virilité qui le secoue à la vue de la Boulotte délurée incarnée en belle et bonne chair par la pulpeuse sinon palpable Emmanuelle Zoldan, beauté du diable sans ce magnifique grand regard angélique de douceur, velours d’une voix de mezzo chaude et facile, dont le charme souriant rappelle l’actrice hollywoodienne Yvonne de Carlo plus que le « Rubens » rebondi du texte : un couple de rêve. En inversion (décidément encore !) de voix grave/aiguë, le couple parallèle soprano/baryton de Caroline Géa, fraîche Fleurette et acide et perfide Hermia, avec Bertrand di Bettino, vrai prince charmant. Mention aussi pour Perrine Cabassud pour l’élément féminin de charme avec ces beautés sorties du placard, du rancart, poulettes mises au chaud du bordel ou du poulailler par l’inénarrable coq en pâte Popolani de Dominique Desmons, alchimiste, cabaliste, empoisonneur irrésistible de drôlerie, digne des films muets. Antoine Bonelli est un Chambellan dépassé par cette cour tournant à la basse-cour de la jacasserie de pétaudière. Et parmi les quatre grands aînés de cette troupe juvénile, comment oublier, en Comte Oscar, faux exécuteur des basses œuvres du Roi jaloux de sa femme, la belle et sombre voix de Jean-Marie Delpas, aussi bon acteur que chanteur ?
Les jeux de mots traditionnels dans ce type d’ouvrage sont bien venus (« je m’aigris /maigris » ce classique pas « coupable » répondu par le condamné à la décapitation auquel le bourreau rétorque cyniquement : « On verra, ça à tête reposée. »
L’orchestre, dirigé par Jean-pierre Burtin, faute sans doute de répétitions suffisantes, échappe un peu à son contrôle, notamment au début du III. Mais rien ne gâche notre plaisir : par les temps qui courent, Offenbach fait cure.

Offenbach : Barbe-Bleue à l’Odéon de Marseille
Opéra-bouffe en trois actes et quatre tableaux
Musique : Jacques Offenbach,
Livret d’Henri Meilhac et Ludovic Halévy
Marseille, Odéon, théâtre municipal
A l’affiche, les 17 et 18 janvier 2015.

Orchestre du Théâtre de l’Odéon, Chœur phocéen (chef Rémy Littolff).
Direction musicale : Jean-Pierre Burtin
Mise en scène : Jean-Jacques Chazalet ; décors : Nicolas Gélas ; costumes : Maison Grout.

Distribution :
Emmanuelle Zoldan, Caroline Géa, Christine Bonnard, Perrine Cabassud, Marc Larcher, Jacques Lemaire, Dominique Desmons, Jean-Marie Delpas, Bertrand Di Bettino, Antoine Bonelli.

Compte rendu, opéra. Marseille. opéra, le 23 décembre 2014. Donizetti : L’Elisir d’amore. Roberto Rizzi Brignoli, direction. Arnaud Bernard, mise en scène.

DONIZETTI_Gaetano_Donizetti_1Pour les fêtes de fin d’année, l’Opéra de Marseille présente L’elisir d’amore, ‘L’elixir d’amour ‘ de Gaetano Donizetti, les 23, 27 et 31 décembre 2014 à 20 heures et les 2 et 4 janvier 2015 à 14h30. Ce melodramma giocoso, ‘mélodrame joyeux’ (melodramma, en italien signifie un drame, une ‘pièce en musique’ et c’est ainsi que Mozart appelait ses Cosí fan tutte et Don Giovanni). C’est-à-dire que les situations y sont d’essence dramatique, cruelle, un dépit et un rejet amoureux en l’occurrence, mais traitées, sinon sur un mode exactement bouffe comme Rossini, sur un ton humoristique plutôt que franchement comique.

L’œuvre : créé en 1832 à Milan, c’est un opéra en deux actes sur un livret en italien de Felice Romani, lui-même fidèlement tiré de celui d’Eugène Scribe pour Le Philtre (1831) de Daniel-François-Esprit Auber que notre Opéra a eu la bonne idée de présenter  au préalable dans le foyer, accompagné au piano, interprété par de jeunes chanteurs. Histoire simple, simpliste d’un jeune paysan pauvre, inculte, aimant au-dessus de ses moyens, une belle et riche propriétaire cultivée, indifférente et cruelle, sadique même. Désespérant de se faire entendre et aimer, il cherchera le secours d’un philtre d’amour offert par un charlatan, avec la péripétie d’un sergent paradant, bellâtre, cruellement érigé en rival par la cruelle jolie femme.

Style formulaire, technique de la rapidité. Comme dans ces production d’opéras que l’on dirait aujourd’hui industrielles, écrits rapidement pour satisfaire une grande demande comme au siècle précédent, un peu comme les films aujourd’hui, cherchant la rentabilité avec un minimum de frais, l’œuvre utilise toutes les ressources du style formulaire permettant une écriture rapide, musicalement et verbalement.
On y trouve ainsi tout le répertoire des clichés, formules, aux rimes près, qui sont le fond de l’opera buffa depuis ses débuts au XVIIIe siècle, qui traversent même les textes de da Ponte pour Mozart, jusqu’à l’obligatoire air de liste chanté à toute vélocité qui existe bien avant le catalogue de Leporello et bien après lui, ici dévolu, naturellement, au personnage bouffe de Dulcamara au débit vertigineux débitant les mérites mirobolants de son  mirifique « odontalgique,  sympathique, prolifique », etc. De la même façon, la musique utilise les recettes bien éprouvées, la découpe des airs avec cabalette après intervention du chœur, cadences virtuoses, ornements, passages d’agilité pour tous, codifiés depuis longtemps dans le genre, sublimés par Rossini. L’orchestration, l’instrumentation, entre aussi dans la typologie adaptée du genre adressé à un public qui ne cherche pas la surprise, la rupture, le renouveau, mais la reconnaissance  de situations, de types et d’épreuves lyriques obligées où les chanteurs devront faire leurs preuves. La surprise viendra cependant d’un air, « Una furtiva lagrima », qui dérogeant à ces codes par sa poésie élégiaque et sa douceur humaine humanise l’inhumanité cruelle des types bouffes, infraction au genre qui en assure sans doute la pérennité.
Par ailleurs, la version italienne du Philtre, l’elisir, se glisse dans la typologie, les stéréotypes des situation, duperies, méprises et personnages de la Commedia dell’Arte : le jeune amoureux timide, la jolie coquette, le soldat matamore et le charlatan de foire. Peu de personnages donc, aux voix codifiées, Adina, riche et belle fermière, naturellement soprano, Nemorino dont le nom même exprime le sentiment, l’amoureux, jeune paysan pauvre, et le baryton, le trouble-fête de ces amours, le sergent Belcore, nom aussi étiquetant sa fonction de galant, le sergent ‘Jolicœur’. On trouve aussi le deus ex machina involontaire de l’action, le docteur Dulcamara,  qui veut dire ‘Doux amer’, le charlatan vendeur et doreur de pilules ou philtres d’amour magiques pour se faire aimer, une basse bouffe dans la tradition rossinienne et, enfin, inévitablement, une deuxième soprano Giannetta, jeune paysanne, faire valoir de la première, et qui apportera une information capitale qui renverse la situation : l’héritage du jeune homme le rend digne, socialement, de sa belle.
Donizetti, cependant, prête à ses personnages, du moins au couple de jeunes premiers, une certaine densité, essentiellement à l’amoureux transi, cruellement éconduit par la belle, elle, dans la tradition de la Belle Dame sans merci, peut-être amoureuse à la fin par dépit ou intérêt (si elle a appris en coulisses son héritage) : la déception, la rivalité amoureuses, les malentendus, la rupture entre les amoureux, frôlent fatalement un drame, évité de justesse, et prêtent un ton doux amer à l’histoire, qui finit heureusement bien. Mais on n’est pas forcé d’y croire.

elisir-amore-adina-lisant-opera-marseille-donizetti-decembre-2014-janvier-2015Réalisation. Le sujet portant sur des situations archétypales et des sentiments généraux, la transposition du XVIIIe aux débuts du XXe siècle par la mise en  scène d’Arnaud Bernard ne gêne pas. Il y a une cohérence esthétique dans les costumes (William Orlandi qui signe aussi l’astucieuse scénographie) en camaïeux de beige foncé des gilets sur chemises et pantalons clairs, casquettes et melons pour les hommes, des touches blanc et noir, robes d’époque déjà sans carcan de corset excessif pour les dames en canotiers et autres jolis bibis pour les bourgeoises dans un monde apparemment plus citadin que rural. Cela joue joliment pour des fonds de paysages bistres, ou sépia dégradés en lavis délicats, dont on comprend, grâce à des panneaux coulissants créant divers espaces, larges ou confidentiels, avec la mise en abyme de l’appareil de Dulcamara également photographe avisé vendant sa camelote et ses clichés, que nous sommes dans une chambre photographique, par l’objectif final duquel il disparaîtra à la fin dans un effet grossi de cinéma muet.

 

 

 

 

Paradis perdu de la Belle Époque

 

C’est le temps de l’Art Nouveau, Modern style, Jugenstil, Modernismo ou Liberty selon le pays, l’aube d’un siècle où tout paraît encore nouveau, jeune, printanier, libre, bref, moderne, avec le progrès au service de l’homme : la bicyclette pour la femme presque émancipée, sinon amazone, cycliste, l’automobile, le téléphone, la photographie déjà assurée et le cinéma balbutiant, la pub industrielle débutante, bref, la Belle Époque qui ne paraîtra telle que rétrospectivement après l’atroce Grande Guerre à venir qui va mettre toute cette science optimiste —et la faire avancer— dans l’horreur de 14-18. Certes, sans que cela soit l’objectif de cette mise en scène datant de plus de dix ans, en cette année de commémoration du centenaire de la première Guerre mondiale, cela prend une résonance nouvelle de voir une joyeuse société inconsciente, au bord du gouffre, assurée d’un progrès qui va vite se tourner, sans qu’elle s’en doute, contre elle.

elisir-amore-donizetti-marseille-decembre-2014-dulcamara-582Interprétation. L’idée centrale de la photographie se traduit en magnifiques compositions picturales de groupes, dans une époque où, justement la photographie prétendait rivaliser avec la peinture, ou ne s’en était pas émancipée, avec des fonds artificiels, dans des ovales de cartes postales des plus esthétiques, aux couleurs fanées nimbées de nostalgique douceur par les délicates lumières de Patrick Méeüs. Le négatif du cliché, c’est que, prenant la pose, naturellement longue à l’époque où n’existe pas l’instantané, les « arrêts sur image », surexposent le jeu, imposent une rupture de l’action qui contrarie quelque peu la vive dynamique de la musique nerveuse de Donzetti, menée tambour battant par Roberto Rizzi-Brignoli à la tête de l’Orchestre de l’Opéra tonifié comme par l’élixir de jouvence et d’amour, sans ralentir le tempo, faisant pétiller, crépiter le feu de cette orchestration certes légère mais toujours allègrement adéquate au sujet.
Les chœurs, comme toujours parfaitement préparés par Pierre Iodice, entrent harmonieusement autant dans la partie du jeu que dans la partition, en partenaires égaux des acteurs chanteurs.
Il suffit de quelques mesures pour que Jennifer Michel nous abreuve de la source fraîche de son timbre, en Giannetta qui ne s’en laisse pas compter. En Dulcamara, Paolo Bordogna, sans avoir forcément la noirceur, est la basse bouffe parfaite, déployant une éblouissante agilité de camelot dans son air de propagande, premier nom de la pub, étourdissant de verbe et de verve, doublé d’un acteur de premier ordre, comme tiré d’une comédie italienne, de la Commedia dell’ Arte, endossant avec naturel le costume d’un Paillasse mâtiné d’Arlequin par sa dextérité sidérante auquel un acteur, Alessandro Mor donne une muette réplique de compère et complice. Entrée en fanfare du fanfaron effronté, le fringant Belcore et sa forfanterie : si on ne l’avait vu dans d’autres rôles, on croirait qu’il est taillé pour le baryton Armando Noguera qui se taille un succès en endossant avec panache (de coq cocorico) l’uniforme du versicolore et matamore sergent, roulant des mécaniques et les r des roulades et roucoulades frissonnantes de fièvre et d’amour, à l’adresse d’Adina et de toutes les femmes, joli cœur à aimer toute la terre comme un Don Juan à l’échelle villageoise : irrésistible, se riant des vocalises en nous faisant rire.

 

 

 

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Adina, mutine, primesautière, dansante et virevoltante, c’est Inva Mula, qui, capable de rôles bien plus lourds, démontre sa technique, sa maîtrise merveilleuse du bel canto, le chant orné, dans sa plus périlleuse et voluptueuse expression : sur une échelle, à bicyclette, sur le toit tanguant de l’auto, elle chante, vocalise de façon tout aussi acrobatique, avec un naturel confondant. Sa voix est si ronde, si mielleuse, si douce, qu’on a du mal à croire à la cruauté envers Nemorino du rôle, à moins que la rudesse de ses paroles ne le soit davantage par la douceur innocente de la voix. Nemorino, c’est une révélation : le jeune ténor, Paolo Fanale, campe avec vraisemblance un paysan rustaud, pataud, costaud, touchant par sa faiblesse amoureuse dans la force de ce corps, sa naïveté qui le fait la dupe rêvée de Dulcamara, obsédé et dépassé par cette femme d’un autre rang, voix large et pleine, au solide médium bronzé dont on se demande même comment il abordera la légèreté poignante de son fameux air. Et c’est un miracle de finesse, de douceur déchirée et d’espoir qu’il met dans « Una furtiva lagrima », qui manque de nous en arracher, par ces sons en demi-teinte, pastel, ce passage de la voix de poitrine à la voix mixte, jouant, sans jeu, mais avec une émouvante vérité, avec le fausset. Par ce seul air, la bouffonnerie ambiante verse dans l’humanité : sous le rire, il y avait les larmes d’une âme blessée. La salle, mais aussi ses partenaires, bouleversés, lui rendent un juste hommage.

 

 

 

L’Elisir d’amore de Gaetano Donizetti (1832), à l’Opéra de Marseille,
les 23, 27, 31 décembre 2014, 2, 4 janvier 2015.
Livret de Felice Romani, d’après Le Philtre (1831) d’Eugène Scribe, musique de Daniel-François-Esprit Auber.

Chœur et Orchestre de l’Opéra de Marseille.
Direction musicale de Roberto Rizzi Brignoli ;
Mise en scène d’Arnaud Bernard réalisée par Stefano Trespidi ; décors et costumes de William Orlandi ; lumières de Patrick Méeüs.
Distribution :
Adina : Inva Mula ; Giannetta : Jennifer Michel ; Nemorino : Paolo Fanale ; Belcore : Armando Noguera ; Dulcamara : Paolo Bordogna ;
Assistant Dulcamara : Alessandro Mor.

Illustrations : © Christian Dresse

 

 

Colomba de Jean-Claude Petit et Benito Pelegrín

colomba tedorovitch opera marseilleFrance 3. Mardi 9 décembre 2014, 1h50. Jean-Claude Petit: Colomba. Livret de Benito Pelegrín, d’après Mérimée. D’un texte clair mais d’un récit touffu en prose, faire une épure tragique en vers, patine ancienne pour une musique résolument moderne : en accentuer ainsi la distance et la théâtralité. Élaguer descriptions pittoresques du récit romantique, fouillis de foule, portraits statiques de personnages freinant le discours, pour donner cours à la course des actes de personnes de chair, à la dynamique de l’action, aux événements qui courent à l’avènement : le dénouement sanglant tramé par Colomba della Rebbia pour contraindre son légaliste frère Ors’Anton, de retour en Corse, à la vendetta, à venger la mort de leur père assassiné par le clan Barricini selon elle, mais innocenté par une enquête menée par le Préfet qu’elle estime complice politique.

Cela se passe, après la fin de l’Empire, sous la Restauration de Louis XVIII. Pour simplifier et justifier la haine ancestrale entre le clan della Rebbia et le clan Barricini, aux motifs confus et complexes, j’ai utilisé le contexte historique, transformant les Barriccini en légitimistes monarchistes, passés au nouveau régime de la Restauration, et les della Rebbia, militaires napoléoniens, en bonapartistes vaincus mais convaincus. Pour corser la situation politique par quelques clins d’œil contemporains, dans l’affrontement public de l’acte II entre Colomba et Barricini, Maire de Pietranera, je mets en bouche de la femme l’allusion à une campagne électorale pour la mairie, sans doute disputée par les deux parties.

Personnages amplifiés ou inventés
De Colomba, la blonde petite sœur terrible d’Orso, je fais une sombre matriarche méditerranéenne terrifiante, soumise à la loi patriarcale du mâle, mais véritable chef de clan, presque de mafia, frayant avec des bandits. Je prête à Orso, au lieu de l’Italie, des études en France, il en revient après Waterloo, avec les idéaux des Lumières, déchiré entre vengeance et justice, entre deux cultures : immigré en deux patries. De Lydia, la petite Miss snob, timorée et pudique de Mérimée, je fais une Lady dans le maquis, digne fille insulaire de l’Irlande irrédente et sœur de cœur de la Corse Colomba. D’un personnage très limité, j’ai voulu faire une personne complexe : de la légèreté mondaine du début, elle évolue puis plonge dans le drame ; d’étrangère, comme par capillarité, je lui fais éprouver une sorte d’acclimatation corse par sympathie insulaire : son empathie envers Colomba est presque immédiate dès qu’elle l’entend improviser une ballata, et lorsqu’elle en reçoit en cadeau de bienvenue un poignard, une vendetta, dont elle voudra même user. Son imprégnation corse passionnelle justifie à la fin, dans mon livret, son mariage avec Orso, militaire désargenté, en demi-solde, hériter d’une famille ruinée, invraisemblable dans la nouvelle car elle est riche et habite le quartier le plus huppé de Londres. Je lui prête de la sympathie pour Napoléon par anti-conformisme.
J’ai inventé le personnage de la suivante de Lydia, Miss Victoria, pour permettre, en quelques répliques, de cerner la jeune fille. Quant à son père, le digne Colonel Nevil de la nouvelle, bien qu’ayant affronté Napoléon —qu’il respecte— à Waterloo, j’en ai fait un personnage fantasque, papa gâteau sinon gentiment gâteux, sa fantaisie éclairant, au début et à la fin, le drame.
Du Préfet neutre et convenu du récit de Mérimée, je fais un continental lucide, passionné mais découragé par cette Corse aux mœurs indomptables, aspirant à rentrer au pays. Il lui appartient d’exposer aux touristes britanniques (et au public), comme un coryphée, le nœud de l’action.
J’ai éliminé toutes les digressions sur les bandits d’honneur, qui sacrifient à l’exotisme et disperseraient l’attention, pour les résumer en un seul, Giocanto Castriconi, le picaresque et pittoresque « Curé » passé au maquis, nécessaire dramatiquement au témoignage théâtral monté par Colomba dans mon texte, au lieu du fouillis de « paperasse », des dates du bail du moulin et de ses complexes démonstrations dans la nouvelle, qui lui prennent une nuit pour les mettre en ordre afin de les exhiber pour confondre Barricini. Éliminant des personnages superfétatoires, je préfère nourrir le personnage de Savéria, la vieille servante, qui devient le témoin illettré et impuissant de la découverte du carnet accusateur de l’assassiné qui, de son sang, aurait eu le temps d’écrire le nom de l’assassin, clin d’œil tragique au fameux : « Omar m’a tuer ».

Protagonistes essentiels

Le chœur
C’est, comme dans la tragédie grecque, le témoin actif de l’action, divisé contradictoirement parfois en hommes et femmes, et naturellement en clans. Logiquement, il n’apparaît que dès l’arrivée en Corse. À certain moment, en coulisses, il sera l’expression de l’intériorité de Colomba ou d’Ors Anton.

Le vocero
En Corse, comme dans la Méditerranée profonde et antique, le deuil était un rituel mené par les femmes, avec, on le sait, des pleureuses. La Corse avait une tradition, toujours féminine, d’improvisation poétique sur le corps du mort. Si la mort était naturelle, c’était une déploration, un éloge funèbre du défunt. Les Corses appelaient un peu indifféremment cela une ballata ou un vocero. Personnellement, par intérêt théâtral et pour marquer une progression dramatique, j’ai fait un distinguo entre la première appellation et la seconde, réservant ballata, avec sa dénotation de ballade, pour le poème pour la mort naturelle, et préférant vocero pour la mort violente, le vocero étant alors le cri féminin d’appel à la vendetta de sang, devoir impérieux du chef du clan.
L’improvisatrice de la ballata ou du vocero était appelée vocifératrice. Colomba est ainsi une vocifératrice réputée, très sollicitée pour les veillées funèbres afin de faire l’éloge des morts. On la verra et entendra de la sorte, à sa première apparition, improviser d’abord une poétique ballata sur une colombe, proche du vocero par l’esprit et l’intention, mais au sens quelque peu voilé par la métaphore. Malgré la réticence de son frère qui redoute sans doute le débordement de la ballata consolatrice en vocero vengeur, elle l’improvise, la chante à leur première rencontre pour complaire au caprice de Miss Lydia, avide de pittoresque. Au cours d’une veillée funèbre d’un voisin, elle improvisera encore une apaisante ballata qui dérape en vocero meurtrier hystérique, quand survient le clan ennemi pour rendre ses respects au mort.

 

 

 

LE VOCERO, CHARPENTE DU DRAME

 

Le texte de Mérimée porte en épigraphe deux vers corses du Vocero du Niolo, prêtés par tradition à la Colomba historique. Leur adjoignant deux autres j’en ai fait la charpente dramatique de mon drame. En effet, avant le lever du rideau, dans le noir, venue d’on ne sait où, comme brutale et brève ouverture, ou justement comme l’épigraphe de l’opéra, par une voix féminine anonyme éclate une strophe de quatre vers, en corse, dans une langue incompréhensible pour la majorité du public, donc, comme un oracle obscur :

Povera,orfana, zitella
Senza cugini carnali!
Ma per far a to vendetta,
Sta siguri, vasta anche ella.

Puis la lumière se fait donc, au Prologue, sur le navire qui amène en Corse Miss Lydia, jeune miss snob et blasée, qui espère en Corse des sensations plus fortes que celles de la trop classique Italie, sa suivante, et le colonel Nevil de l’armée anglaise, ne rêvant que de pêche et de chasse. Pour l’heure, Orso est absent. L’atmosphère légère entre Lydia, sa suivante et son père, ambiance d’opérette, est soudain glacée par la voix d’un marin qui tombe, symboliquement, de la hune. On y réentend le vocero en corse, avec de légères variantes, puis en français, suivi d’une glose avec une allusion à un père assassiné et un devoir de vengeance non assumé :

Pauvre orpheline, seulette,
Sans aucun cousin germain ;
Mais pour faire ma vendette
Il suffira de ma main !

Malheur, malheur, honte et colère
Car le fils dégénère
S’il survit sans venger le sang versé du père.

Troisième occurrence dans le Prologue sur le navire, le vocero se fera encore entendre, perturbant le duo d’amour entre Lydia et Orso, qui ne se sent pas concerné. Lydia, alarmée, arrachée à sa nature primesautière, en aura sans doute demandé des éclaircissements au matelot descendu sur le pont qu’elle a suivi en coulisses, avec Miss Victoria : désormais, cela détermine aussi sa conduite, elle en connaît, comme nous, probablement le rapport avec Orso qui, lui, héros isolé, l’ignore toujours. Épure tragique : mon vocero, appel à la vendetta, le fatum, plane et pèse, depuis le début sur Orso, Œdipe aveugle et sourd.
Ainsi, donnée fondamentale, les ondes centrifuges de ce vocero, au texte que je fais de plus en plus long selon la progression de l’action, vont induire attitudes et conduites du cercle proche ou élargi d’amis, parentèle, clan, autour du héros qui en est le centre de gravité inconscient : dans un mouvement centripète inverse, il le cernera progressivement de son déterminisme fatal, jusqu’à ce qu’on le voie plus tard encerclé, toujours inconsciemment, le chantonnant lui-même sans s’en rendre immédiatement compte : le chant de mort, célèbre partout, s’est insinué en lui avant que Colomba lui apprenne qu’elle en est l’auteur. (Acte III, sc. 3)
Symbolique septième et ultime occurrence explicite, avec toute la charge fatale que l’on prête traditionnellement au chiffre sept, dans l’Épilogue à Pise, que je situe aussi symboliquement au Camposanto, le fameux cimetière gothique, après qu’Orso aura fini par tuer en légitime défense les deux fils Barricini, Colomba, qui a abandonné enfin ses habits de deuil pour accompagner avec le Colonel Nevil Lydia et Orso en voyage de noces, découvre l’avocat Barricini prostré. Elle le chantera pour la première fois, faisant du vocero anonyme du début une berceuse de mort personnifiée en le lui susurrant et le faisant murmurer, par contagion, au vieux père douloureux, qui en meurt. On aura alors entendu le thème du fatum pour la dernière fois, la fatale septième occurrence dissipée enfin par le chant d’amour de Lydia et Orso.
Le corse, incompréhensible d’abord comme les oracles obscurs, sera devenu la langue du fatum.
Le vocero vengeur aura donc atteint et pratiquement gagné tous les héros, même l’étrangère et apparemment frivole Lydia de façon insidieuse, séduite par Colomba, par sa ballade dont elle tente de transcrire et de chantonner la mélodie et je lui prête cette réflexion :

« Au fond, c’est tout un art de savoir se venger… »

Effectivement, on la verra prête à venger Orso qu’elle croit assassiné avec la vendetta, le poignard, cadeau empoisonné de haine, que lui avait offert Colomba :

LYDIA
Colomba, Orso, on l’a tué ?
Celui qui l’a tué, je veux l’assassiner !
J’ai sur moi la vendette !

COLOMBA (riant)
Mazette !
Signorina Nevil,
Quelle amorce !
Voilà que notre Miss se prend pour une Corse ! (IV, 3)

 

 

 

LA THÉÂTRALISATION MUSICALE DU VOCERO

 

colomba jean claude petit opera benito pelegrinAutant qu’une traduction, la musique est la sublimation des paroles : les mots visent en gros l’intellect mais les notes touchent le profond de l’affect et si le discours disserte, l’orchestre court, concerte, annonce, dénonce, voile, dévoile les personnages, rappelle ou anticipe l’action. L’ouverture, c’est le vocero a cappella, deux tierces mineures descendantes. Ce vocero initial est constitué, sur l’apostrophe de trois mots de trois syllabes au rythme ternaire (« Povera orfana, zitella »), de trois incises de deux tierces mineures descendantes, précédées de l’ornement d’une appoggiature, mi-do-do/ appogiature /fa-ré-ré (montée d’un demi-ton) sur « Povera, orfana. Musicalement, ce bref motif des mesures 1 et 2 de l’ouvrage est devenu le thème fatal de Colomba qui l’annonce, la préfigure, comme une menace avant même qu’elle n’ait paru sur scène. Cet intervalle de tierce est la cellule qui donne la structure musicale, la trame de tout l’ouvrage, sa couleur funèbre. Il se fait entendre à chaque acte, soit en claires citations directes chantées du vocero, développé de sept à quatorze mesures, soit imprégnant insidieusement, de façon subtile, la vocalité de presque tous les personnages, qu’ils en aient conscience ou non, sensible du tout début à la toute fin, puisque c’est le chant de mort ultime, asséné avec une douceur cruelle par Colomba et chantonné par Barricini père hébété, qui le tue au cimetière de Pise où se conclut le drame. L’orchestre fait planer cet appel à la vendetta, à la mort, à l’ouverture de l’acte II, à celle de l’acte III, comme l’obsession de l’intraitable Colomba remâchant sa haine, parfois dans un orchestre aux cordes violentes, en fiévreuses doubles croches pressées, puis dans la mélopée angoissante du solo au cor anglais, passant du do mineur au fa mineur.
Sans être atonale, on peut considérer que la musique de Jean-Claude Petit est sérielle, constituée par cette série de deux tierces mineures du vocero, cet intervalle de la fatalité imposée par Colomba, que l’on va trouver glosées, tissées, traitées dans toutes les possibilités de la musique : montantes, descendantes, en valeurs courtes, longues, en fugue orchestrale obsessionnelle, en canon instrumental : l’intensité de la musique est la théâtralisation extrême de ce vocero fatal.

(Note d’intention écrite par Benito Pelegrín, l’auteur du livret de Colomba)

 

 

 

France 3, mardi 9 décembre 2014, 1h50. COLOMBA, création à l’Opéra de Marseille.

A l’affiche, les 8 mars 2014, 11 mars 2014, 13 mars, 16 mars 2014 Opéra en un prologue, quatre actes et un épilogue
Musique de Jean-Claude Petit,
Livret de Benito Pelegrín d’après la nouvelle de Prosper Mérimée

CRÉATION MONDIALE
Commande de la Ville de Marseille

Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille
Direction musicale : Claire Gibault
Mise en scène : Charles Roubaud
Décors : Emmanuelle Favre
Costumes : Katia Duflot
Vidéos : Julien Ribes
Lumières : Marc Delamézière
Distribution :
Colomba : Marie-Ange Todorovitch ; Lydia : Pauline Courtin ; Miss Victoria / Une Voix : Lucie Roche ; Savéria : Cécile Galois ;
Orso : Jean-Noël Briend ; le Colonel Nevil : Jean-Philippe Lafont ; le Préfet : Francis Dudziak ; Barricini Père : Jacques Lemaire ; Orlanduccio Barricini/ Un Matelot : Bruno Comparetti ; Vincentello Barricini : Mikhael Piccone ; Giocanto Castriconi : Cyril Rovery

Le reportage vidéo de Colomba (mars 2014. Livret de Benito Pelegrín) :

http://pluzz.francetv.fr/videos/colomba_naissance_d_un_opera_,113257117.html

Compte-rendu , opéra. Marseille. Opéra, le 8 novembre 2014. Rossini : Moïse et Pharaon. Annick Massis… Paolo Arrivabeni, direction.

L’Opéra de Marseille nous a habitués à la découverte ou redécouverte, sous forme de concert, d’œuvres rares ou inédites, injustement oubliées, jalon intéressant dans l’histoire de la musique ou simplement dans la carrière d’un grand compositeur de la sorte éclairée d’un maillon négligé de sa production. Ainsi ce Moïse et Pharaon de 1827, enfin créé ici.

 

rossini marseille moise annick massisL’Œuvre   : brûlante actualité. Tiré du fameux Livre de l’Exode de la Bible, fondamental, car le héros central, Moïse, est le premier prophète et le fondateur de la religion dite mosaïque ou juive. On sait que, né en Égypte, sauvé des eaux du Nil dans son berceau, il arrachera son peuple dit-on (mais Égyptien de naissance, son peuple est-il celui du sol ou du sang ?) à la captivité égyptienne et lui donnera, en route vers la Terre Promise, les Tables de la Loi, les Dix Commandements. Le sujet a été traité par tous les arts, même le cinéma, avec ses divers épisodes au romanesque impressionnant, les Dix plaies d’Égypte et, surtout, les Hébreux menés par Moïse passant à pied sec la Mer Rouge où les poursuivants Égyptiens seront engloutis par les flots. Bref, un Proche-Orient déjà en conflit entre mêmes peuples sémites, affrontement d’un Dieu contre les dieux, également présent dans Nabucco, avec aussi déportation, esclavage des Juifs, menaces d’extermination et solution, sinon finale, in extremis, suivie de l’exode salvateur des Hébreux libérés.

1824 : l’italianissime Rossini s’exporte à Paris. Mais qu’importe ? Il y importe et apporte son italianitá, son savoir faire, et faire vite —et bien— et va vite le faire savoir très bien. Dans une logique culturelle nationaliste, on lui confie la direction du Théâtre des Italiens où il sert le répertoire adéquat, et le sien. Mais il vise la chasse gardée, héritage de l’Ancien régime récemment restauré après la tourmente révolutionnaire et l’épopée napoléonienne, l’Académie Royale de Musique, temple national des productions françaises passées et compassées, d’un art du chant français vainement décrié par Rousseau au siècle précédent qui le trouvait, dirai-je pour résumer ses longues diatribes, pompeux, pompier, pompant.

Rossini, avec prestesse et élégance, y fera une éclatante démonstration de son sens de l’adaptation au génie du lieu sans rien perdre du sien avec la création, en 1827, de Moïse et Pharaon, reprise francisées, nationalisée française, de son Mosè in Egitto créé au San Carlo de Naples en mars 1818, où il faisait la part belle à la virtuosité de sa femme, la cantatrice espagnole Isabel Colbrán. Un habile librettiste, Etienne de Jouy
, adapte en français le livret original de Luigi Balocchi. On y remarque la plaisante transformation des noms de l’original italien avec des désinences fleurant, en plein romantisme, le néo-classicisme du siècle précédent : Anaïde, Sinaide, Aufide, Osiride, qui ne déparerait pas quelque tragédie d’un épigone tardif de Racine, de Voltaire.

Pour ce qui est de la musique, tout en conservant sa patte originelle, l’espiègle signature de ses flûtes et piccolo, et la pâte italienne d’une orchestration transparente, Rossini nourrit davantage son orchestre et gonfle ses chœurs qui deviennent, très loin de l’opéra italien et des siens en particulier, de véritables protagonistes antagonistes de l’action, Hébreux contre Égyptiens. Enfin, il se moule avec aisance dans un type de déclamation française un peu solennelle, du moins dans les récitatifs, tous obligés, accompagnés par l’orchestre, qui donne un tissu musical continu non haché par le recitativo secco au clavecin. Il concède une noblesse de ton remarquable aux personnages primordiaux, notamment Moïse et Pharaon, au discours à la virtuosité assagie ; mais, bon chant pour tous, il réserve le bel canto au sommet, vertigineux par la tessiture élargie et les sauts, par une ornementation acrobatique extrême, à l’improbable couple inter-ethnique de jeunes premiers amoureux : Anaïde, Juive, et Aménophis, Égyptien, parallèle et chiasme que l’on retrouvera plus tard dans celui de Fenena et Ismael du babylonien Nabucco de Verdi, et, dans les deux opéras, une sublime prière des Hébreux qui conduiront les deux compositeurs à leur dernière demeure., Anaïde Juive, et Aménophis, Égyptien, parallèle et chiasme que l’on retrouvera plus tard dans celui de Fenena et Ismael du babylonien Nabucco de Verdi, et, dans les deux opéras, une sublime prière des Hébreux qui conduiront les deux compositeurs à leur dernière demeure. C’est dire si Rossini, l’air de rien, ouvre des portes, tant du grand opéra à la française que de l’italien.

L’ouverture n’est plus simplement un morceau simplement destiné à meubler le temps d’ouverture du théâtre et d’installation du public et, pour cela souvent interchangeable : elle crée une atmosphère, laisse présager, sinon la houle, les vagues du passage de la Mer Rouge, qui devait être le clou spectaculaire du mythe juif. Les divers épisodes des Dix plaies d’Égypte donnent aussi lieu à des passages d’une musique figurale expressive.

Interprétation. Libérée des contingences représentatives, bien complexes à mettre en scène, forcément oblitérées par trop d’images grandioses de cinéma, la version scénique a le mérite de concentrer l’attention sur la musique et le chant, ce qui laisse forcément les interprètes impitoyablement à nu.

À la direction musicale, Paolo Arrivabeni, est l’élégance en personne : avec une économie gestuelle remarquable, il tire de l’Orchestre de l’Opéra de Marseille au mieux les meilleurs des effets sans effectisme, étageant clairement les plans, caressant les cordes lumineuses, dorant doucement les cuivres, si rares chez Rossini, sans renflement ni ronflement, faisant surgir les couleurs de certains pupitres, flûtes, clarinette, hautbois dans une clarté générale qui montre combien Rossini a assimilé les leçons viennoises classiques de Mozart et Haydn. Attentif en bon chef de chant également, sans jamais les mettre en danger, il guide souplement les chanteurs dans les périlleuses ascensions et descentes ornées de ce bel canto qui est aussi l’élégance suprême de la voix, où les plus redoutables obstacles vocaux deviennent une voluptueuse victoire du souffle et d’une technique travestie, investie par la grâce, ravissant d’effroi le spectateur de la difficulté vaincue avec aisance, apparemment sans effort : la politesse du beau chant. Et de ce vaste chœur, admirablement préparé par Pierre Iocide, Arrivabeni tire les effets musicaux et émotionnel d’un vrai personnage, vaste horizon sonore, belle fresque ou frise de laquelle se détachent, sans solution de continuité dans le flot musical, les solistes.

N’était-ce l’intrigue amoureuse obligatoire pour le temps mais superfétatoire, cet opéra est en fait un magnifique oratorio qui nous dévoile encore une facette du facétieux (en apparence) cher Rossini aux visages finalement très divers.

Quant à la distribution, des petits (par la durée) aux grands rôles, c’est un bonheur que n’avoir qu’un même hommage à rendre à leur qualité et cohésion. En quelques phrases, le jeune ténor Rémy Mathieu laisse en nous le désir de l’entendre plus longuement ; connu et entendu déjà souvent depuis ses débuts, Julien Dran fait plus que confirmer des promesses : il se tire de la partie d’Eliézer, hérissée de difficultés, avec une vaillance pleine de maestria et il montre et démontre qu’il est prêt pour le saut de grands rôles autres que de ténor di grazia où on l’a vu exceller. Philippe Talbot, ténor d’une autre teneur, dans l’ingrat personnage d’Aménophis, peut-être le seul héros de quelque dimension psychique bien que trop symétriquement contrasté par des affects contraires, déchiré, entre haine et amour, pardon et vengeance, déploie une voix franche, brutale parfois, dont la rudesse acérée à certains moments de cette partition follement virtuose qu’il affronte héroïquement, sert l’expressivité émotionnelle et fiévreuse du personnage et rend crédible son tourment, se pliant en douceur aux duos avec la femme aimée. Familier de notre scène, dans un rôle trop bref pour le plaisir que l’on a toujours à l’entendre, Nicolas Courjal, basse, affirme l’étoffe rare du velours sombre et profond de sa voix. Quant au baryton québécois, Jean-François Lapointe, chez lui à Marseille, que dire qu’on n’ait déjà dit de ce grand artiste ? Beauté de la voix, égale sur toute la tessiture ici très longue, élégance du phrasé, aisance dans un emploi apparemment inhabituel par des traits bel cantistes, brillant de l’aigu, il est souverain par la noblesse et justesse de l’expression convenant au personnage d’un Pharaon traversé par le doute. Aucun de ces chanteurs, dans leur juste place, n’est écrasé par la présence imposante de Ildar Abdrazakov en Moïse, voix immense mais humaine, puissante et parfois confidentielle, large, d’une égalité de volume et de couleur dans toute la tessiture, en rien affligée du vibrato souvent excessif des basses slaves : vrai voix de prophète, d’airain, propre à graver dans le roc les Tables de la Loi.

Et que dire des dames ? En peu de répliques, Lucie Roche, réactive à la musique et aux propos de ses partenaires, immergée dans toute la partition et non seulement sa partie, impose le velouté de sa voix de mezzo, sa belle ligne de chant et l’on goûte pleinement cette douceur de mère symétrique de l’autre mère amère et douce du futur Pharaon, Sonia Ganassi, mezzo moins sombre, cuivré, chaud, défiant tous les pièges d’un rôle qui, pour être relativement bref, relève de la plus haute volée du bal canto le plus acrobatique. En Anaïde, stéréotype féminin hésitant entre l’amour humain et divin, la soprano Annick Massis se joue avec une grâce angélique de sa diabolique partition, hérissée de sauts terribles du grave à l’aigu, avec des intervalles de gammes véloces vertigineuses, brodés de trilles, dentelés de toutes les fioritures expressives du bel canto ; sur un soupir, la caresse d’un souffle, elle fait rayonner des aigus impondérables aux harmoniques délicatement scintillantes, une infinie palette de nuances iridescentes : mille rossignols, mille musiques dans une seule voix. Un triomphe amplement mérité.

Rossini : Moïse et Pharaon, 1827

Opéra en quatre actes livret de Luigi Balocchi et Etienne de Jouy

Musique  Gioacchino Rossini

Version de concert

Marseille, Opéra. Le 8 novembre 2014

A l’affiche, les 8, 11, 14, 16 novembre 2014.

Moïse et Pharaon de Giocchino Rossini

Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille,

Direction musicale :  Paolo Arrivabeni
 ; Chef du chœur Pierre Iodice

Distribution : Anaïde : Annick Massis ; Sinaïde : Sonia  Ganassi ; 
 Marie : Lucie Roche ;    Moïse : Ildar Abdrazakov ; Pharaon : Jean-François Lapointe ; Aménophis : Philippe Talbot : Eliézer   Julien Dran ; 
 Osiride / une voix mystérieuse : Nicolas Courjal ; 
 Aufide : Rémy Mathieu
.


 Photos : Christian Dresse : A. Massis et L. Roche…

Compte rendu, concert. Marseille concerts, le 13 septembre 2014. Colorido sueño.

tom jobim jobimCompte rendu, concert. Marseille concerts, le 13 septembre 2014. Colorido sueño. Musée, musique ont pour racine commune les muses, qui donnent leur nom à la musique et qui avaient leur demeure, selon les Anciens, dans le musée. Étymologie qui se sera vérifiée dans le concert de la cour intimiste du Musée Cantini, où l’onirique exposition Delvaux, toute bleutée de nuit, recevait, sous le bleu nocturne d’un ciel étoilé, l’écho rêveur de ce Colorido sueño, rêverie colorée où deux belles muses et un musicien (violoncelliste, chanteuse et pianiste) nous ont promenés sur les rives du rêve des rivages des Amériques et d’Espagne.

Sous la présidence de Robert Fouchet, Marseille-concerts frappait brillamment de la sorte les trois coups de la saison musicale à Marseille avec ce concert mêlant classique et musiques du monde par trois jeunes interprètes marseillais, fine fleur du Conservatoire de Région, Lucile Pessay, cantatrice, Anne Gambini, violoncelliste et Nicolas Mazmanian, pianiste et compositeur.

Première partie par les deux instrumentistes dévolue à António Carlos Jobim, plus connu sous le nom de Tom Jobim (1927-1994), illustre compositeur, chanteur, parolier brésilien au succès mondial, qui eut le génie d’assimiler divers horizons de la musique, classique, jazz, folklorique, pour servir et recréer les rythmes et sons du Brésil, respectant leur saveur mais leur donnant une originalité renouvelée de forme et, surtout, de ton. Il fixe ce que sera la « nouvelle manière », la « bossa nova » et ses chansons demeurent d’indiscutables « standards », des classiques universels. S’emparant d’onze de ses titres, nos deux instrumentistes, créant de fins arrangements pour piano et violoncelle en firent une véritable suite classique par la beauté des thèmes échangés habilement entre les cordes du piano et celles, doucement caressées, du violoncelle. On goûta la sensibilité voluptueuse de leur interprétation fidèle.

Les Brésiliens ne sont pas juste cet aimable et épidermique peuple souriant de film de vacances et de vulgaires publicités. Sous l’écorce de la fête pleure toujours la « saudade », la nostalgie, la mélancolie héritée des Portugais et des cultures souffrantes d’être trop longtemps opprimées. Loin de ces clichés carnavalesques faciles du Brésil, évitant la surcharge pittoresque, l’interprétation excessivement coloriste de la couleur locale qui en est souvent la caricature, les deux instrumentistes déployèrent un prisme, un éventail irisé de couleurs, faisant perler doucement, confidentiellement, la profondeur sensible d’une musique où, sous le sourire, se sent, « a cruel saudade que […] chora », ‘la cruelle saudade [qui] pleure’ (Villalobos, Bacchiana brasileira N°5). Sans rien perdre du sens mélodique et rythmique, le violoncelle soupirait, le piano ruisselait de larmes ou de joie, finesse rêveuse des cordes frottées filant le son fondu aux limites du silence, suivi des piani du piano, on dirait sur la pointe des pieds, des doigts (« punteado », ‘pointillé,’ dirait-on en espagnol, accompagnant respectueusement cette délicatesse sans en réveiller brutalement le songe. Un rêve heureux.

Comment répondre à cette musique ? La répandre en la jouant, mais aussi en faisant l’hommage à Jobim d’une —non, en brésilien, d’un— Samba, une réponse, un écho musical, du cœur, choral, rien d’un pastiche, mais une vraie création, très développée, riche harmoniquement. Ce fut l’élégant cadeau de Nicolas Mazmanian, compositeur et interprète de son œuvre, accompagnée, commentée par le violoncelle toujours délicat, dentelé de brume légère d’Anne Gambini, pour clore brillamment cette première partie où la variété était dans l’infime et infinie palette des nuances entre les morceaux.

En seconde partie, Lucile Pessey faisait une douce transition en interprétant la célébrissime chanson des années 60, musique de Jobim, A garota d’Ipanema, sur les paroles de Vinícius de Moraes, qui fait toujours le tour du monde, tendre et sensuelle rêverie sur cette jeune fille dorée attirant les regards admiratifs, qui rappelle par le sujet le classique  « Punto de Habanera » des Cinco canciones negras (1954) de Xavier Montsalvatje (1912-2002), charmant tableau voluptueux de marins contemplant rêveusement la jolie créole qui passe, telle une fleur dans sa crinoline, popularisées par Victoria de los Ãngeles. Créée par cette dernière sous la direction du compositeur Heitor Villalobos (1876-1959), la Bacchiana brasileira N°5, avec un violoncelle ailé en hommage à Bach, longue vocalise avec un da capo bouche fermée enserrant un magnifique et poétique récitatif, une leçon de déclamation lyrique, fut interprétée avec passion par la jeune cantatrice dont le timbre fruité et vibrant, coloré, rendait la saveur et la suavité tropicale et l’élégance classique de cette musique, avec une belle ligne et tenue de souffle. Auparavant, elle avait aussi chanté, hommage encore au Brésil, la célèbre Manhã de carnaval, de Luiz Bonfá, tirée du film Orfeu negro, mélopée mélancolique au violoncelle déchirant ; puis la fameuse chanson du Mexicain Agustín Lara (1897-1970) revivifiée par un film d’Almodóvar, Piensa en mí, dont l’émotion fut équilibrée par l’humoristique Quizás, quizás, quizás du Cubain Osvaldo Farrés (1902-1985), toujours interprétée avec beaucoup de grâce bien que le passage du portugais à l’espagnol fut sensible dans des voyelles pas suffisamment franches et des r simples qui l’étaient trop. Avec autant de bonheur vocal, elle nous promena dans la pampa avec la complainte mélancolique d’un meneur troupeau, El sampedrino, poétique mélodie de l’Argentin Carlos Guastavino (1912-2000).

Des rivages et visages américains, la jeune cantatrice passa à l’Espagne, d’abord néo-romantique d’Enrique Granados (1876-1915), mort prématurément dans le torpillage par les Allemands du navire qui le ramenait de New York où venait de se créer son opéra Goyescas, tiré de sa suite pour piano et des tonadillas, mélodies et piano, du même nom, inspirées par les personnages du peuple élégant de Madrid, les « majos », des tapisseries et premiers tableaux de Goya. Hélas, les textes de Fernando Periquet sont unanimement jugés calamiteux. En sorte, que je vais transcrire personnellement les deux interprétés en espagnol par Lucile avec un charme mutin, que j’avais adaptés pour une cantatrice de l’Opéra de Paris pour un concert retransmis par France-Musique. Même si cela n’a pas d’incidence pour un public français non hispanophone, on ne se résigne pas à cette platitude. La première tonadilla, Tralalá y punteado (‘Tralala et pointillé’) est la plus simple. En voici ma transcription chantable bien sûr :

C’est en vain mon cœur fidèle

Que tu me harcèles

Car je réponds aux querelles

Par ma ritournelle :

Tralalalalalalalalala.
C’est en vain que tu t’entêtes, 

Tralalalala,

À tes questions indiscrètes

Je réponds par ma chansonnette :

Tralalalala.

C’est en vain mon cœur fidèle, etc.

Le texte de la seconde tonadilla, sur un rythme de séguedille, El majo discreto, ‘Le Majo discret’, sur la discrétion d’un amant qui est laid, est malheureusement affligeant. On me permettra de lui offrir un piquant qu’il n’a pas :

On dit que mon cher amant est laid.

Il se peut qu’en effet cela soit bien vrai :

L’amour, faux miroir

Qui empêche de voir,

A dans son carquois

D’autres tours qui vous laissent coi.

Car si mon amant n’est pas un Apollon

Dont la vue cause de la stupéfaction,

Par contre, invisible,

Son charme est sensible

À qui le connaît

Et je le reconnais.

Quel sont donc ses charmes,

Ses charmes secrets ?

De le dire à voix haute, je rougirais.

À qui sait l’entendre laissons deviner

Les armes secrètes d’un homme bien né.

Tel quel il me plaît, plaît, plaît !

Je l’aime bien qu’il soit laid.

Et l’on offrira ces textes à l’humeur primesautière de Lucile qui en chanta  si agréablement la musique.

La jeune cantatrice, tout doucement, était passée du registre de soprano lyrique de la Bacchiana N°5, à une tessiture plus moyenne des chansons et de Granados puis, pour interpréter Manuel de Falla (1876-1946), et ses ‘Six chansons populaires espagnoles’, elle entra dans un registre de mezzo, que lui permet un médium corsé, conservant ainsi la couleur hispanique caractérisée de ce voyage synthétique dans les folklores si divers de la Péninsule ibérique. Elle s’en tira remarquablement, avec, cependant, quelques difficultés pour sa voix aiguë, appogiatures graves élidées dans la Nana et les redoutables mélismes andalous très virtuoses du Polo, venant trop tard en fin d’un beau et long récital courageusement divers. En fin ? Non, puisque la jeune chanteuse, attendue le lendemain pour un Stabat mater de Pergolèse, régala généreusement encore le public d’un long bis, un extrait de West side story de Bernsteien, « I feel pretty », ‘Je me sens jolie’, qu’elle pouvait joliment revendiquer, sourire de la voix, des yeux, de la bouche : de la tête aux pieds.

Marseille. Marseille-concerts,  Musée Cantini, 13 septembre 2014. Colorido sueño. Lucile Pessay, soprano, Anne Gambini, violoncelliste , Nicolas Mazmanian, pianiste.

Tom Jobin, Nicolas Mazmanian,  Agustín Lara, Oswaldo Farrés, Luiz Bonfá , Carlos Guastavino, Heitor Villalobos, Enrique Granados, Manuel de Falla, Leonard Bernstein.

Marseille. Musiques Interdites, les 11 et 13 septembre 2014

marseille-musiques-interdites-2014Marseille. Musiques Interdites, les 11 et 13 septembre 2014. Marseille accueille en septembre 2014, une série de créations événements au festival “Musiques interdites “(9eme édition en 2014). Défendus par l’Ensemble Télémaque,  les programmes auront lieu à la Friche la Belle de Mai, les 11 et 13 septembre soit :

 

 

 

marseille-musiques-interdites-2014Jeudi 11 septembre 2014, 19h
Bibliothèque de l’Alcazar - Cours Belsunce 13001 – Marseille

 

Meyerowitz’s Marseilles Barriers
Film concert - Création
Soirée en deux parties où le film de Philippe Adrien rend compte par les témoignages d’Alain Vidal-Naquet, Christine Vidal-Naquet Guerre, Michèle Kuhn, Gwen Strauss, des séjours de Meyerowitz dans le Sud de la France : incarcération au Camp des Milles, caches à Marseille, départ pour New York. En seconde partie, récital d’Å“uvres lyriques inédites de Meyerowitz, dont le cycle mélodique composé au Camp des Milles et dédié à son ami Pierre Guerre et airs de l’opéra The Barrier.
Avec : Claudia Sorokina, soprano /Frédéric Leroy, baryton / Vladik Polionov, piano
Entrée libre (dans la limite des places disponibles)

 

 

 

 

marseille-musiques-interdites-2014Samedi 13 septembre 2014
2 Spectacles
Friche la Belle de Mai - Grand Plateau  - 41, rue Jobin 13003 - Marseille

 

 

à 20h

 

Qui rapportera ces paroles ?
Schoenberg-Hersant
Oratorio d’après les poèmes d’Albert Giraud, Charlotte Delbo, Friedrich Hölderlin

 

Le livret de cet oratorio inédit voyage, intense et fragile, entre les univers musicaux du présent et du passé. Honni par l’Allemagne nazie, Arnold Schoenberg figure sans conteste tel l’astre autour duquel se satellise la pensée musicale moderne. Philippe Hersant a composé, en hommage à la résistante Charlotte Delbo, une oeuvre vocale sur un poème extrait de la pièce : « Qui rapportera ces paroles ? »

 

Au programme :

 

Arnold Schoenberg : Pierrot lunaire
Brigitte Peyré, soprano
Ensemble Télémaque
Raoul Lay, direction

Philippe Hersant : D’où nul n’est revenu
Création - commande de Musiques Interdites
Nicolas Cavallier, baryton - Ensemble Télémaque - Raoul  Lay, direction

 

 

Philippe Hersant : Lebenslauf
Brigitte Peyré , soprano
Ensemble Télémaque – Direction Raoul Lay
Philippe Adrien-accessoires-installations

 

En collaboration avec l’Ecole des Acteurs de Cannes, L’IICCMode et 10 lycéens – récitants

 

 

 

 

 

 

 

à 22h

 

Friche la Belle de Mail – Grand Plateau - 41, rue Jobin 13003 - Marseille - Parking gratuit (dans la limite des places disponibles)

 

La Ville sans Juifs
Hans Karl Breslauer – Pierre Avia

Film muet de Hans Karl Breslauer (1924) cinémixé live  par Pierre Avia (synthétiseur) ,  à qui l’on doit, entre autres, la musique du film les Invasions barbares. Au départ un best-seller satirique de l’écrivain juif autrichien Hugo Bettauer publié en 1922. L’auteur assassiné en 1925 par un nazi, extrapole les conséquences de l’antisémitisme autrichien virulent en cette période de crise : une solution – expulser tous les juifs !…

 

 

 

Tarifs

 

Qui rapportera ces paroles ? Schoenberg-Hersant = 10€ (hors frais de location)

 

La Ville sans Juifs = 8€

PASS pour les 2 spectacles=  15€

 

 

Renseignements- Réservations

- Friche la Belle de Mai

tel 04 95 04 95 95 du mardi au dimanche de 11h à 19h

Billetterie en ligne : billetterie.lafriche.org –

www.lafriche.org

 

- Espaceculture_Marseille : 04 96 11 04 61`www.espaceculture.net

 

- Festival Musiques Interdites : www.musiques-interdites.eu

musiquesinterdites@free.fr

Compte rendu, opéra. Marseille. Opéra, le 13 mai 2014. Lalo: Le Roi d’Ys. Mula, Uria-Monzon, Laconi… Foster, direction. Pichon, mise en scène.


L’Opéra de Marseille, sous la férule de Maurice Xiberras, mène une judicieuse politique à la fois d’œuvres du répertoire, que le public ancien aime retrouver mais que le public nouveau doit découvrir, une redécouverte d’opéras oubliés à revisiter, avec aussi, on l’a vu une politique de création sans quoi le répertoire lyrique resterait à l’état de muséographie. Avec le Roi d’Ys, d’Édouard Lalo, créé en 1888, longtemps au répertoire mais, aujourd’hui largement disparu des affiches (à Marseille, il y a vingt ans qu’on ne l’a plus joué), le public, sensiblement ancien, était invités des retrouvailles les 10, 13, 15 et 18 mai, dans une production conjointe de l’Opéra-Théâtre de Saint-Étienne et de l’Opéra Royal de Wallonie.

 

 

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L’œuvre
Après bien des vicissitudes et des déceptions depuis 1875, après le refus de l’Opéra de Paris et ses grandes pompes (souvent pompier et pompantes) en cinq actes, Lalo se mit en quatre, mit son opéra en trois et put le faire accepter à l’Opéra comique en 1888. Ce fut un triomphe, non démenti jusqu’à l’orée des années 60 où seuls quelques opéras de province le mirent à l’affiche.
En trois actes et cinq tableaux Le Roi d’Ys d’Édouard Lalo (1823-1892), sur un livret d’Édouard Blau (1836-1906) repose sur la légende bretonne de la mythique ville d’Ys, capitale du royaume de Cornouaille, engloutie vers le VIe siècle de notre ère, au large de Douarnenez, une d’Atlantide du nord en somme. Les tempêtes terribles qui se sont abattues cet hiver sur les côtes atlantiques, qui ont dû exister aussi autrefois, disent assez la possibilité tragique de tel événements grossis par l’imaginaire populaire et sa terreur de tels cataclysmes.
L’action de déroule dans un Moyen-Âge mythifié ou mystifié, poétisé, en tous cas, dans la ville d’Ys située sur les côtes de Bretagne, protégées des fureurs envahissantes de l’océan par une digue. Mais il n’y a pas d’opéra sans histoire d’amour, d’amour contrarié, naturellement. Et contrarié par qui ? On a pu dire en plaisantant qu’un opéra, du moins un opéra romantique, c’est les amours d’une soprano et d’un ténor contrariées par un baryton ou une mezzo soprano jaloux des héros aux voix les plus hautes. Si, aux XVIIe et XVIIIe siècles les voix graves sont celles qui caractérisent les personnages nobles par leur caractère et leur état, dans un opéra du XIXe siècle, les rôles sont typés, aux méchants et vieillards les voix graves, aux héros, les voix aiguës et claires. Ici, cela ne manque pas puisque le roi d’Ys, très secondaire dans l’action, a deux filles, la douce Rozenn, soprano et Margared, voix féminine grave qui se découvrent amoureuses du même ami d’enfance, le preux chevalier Mylio, ténor, passant pour mort dans un naufrage. Mais, afin de sceller l’amitié de deux peuples ennemis, pour des raisons politiques, Margared est promise au prince de Karnac, un baryton : en somme, accord musical des voix graves, mais désaccord du cÅ“ur. Tout s’apprête pour leur mariage. Mais voici que Mylio, sauvé, revient, et avoue son amour, non à Margared, mais à Rozenn. Margared, apprenant le retour de Mylio qu’elle aime, refuse de se marier à Karnac. Et la guerre est relancée entre le Prince Karnac ulcéré et Ys, mais gagnée par Mylio le sauvé sauveur. Voilà liguées les deux voix sombres par le désir de vengeance, Karnac contre la ville d’Ys et Margared qui préfère celui qu’elle aime mort plutôt qu’époux de sa sÅ“ur et offre au prince vaincu le moyen d’inonder la ville en ouvrant le déluge des écluses.

Réalisation et interprétation
inva mulaLa grande difficulté pour monter aujourd’hui cette œuvre tient sans doute au schématisme archétypal des situations et des personnages, qui n’ont sans doute pas résisté à l’avènement de la télé dans les années 50 qui virent son éclipse, qui exige, avec l’habitude des gros plans de cinéma, des sentiments complexes prêtant à l’identification, visibles et lisibles, pratiquement inexistants ici : la bonne, les bons, la méchante, le méchant est le répertoire limité des caractères. Tout sauf des personnes, les personnages ont la linéarité hiératique de figures de vitrail sans épaisseur et n’ont pas plus de consistance que la statue de Saint Corentin descendu de son socle ou sorti de sa châsse. Seule Margared a une évolution relative, passant de l’amour à la haine, dont elle avait elle-même annoncé d’avance la couleur : « L’amour que rien ne lasse [fera place] / À la haine que rien n’éteint. » Ses remords, son sacrifice, lui redonnent une trouble humanité qui manque à son entourage figé soit dans l’auréole ou la gélatine douceâtre de la bonté, soit dans l’armure de la seule haine de Karnac. D’autant que les costumes, dans l’académisme modernisant inauguré dans les années 70 par Ponnelle et Chéreau, à trop vouloir rapprocher dans le temps les personnages, éloigne dans l’invraisemblance historique ce qu’on aurait sans doute mieux accepté dans un nébuleux passé lointain de légende indéfinie.
Il reste que, même gratuitement hors contexte, ces costumes de Frédéric Pineau sont beaux, dernier tiers du XIXe siècle, longs manteaux raglans, mousse brune, chapeaux haut de forme pour les hommes, d’amazone pour les femmes ; les deux sœurs ont des robes vert sombre à tournure, à falbalas dorés, la blonde Rozenn cheveux sagement noués et déchaînés pour la passionnée et brune Margared. Dans ce chromatisme d’ombre mousseuse baigné des lumières humides ou brumeuses de Michel Theuil, l’apparition soudaine des soldats du soudard Karnac, en uniforme de légionnaires romains rouge vermillon, étonne et détonne comme une inclusion humoristique de bande dessinée dans un sombre drame moyenâgeux qui a oublié la mode troubadour, médiévale, du temps.
Les décors d’Alexandre Heyraud, avec deux falaises grises de granit latérales, barrées horizontalement d’un fond d’écluse, et une verticale façade ogivale, église et palais, descendant des cintres, est simple mais efficace et, à défaut de traitement psychologique de personnages vides, cela permet au metteur en scène Jean-Louis Pichon une superbe mise en images, de très beaux effet de la masse onduleuse de ces manteaux dans la brume sur ces dalles inégales du sol, et le tableau saisissant de la victoire émergeant de la fumée ou du brouillard avec, sur la grisaille, les trois drapeaux rouge vif arrachés à l’ennemi (mais l’on ne pense pas à la Commune malgré ces costumes contemporains…).
Lalo, cherchant l’inspiration dans des légendes celtiques, voulait rivaliser avec, celles, nordiques et germaniques, de Wagner. Mais, cependant, Wagner peint des dieux humains, trop humains comme dirait Nietzsche et Lalo offre des humains déshumanisés par le simplisme des sentiments.
Fort heureusement, cette humanité absente des personnages, nous la retrouvons dans la beauté sensible des voix des chanteurs, d’un plateau d’uniformément belle qualité. De Marc Scoffoni en Jahel au Saint Corentin de Patrick Delcour, en passant par les chœurs, tout le monde est à louer. Philippe Rouillon prête sa grande et sonore voix de baryton, sa stature, à Karnak. Il suffit à Nicolas Courjal, basse, de quelques phrases, nuancées, comme venues des profondeurs de l’humain, pour mériter le titre de l’opéra que lui dénie cependant l’action où il est presque inexistant, même au mariage de sa fille. On goûte le charme élégiaque de Florent Laconi, son art des demi-teintes en voix de tête du ténor français de cette tradition après l’avoir vu camper un chevalier vaillant, héroïque, aux aigus puissants puis plein de délicatesse dans la fameuse aubade à la fiancée, tel non un troubadour du sud, mais un trouvère du nord chantant tendrement l’amour à sa dame. Et quelle dame ! ici Inva Mula, toute délicate et fragile, beauté de chant nuancé pour donner vie à la trop simple image de Rozenn, rondeur et douceur de miel opposée à l’amertume anguleuse des sombres déchirements de la Margared de Béatrice Uria-Monzon, sautant du grave à l’aigu dans un déchaînement passionnel de fauve blessé qu’elle traduit avec son tempérament de tragédienne, dans la seule vraie grande scène dramatique de l’ouvrage qu’elle porte sur ses épaules, et qui mériterait le nom de Margared et non de Roi d’Ys.
Les scènes d’amour tendre ou celles inspirées du folklore breton, pèchent sans doute d’un texte kitsch dans le goût du temps et certainement des spectateurs de cet Opéra comique qui avait été suffoqué par les audaces de Carmen.
Inégal, l’ouvrage possède cependant des pages musicales remarquables, dont la longue ouverture, vrai poème symphonique qui cite Tannhäuser, explicite clin d’œil et défi, mais ne démérite en rien du maître de Bayreuth, la scène au motif obsédant de houle de Margared, la gentille mais un peu mièvre aubade, et le tableau impressionnant du déchaînement des flots, d’un cataclysmique effet déjà de cinéma. À la tête de l’Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille au mieux, Lawrence Foster dirige, déroule et déplie magistralement et minutieusement cette partition aux superbes couleurs, où l’on sent déjà le colorisme orchestral de compositeurs postérieurs, tel Dukas et même, en plus délicat, Ravel.

Opéra de Marseille, les 10, 13, 15 et 18 mai. Lalo : Le Roi d’Ys. Production Opéra de Saint-Étienne / Opéra Royal de Wallonie, Le Roi d’Ys d’Édouard Lalo. Orchestre et ChÅ“ur de l’Opéra de Marseille. Direction musicale : Lawrence Foster. Mise en scène : Jean-Louis Pichon. Décors : Alexandre Heyraud. Costumes : Frédéric Pineau. Lumières : Michel Theuil. Distribution : Rozenn : Inva Mula ; Margared : Béatrice Uria-Monzon ; Mylio : Florian Laconi ; Karnak : Philippe Rouillon ; Le Roi : Nicolas Courjal ; Saint Corentin : Patrick Delcour; Jahel : Marc Scoffoni.

Photos : © Christian Dresse

 

Compte rendu, opéra. Marseille. Opéra, le 31 janvier 2014. Donizetti : Lucia di Lammermoor. Alain Guingal, direction. Frédéric Bélier-García, mise en scène.

A la Folie… À l’occasion de cette reprise de la production d’avril 2007 de l’Opéra de Marseille, je reprends ici, en complément culturel, contextuel, à la suite de la critique sur le spectacle, mes notes sur « La folie dans l’opéra»  dans l’émission ancienne de France-Culture, Les Chemins de la musique de Gérard Gromer, en partie utilisées pour mon émission de  Radio Dialogue, « Le blog-note de Benito », les lundis 12h45 et 18h45, le samedi, 19 heures (Marseille : 89.9 FM ; Aix-Étang de Berre : 101.9).

 Hommes et femmes en folie
lucia_marseille_garcia_opera_donizetti    Je rappelle simplement que, dans l’opéra, la folie semble d’abord masculine : l’Orlando furioso de l’Arioste, mis en musique par Lully, Hændel, Vivaldi, Haydn, et des dizaines d’autres compositeurs, est aussi le modèle de l’héroïsme déchu. Xerxès, Serse, de Cavalli ou Hændel, et de tant d’autres sur le livret de Métastase, est un général et roi des Perses fou qui chante son amour à un platane dans le célèbre « Largo ». Mais il faut attendre la fin du XVIIIe siècle et Mesmer, le célèbre magnétiseur, puis Ségur au début du XIXe, pour attirer l’attention sur le somnambulisme féminin, référé à la folie et provoqué par la musique, l’harmonica en l’occurrence. (Voir plus bas).
La folie féminine est donc un thème à la mode lorsque Walter Scott publie en 1819 son roman, The bride of Lammermoor , qui fait le tour de l’Europe, inspiré d’un fait réel, histoire écossaise de deux familles ennemies et de deux amoureux, autres Roméo et Juliette du nord, séparés par un injuste mariage qui finit mal puisque Lucy, lors de sa nuit de noces, poignarde le mari qu’on lui a imposé et sombre dans la folie. Les grandes cantatrices, qui remplacent désormais les castrats dans la plus folle virtuosité, requièrent des compositeurs des scènes de folie qui justifient les acrobaties vocales les plus déraisonnables, libérées des airs à coupe traditionnelle mesurée. Bref, sur scène, la femme perd la raison qu’on lui dénie souvent encore à la ville : à la fin du XIX e siècle, des savants, des phrénologues, concluent encore sérieusement que le moindre poids du cerveau de la femme explique son infériorité naturelle à l’homme.
Peut-être n’est-il pas indifférent de rappeler que, juste avant sa mort, Donizetti fut enfermé dans un asile d’aliénés à Ivry…

La réalisation
Après ses superbes Verlaine Paul et Don Giovanni ici même, avec presque la même équipe (Jacques Gabel pour les décors, Katia Duflot pour les costumes mais aujourd’hui Robert Venturi pour les lumières) Frédéric Bélier-Garcia reprend, affinée, raffinée encore sa mise en scène exemplaire d’intelligence, de profondeur, de subtilité et de sensibilité : ensemble et détail y font sens, sans chercher le sensationnel, avec un naturel sans naturalisme comme je disais alors.
Une scénographie unique justifiée par l’histoire et la symbolique des noms : évoquée sinon visible, mais sensible, la tour en ruine de Wolferag (‘loup loqueteux’) d’Edgardo, ruiné, est le présent et sans doute le futur de ceux qui l’ont ruiné et se sont emparés du château de Ravenswood (‘ bois des corbeaux’) des charognards, à leur tour menacés de ruine : deux faces d’un même lieu ou milieu social, façade encore debout pour le second, incarné par Enrico, nécessité de maintenir le rang, de redorer le blason, quitte à sacrifier la sœur, Lucia, Juliette amoureuse de l’ennemi ancestral, le trait d’union humain et lumineux entre les lieux et les hommes, victime du complot des mâles. Toujours semblable mais variant selon les lieux divers du drame, la scénographie symétrique des ennemis dit la symétrie des destins, la vanité des luttes civiles, des duels, car tout retourne au même : à la ruine, à la mort.
L’espace global, apparemment ouvert, pèse sur toute l’œuvre comme un paysage mental de l’enfermement, intérieur d’une indécise conscience, d’un esprit fragile sinon déjà malade, assiégé par l’ombre et les fantasmagories. Une nocturne et vague forêt de branchages enchevêtrés, brouillés, gribouillés sur un sombre horizon qui ferme plus qu’il n’ouvre, qui opprime et oppresse et se teint de rouge d’un sang qui va couler. Vague horloge détraquée ou lune patraque. On songe aux encres fantomatiques de Victor Hugo, à quelque cauchemar de Füssli, cohérence esthétique avec l’univers romantique fantastique de W. Scott, époque référée par les costumes de Duflot, mais aussi, par ces lumières signifiantes, à Caravage, à Rembrandt, peintres de la lumière et de l’ombre. Règne du « clair-obscur », au vrai sens du mot, mélange de clair et d’obscur, de l’ombre, de la pénombre, de l’angoisse de l’indéfinition ; un vague rayon diagonal, presque vertical, arrache du noir des groupes plastiques d’hommes sur des lignes diagonales et horizontales, flots confluents de corbeaux morbides, prêts au combat à mort. Des ombres deviendront immenses, menaçantes. Seule lumière pour Lucia, astre lumineux de cette nuit, une écharpe rouge, le sang de la fontaine, prémonition du meurtre final de l’époux imposé : une passerelle, balcon sur le vide amoureux ou le gouffre où plonge la folie. Un étrange nuage flotte parfois vaporeusement sur un fond incertain. Des signes remarquables marquent la décadence : meubles sous des housses, déjà des fantômes pour l’encan des enchères, un lustre immense, au sol, déchu, enveloppé, se lèvera comme une lune de rêve pour les noces de cauchemar.
Les costumes, sombres comme l’histoire, sanglent les hommes de certitudes meurtrières, adoucissent les femmes de voiles et de teintes plus tendres ; le manteau clair de Lucia est un sillage de pureté qui prolonge son innocence.

L’interprétation
À la tête de l’Orchestre de l’Opéra en pleine forme, Alain Guingal l’est moins ; de la musique, on ne sent pas la fièvre, mais lui en souffre : sa battue est celle d’un homme abattu, qui s’est battu vaillamment contre la grippe pour sauver la représentation mais qui s’abat à bout de force lors de la seconde, hospitalisé en urgence. Pierre Iodice, chef et homme de c(h)œur relève le défi et la baguette et conduira les deux suivantes, il saura, nous dira-t-on, dans l’urgence et l’improvisation, élaguer les langueurs romantiques et ciseler le drame. Le chœur, qu’il a, comme toujours, excellemment préparé, chante, bouge, joue, armée de l’ombre inexpiable ou attendrie, jamais monolithique bloc, et offre de beaux effets plastiques de masses, de groupes divers, existe individuellement.
Marc Larcher, lumineux ténor, est un beau Normanno, à la fois servile et presque révolté de l’autoritarisme et de la violence d’Enrico,  beau contraste, sombre et brutal baryton de bronze noir, incarné par Marc Barrard avec une force de chef de clan despotique qui règne sur ses hommes plus par la terreur que par le cœur : couple d’opposés, composé par la complicité mais fragile. Le pasteur, qui participe aussi à la conjuration des hommes contre Lucia, c’est encore Wojtek Smilek, timbre d’ombre, d’outre-tombe, grandiose et inquiétant homme prétendu de Dieu. Le rôle bref et ingrat d’Arturo, l’époux assassiné est tenu avec un charme avantageux par Stanislas de Barbeyrac. Dans le rôle du romantique  et suicidaire Edgardo, Giuseppe Gipali a quelque accents héroïques bien qu’affligé d’une trachéite, mais ne perd pas son habitude de ne jamais regarder ses partenaires et d’aller d’un côté à l’autre de la scène pour chercher le soutien d’un pilier porteur.
Avec élégance et allure, Lucie Roche incarne une Alisa tendre et amicale de sa belle voix de mezzo sombre. Prévue pour la seconde distribution, remplaçant la Cubano-américaine Eglise Gutiérrez souffrante aussi, la jeune Tchèque Zuzana Marková sera une révélation : belle, grande, d’une minceur diaphane de mannequin peut-être anorexique comme dira Bélier-García qui saura lui en faire un atout pour ce rôle, elle a donc déjà, malgré un magnifique sourire, une allure éthérée, être d’un autre monde, entre deux mondes, presque spectrale à la fin, rendant plausible sa fragilité physique et psychique. La voix, bien assise sur un médium solide, grimpe et voltige sur les aigus épanouis avec une aisance admirable, vocalises perlées, gammes descendantes, glissandi comme dans une défaillance de l’âme et du corps : un être de chair meurtri plus que meurtrière. La technique, irréprochable, se cache pour laisser place à un personnage dont les plus folles acrobaties vocales servent le son et le sens. Elle entre d’un coup dans le grand et rare catalogue des Lucia d’exception.

Gaetano Donizetti
Lucia de Lammermoor
Direction musicale : Alain Guingal.
Mise en scène : Frédéric Bélier-García ; décors : Jacques Gabel ; costumes : Katia Duflot
 ; lumières : Roberto Venturi.
Distribution :
Lucia : Zuzana Marková (31 janvier, 2, 4, 6 février), Burçu Uyar (1, 5 février) ; 
Alisa : Lucie Roche ; Enrico : Marc Barrard (31 janvier, 2, 4, 6 février)
,  Gezim Myshketa (1, 5 février)
 ; Edgardo : Giuseppe Gipali (31 janvier, 2, 4, 6 février)
, Arnold Rutkovski (1, 5 février)
 ; Raimondo : Wojtek SMILEK (31 janvier, 2, 4, 6 février)
, Nicolas Testé (1, 5 février)
 Arturo : Stanislas de Barbeyrac ; 
Normanno : Marc Larcher.

NOTES SUR LA FOLIE DANS LA CULTURE, L’OPÉRA

La folie, des civilisations l’ont célébrée, d’autres marginalisée ; d’autres ont aussi tenté de la soigner, souvent par la musique comme David calmant Saül de sa cithare. Dans l’Antiquité, le fou était assimilé parfois au voyant. Il passait parfois pour l’éducateur des hommes par une sagesse inversée. Quant à la folle, c’était souvent une devineresse, une pythie, une prophétesse grâce à ses transes ; au Moyen Âge, le fol passait pour l’envoyé de Dieu ou du Diable : on était suspendu à sa bouche mais il débouchait souvent sur le bûcher quand c’était une femme, une sorcière évidemment.

RENAISSANCE
La Renaissance, avec le retour du rationalisme antique, va s’intéresser à la folie. Un texte qui va lancer une mode en littérature, en peinture : Das Narrenschiff (1494) de Sebastian Brant, un Strasbourgeois, poète humaniste et poète satirique (1457-1521) qui embarque dans sa fameuse nef des fous, roman en vers, toutes sortes de personnages représentants les vices humains : à chacun sa folie. Albrecht Dürer illustre cet ouvrage qui va courir l’Europe, et faire des émules. Ainsi, La Nef des folles, de Josse Bade qui lui, embarque les Vierges folles et les vierges sages de la parabole biblique. Avec gravures, desseins, peintures conséquentes de grands peintres tels Holbein, Bosch (Le jardin des délices avec le fou coiffé d’un entonnoir qui aura de l’avenir).
On croyait que la folie était une maladie due à une pierre que l’on pouvait extraire, ce qui explique le tableau l’Extraction de la pierre de folie de Bruegel le Vieux. Thomas More, auteur de la célèbre Utopie (1516) inspire à son ami Érasme de Rotterdam, grand humaniste, son Éloge de la Folie (1511) qui aura une grande influence dans la Réforme.
En 1516, la même année que l’Utopie, l’Arioste, Ludovico Ariosto, publie son poème épique Orlando Furioso, ‘Roland furieux’, fou furieux : Eh oui, le preux chevalier, le paladin Roland, comme une faible femme, perd le « sens froid » comme l’on écrivit longtemps, le « sang froid », devient l’insensé, fou par amour pour Angélique, qui ne l’est guère, qui aime Médor. Il sera une source inépuisable de livrets de l’époque baroque.

ÉPOQUE BAROQUE
C’est le XVIIe siècle déjà bourgeois, « raisonnable », à vocation rationaliste qui, faisant de la folie le contraire de la raison, la décrétant déraison, en généralise l’enferment dans des hospices, des asiles que l’on visite, faute de pouvoir les rentabiliser. La folie devient spectacle, qui se danse, se peint, se chante, s’écrit : Folies d’Espagne (au nom espagnol mal compris, qui n’a rien à voir avec  « folie » !), Nef des Fous. Don Quichotte, dont une époque aveugle à sa générosité humaniste ne voit pas la grandeur, est le fou qui fait rire plus que rêver l’Europe.
Car les XVIIe et XVIIIe siècles mettent en scène la folie, mais généralement des hommes. La scène, exceptée Ophélie, offre des galeries d’hommes fous, le Roi Lear de Shakespeare, Oreste chez Racine, Don Quichotte et tous ces nombreux Roland, Orlando tirés de l’Orlando furioso, mis en musique et en voix.
À cette époque, moitié et fin du Siècle des Lumières mais qui a plus d’ombres que de lumière, on s’intéresse à l’occultisme, aux psychologies étranges. En 1784, Puységur publie un ouvrage sur le somnambulisme, assimilé à la folie, traité par le magnétisme de Messmer. En France, deux ans après, Nicolas Dalayrac donne le ton avec sa Nina, ou la folle par amour, en 1786, comédie mêlée de quelques airs, en un acte, qui devient, sous la plume italienne de Giovanni Paisiello un véritable opéra, Nina, ossia la pazza per amore, en 1789, l’année de la Révolution qui  va faire, sinon tourner, valser les têtes.
On le voit, le pré-romantisme vers la fin du XVIIIe siècle, semble faire de la folie l’apanage des femmes. Dont la folie triomphera sur scène au XIXe.

XIXe SIÈCLE
Folie des femmes
A l’opéra, en effet, les folles font courir les foules, une vraie folie, littéralement. Mais à voir les dates, 1835 (Journal d’un fou de Gogol) et 1827, la première folle à l’opéra (Il pirata de Bellini), le premier tiers du XIXe siècle, de l’Italie à la Russie, se penche sur la folie, dans la littérature, le théâtre et l’opéra. Mais, dans l’opéra,  on assiste à une véritable épidémie, une contagion de la folie chez les héroïnes lyriques.

Héroïnes venues du froid
Nos héroïnes folles, plutôt que folles héroïnes, semblent pratiquement toutes venir du froid, du nord : Ophélie d’Hamlet de Shakespeare est danoise par le lieu de la scène mais anglaise par la langue ; Ana Bolena de Donizetti, Anne Boleyn, anglaise ; Elvira des Puritains de Bellini, est aussi anglaise, Élisabeth d’Angleterre, cela va de soi, et Maria Stuarda est reine d’Écosse, ainsi que lady Macbeth. Lucie de Lammermoor est également écossaise ; Amina, de la Sonnambula de Bellini est suisse et Marguerite, tirée du Faust de Goethe, est Allemande et il y aura une version française de Berlioz, une autre de Gounod et deux autres encore, italienne dans Mefistofele de Boïto, et italo-allemande avec Busoni. Voilà donc des héroïnes romantiques des brumes du nord mais  dans des opéras du sud qui montrent non comment l’esprit vient aux filles comme dirait Colette, mais comment elles le perdent, pratiquement toutes par amour.
La première à ouvrir la ban est donc l’Imogène d’Il pirata de Bellini (1827), Å“uvre inspirée d’une pièce française du XVIIIe siècle, mais traduite d’une pièce d’un auteur irlandais de 1816 (nous ne quittons pas le nord qu’elles perdent). La scène de folie, grande et longue scène entremêlée de chÅ“urs avec d’abord partie lente et douce dans les grands arabesques belliniens, puis la cabalette avec toute une folle pyrotechnie vocale, grands écarts, notes piquées, trillées, gammes montantes, descendantes, etc,  fit grand effet et la cantatrice se paya un triomphe. Naturellement, toutes les autres cantatrices réclament aux compositeurs un air de folie pour pouvoir y briller. Giuditta Pasta, grande vedette et vocaliste se voit vite offrir par Donizetti, confrère et rival de Bellini, le rôle d’Anna Bolena, Anne Boleyn, la malheureuse épouse d’Henri VIII d’Angleterre qui, désireux de changer encore de femme après avoir divorcé de Catherine d’Aragon, entraînant le schisme d’Angleterre, la rupture avec le pape et le catholicisme, la condamne pour un adultère non prouvé. Anna perd la tête avant d’être décapitée.
Nous sommes en 1830. On vient de découvrir le somnambulisme provoqué, notamment chez les filles, associé à la folie. Et Bellini réplique en 1831 en donnant aussi à la Pasta La sonnambula, la somnambule, rôle où triomphera aussi la Malibran, mezzo capable de chanter aussi les soprani. Amina, affligée de somnambulisme, le matin de ses noces, est retrouvée dans la chambre non de son fiancé, mais d’un comte. Conte à dormir debout, mais on imagine le résultat : folie. Ces opéras courent l’Europe.
1834 : Donizetti compose Maria Stuarda, héroïne qui perd aussi la raison avant de donner son cou à la hache d’Élisabeth d’Angleterre. Janvier 1835, à Paris : Bellini encore, qui mourra en septembre de la même année à 34 ans, donne cette fois-ci à Giulia Grisi, qui voulait aussi son opéra et sa folie, I puritani, Les Puritains. La même année 1835, mais en septembre, trois jours après la mort de Bellini, à Naples, Donizetti donne le modèle indépassable de l’air de la folie avec Lucia de Lammermoor, tiré d’un roman historique de Walter Scott (1819), basé sur un fait divers réel de 1668 où, mariée de force, une femme tue son marie le soir des noces.
On pourrait encore parler de l’Azucena du Trovatore de Verdi, de Dinorah (1859) de Meyerbeer, en français, de la douce Ophélie de l’Hamlet d’Ambroise Thomas (1868), de la Kundry de Parsifal de Wagner.

   Folie lyrique des hommes
Certes, on trouvera plus tard dans le siècle quelques fous dans l’opéra. En 1869, Modeste Moussorgski dote son Boris Godounov d’une belle scène d’hallucinations rédemptrice pour le tsar, mais l’autre fou de l’œuvre, l’Innocent, est en fait une sorte de prophète qui annonce et déplore les malheurs de la Russie. La même année, en littérature, son compatriote Dostoïevski publie L’Idiot, histoire du prince Mychkine qui finira à l’asile, mais c’est une belle figure christique qui tente de sauver la pécheresse Nastassia Filippovna.
Nous trouvons encore Parsifal, héros de Wagner dans l’opéra du même nom (1882), le Perceval des légendes de la Table Ronde, du Moyen-Âge. Mais le héros de ce « festival scénique sacré », est celui qui va retrouver le saint Graal, la coupe d’or dont la légende dit qu’elle contint le sang du Christ : on ne peut trouver mieux comme preux et vertueux chevalier, tout de même confronté à Kundry, sorte ce Madeleine pécheresse et contrite, plus folle que ce « chaste fol » de Parsifal comme on l’appelle.
Bref, au siècle du positivisme, les hommes fous portés à la scène, même le Woyzeck de Büchner (1837) dont Alban Berg tirera son Wozzeck mais en 1925, victime de manipulations scientifiques, même dans leur folie, ont une grandeur, une mission presque religieuse et sacrificielle que l’on ne concède pas à la femme. En effet, celles-ci, si elles sont folles ou le deviennent, c’est pour une cause bien légère : par amour contrarié, déçu. Donc, à chacun, homme ou femme une folie à sa mesure, à sa démesure, dans une hiérarchie de valeurs qui confine la femme à l’échelle la plus basse.
Le XIXe siècle a beau avoir l’exemple d’hommes fous ou sombrant dans la folie, souvent pour cause de syphilis, Gérard de Nerval le poète, Schumann le musicien, Maupassant l’écrivain, Nietzsche le philosophe, Van Gogh le peintre, c’est la folie de la femme, sans doute plus décorative si elle est moins noble, qui fait les beaux jours de l’opéra. Et l’on oublie la géniale sculptrice Camille Claudel, scandaleuse pour ses amours tumultueuses avec Auguste Rodin que son frère, si pieux, Paul Claudel, poète et dramaturge, n’hésitera pas à faire interner  en 1913, grande oubliée de l’histoire artistique.
Mais il est vrai aussi qu’à la même époque, de grands savants pèsent, mesurent le cerveau de la femme, moins gros et lourd que celui des hommes, pour en conclure que c’est la cause de l’absence des femmes dans l’ordre de la science et de la création. Dont la société des hommes les avaient exclues…

Illustration : © Christian Dresse 2014

Marseille, Opéra. Colomba, création. Du 8 au 16 mars 2014

visu-colombaMarseille, Opéra. Colomba, création. Du 8 au 16 mars 2014. Nommé inspecteur des Monuments historiques en 1834 par Louis-Philippe, Prosper Mérimée réalise son inspection en 1839 afin de recenser les monuments en Corse ; après deux mois de séjour et de collecte, il rapporte surtout l’ébauche de sa nouvelle Colomba. Achevée à son retour à l’Hôtel Beauvau de Marseille, le texte définitif est publié en 1840. C’est l’histoire d’une vengeance, ou vendetta (vendette en français) : la belle Colomba della Rebbia veut venger l’honneur de son père, le colonnel  ayant servi pour l’Empereur, assassiné selon ses dires par Barrichini, le Maire de Piétranéra. Colomba ne cesse d’exhorter son frère Ors’Anton’, lieutenant des armées impériales revenu au pays de son enfance après Waterloo, à prendre les armes et réaliser sa vengeance.

Barricini contre Della Rebbia
Il y a évidemment derrière l’intrigue familiale, un fond historique brûlant : les della Rebbia ont versé leur sang pour l’idéal impérial napoléonien, aujourd’hui perdu, tandis que Barricini, nouveau triomphateur est légitimiste et royaliste. Deux mondes s’opposent, deux ambitions que réactive violemment la nature impétueuse de Colomba. Le librettiste Benito Pelegrin a sciemment développé l’opposition et la rivalité entre les deux familles, politiquement opposées.
Mérimée agrémente le récit sauvage d’une intrigue amoureuse née entre le doux Anton et une dilettante anglaise Lydia qui accompagne son père le colonnel Lord Nevil sur le bateau qu’il emprunte pour rejoindre la Corse. Ces deux là finiront d’ailleurs par se marier.
A l’époque où Mérimée publie Colomba (1840), les vestiges de l’ancien Empire sont vivaces et ses défenseurs, toujours aussi tenaces : les cendres de l’Empereur sont transférées en signe d’apaisement politique de Sainte-Hélène aux Invalides ; la France de la Restauration souhaite jouer la carte de la réconciliation de la nation.

Vengeance familiale : le vócero de Colomba…
Dans le livret de Benito Pelegrin, les événements politiques sont ainsi aiguisés, accentuant la rivalité haineuse des deux clans opposés : Barrichini contre Della Rebbia. Des élections proches exacerbent l’appétit des politiques : l’avocat maire royaliste en première ligne. A l’époque où Mérimée situe son roman, Napoléon n’est pas mort et son retour espéré rend exaltante l’idée d’une reconquête du pouvoir par les Della Rebbia.
Entre les deux familles, se dresse la figure officielle, elle aussi inféodée à la Monarchie, du Préfet lequel narre, explique, commente à la façon de la coryphée antique, les noeuds de l’action qui se nouent. Mais aussi se précisent les personnages hauts en couleurs du curé passé au maquis, Giocanto Castriconi ; de la vieille servante, Savéria qui découvre le carnet dans lequel, avec son sang, le colonnel Della Rebbia a écrit le nom de son assassin…

delacroix_jeune_femme_portraitPleureuse vocifératrice, sorte d’Elektra criant, hurlant le retour à la justice et voix corse des tragiques grecques sur le corps des héros sacrifiés, Colomba a cette ” grandeur féroce ” à la fois sublime, admirable et émouvante qui fait les grandes pleureuses. Son vócero tient de l’invocation troublante, pathétique et maléfique à la fois. Le livret noircit même les imprécations énoncées pendant le drame (textes avérés sur la vendetta corse), en s’inspirant aussi des tragédies hispaniques, où le sang versé appelle le sang, quitte à précipiter l’histoire des hommes dans une terrible accumulation de haines répétées, insurmontables, inextricables.  Colomba est une guerrière, une femme virile, matriarche, prête à prendre les armes pour expier la mort du père. C’est elle le chef du clan, puisque son frère Orso, lucide et complice, demeure plus tendre et doux : il est l’ombre calme de sa soeur. Or, Colomba appelle  la justice personnelle et immédiate contre la justice du corps social, plus lente et méprisable. Anton doit porter cependant cette exhortation à la punition ultime et le vócero de sa soeur plane sur lui comme l’épée de Damoclès (début de l’acte III). Au final, la malédiction véneneuse s’abat sur sa victime, Bariccini mourra… mais comme on l’attend pas, d’une façon fidèle à la source de Mérimée : plus allusivement semant le trouble de la malédiction.

En définitive, le nouvel opéra de Jean-Claude Petit met en lumière grâce au livret de Benito Pelegrin, la sublime figure de Colomba, ange vengeur à la voix tragique et à travers sa malédiction, sa relation avec son frère, le plus doux Anton, double complémentaire de la sÅ“ur vengeresse.  Création mondiale à Marseille à partir du 8 et jusqu’au 16 mars 2014.

Jean-Claude Petit
Colomba
création mondiale
Livret de notre collaborateur Benito Pelegrin
Opéra en un prologue, quatre actes et un épilogue
d’après la nouvelle de Prosper Mérimée (1840)
Commande de l’Opéra de Marseille

Marseille, Opéra. Du 8 au 16 mars 2014

Colomba : Marie-Ange TODOROVITCH
Lydia : Pauline COURTIN
Miss Victoria / Une Voix : Lucie ROCHE
Servante : Cécile GALOIS
Le Colonel Nevil : Jean-Philippe LAFONT
Le Préfet : Francis DUDZIAK
Orso : Jean-Noël BRIEND
Giocanto Castriconi : Cyril ROVERY
Orlanduccio Barricini / Un Matelot : Bruno COMPARETTI
Vincentello Barricini : Mikhael PICCONE
Barricini Père : Jacques LEMAIRE

Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille
Direction musicale : Claire GIBAULT
Mise en scène : Charles ROUBAUD
Illustrations : portraits de Mérimée. Jeune femme au cimetière par Eugène Delacroix (DR)

 

Colomba diffusé sur culturebox, le 13 mars 2014 à 20h30 (en léger différé : l’opéra commence à Marseille à 20h)

Compte-rendu, opéra. Marseille. Opéra, le 30 novembre 2013. Gluck : Orphée et Eurydice (1762), version Berlioz (1859)… Direction musicale : Kenneth Montgomery ; chef de chÅ“ur : Pierre Iodice. Mise en scène et chorégraphie : Frédéric Flamand 

L’oreille et l’oeil. Le mythe d’Orphée. Dans la mythologie grecque, Orphée était fils du roi de Thrace et de la nymphe Calliope, une muse, et les muses étant vouées à la musique ; musicien et chanteur, il est le héros de nombre d’aventure. Par sa musique, les fleuves s’arrêtent de couler ; il adoucit les bêtes féroces, attendrit même les rocs. Il épouse la belle dryade, une nymphe, Eurydice. Piquée par un serpent, elle meurt. Ne se résignant pas à sa perte, il décide de descendre dans les Enfers de la mythologie, donc froids et souterrains (ce n’est pas l’Enfer chrétien) pour tenter de la ramener au jour et au monde des vivants. Par la beauté de son chant, il arrive à émouvoir le chien Cerbère, féroce gardien, puis le dieu des Enfers qui lui permet de ramener Eurydice sur terre à condition de ne pas se retourner et la regarder avant d’avoir atteint la lumière. Or, le demi-dieu Orphée selon la tradition baroque, vainqueur de la nature et des Enfers par sa part divine, la musique, trop humain, n’arrive pas à se vaincre lui-même : cédant aux prières de sa femme qui ne comprend pas qu’il ne daigne pas la regarder, il se retourne et perd sa chère épouse à jamais.     De Monteverdi à Gluck    Cependant, Apollon, apitoyé  lui concède de finir au firmament comme constellation de la Lyre. Conclusion, moralité religieuse dans L’Orfeo de Monteverdi de 1607 :

Ainsi reçoit grâce du ciel                Qui éprouva ici l’enfer.

orphee_gluck_marseilleCar L’Orfeo de Monteverdi est l’illustration la plus achevée du Baroque. Des maximes morales parsèment l’œuvre, exaltant la grandeur de l’homme : « Rien n’est tenté en vain par l’homme » mais aussi sa misère : « Qu’aucun mortel ne s’abandonne / À un bonheur éphémère et fragile car « Plus haut est le sommet plus le ravin est proche. » Orphée devient un héros ordinaire, un homme, exemplaire par sa faiblesse même :
Orphée vainquit l’Enfer, puis fut vaincuPar ses passions. Seul sera digne d’une gloire éternelleCelui qui triomphera de lui-même.
Un siècle et demi plus tard, l’Orphée de Gluck, est d’une autre esthétique et d’une autre éthique. Ce n’est pas l’exploit héroïque de descendre aux Enfers qui est mis en avant mais sa sensibilité de veuf, d’amoureux.     Ce XVIIIe siècle, d’abord libertin puis abandonné à la molle sensibilité, ne connaît pas le drame même si l’Ancien Régime termine dans la tragédie de la Révolution. L’opéra, même seria, doit avoir un lieto fine, un happy end, une fin heureuse Orphée tente de se suicider mais Amour, le petit dieu ailé, lui arrache le poignard et ressuscite et lui rend Eurydice par ces mots :

Tu viens de me prouver ta constance et ta foi;
Je vais faire cesser ton martyre.
Il touche Eurydice et la ranime.
Eurydice…! respire!
Du plus fidèle époux viens couronner les feux.

La réalisation.
Et tout finit, sinon par des chansons, par des chœurs, des cœurs en joie et des danses. Coulé dans le moule de la tragédie lyrique héritée de Lully et de Rameau, contrairement à l’opéra baroque international, en plus des chœurs, Gluck, sur le livret de Calzabigi, y introduit onze scènes de danse dans le goût français. Il y avait donc une cohérence à confier à un chorégraphe, Frédéric Flamand, la mise en scène de cet opéra et sa chorégraphie.     Le Ballet National de Marseille (BNM), l’Opéra Théâtre de Saint-Étienne et l’Opéra de Marseille avaient uni leur puissance pour cette production au pouvoir captivant dû à la réussite de la triple alliance, du chorégraphe, de la baguette magiquement inspirée de Kenneth Montgomery et des costumes, de la scénographie et de la magie des images envoûtantes de Hans Op de Beeck.    Sur un fond du deuil d’Orphée, un écran gris dont la transparence donnera parfois une inconsistance blême de spectres aux danseurs pourtant si charnellement présents, passant de l’autre côté de ce miroir. Des images vidéo oniriques, on pense à Cocteau : deux mains, sur une table, édifient, morceau à morceau, de sucre, une étrange ville pâle, hérissée de gratte-ciels ; plus tard, bouteille d’eau plastique renversée à bouteille renversée, une autre ville vaguement bleutée, blafarde, blême, s’érige dont l’eau, à la fin,  répandue du récipient, fera fondre partie de l’autre cité. Un univers glacé dont un dieu détourné, ou le deuil omniprésent, a banni toute couleur chaude, vive, vivante (sauf le vert turquoise espérance de la robe d’Eurydice dans un lointain figé), évoquant des peintres surréalistes belges, moins par des citations directes que par une atmosphère, des couleurs froides, des teintes grises, bleutées. Présence plane de l’eau, peut-être larmes en lacs, paysage désolés d’arbres dressant au ciel le spectre de leurs branches telles des mains décharnées, comme ces danseurs executive women en tailleur et traders aux costumes gris sévères, dont les corps parfois horizontaux dressent à la verticale leurs bras d’où émerge, blanche, la branche d’une main. La    danse est frénétique, répétitive au rythme forcené d’une grande cité, porte peut-être d’un Enfer avec grilles brouillées, et canapé d’un bureau d’attente vide : monde fonctionnel de fonctionnaires ? On espère quelques lueurs colorées d’espoir mais le champ de foire qui semble apparaître n’est que le squelette d’une  fête finie, triste, sans lampions ni lanternes. Même les Champs Élysées, séjour des héros et des Ombres heureuses, est d’une brume de limbes, un bref ponton et une barque, sans doute pour passer le Styx, le fleuve des Enfers glacés des Anciens. Univers où Orphée, en costume blanc, envers de son deuil, traîne sa douleur. Seule la danse est un élan de vie, une pulsion, désespérée par sa frénésie même, cherchant à épuiser la vie.    Cela est saisissant de beauté visuelle et plastique pour la danse, moderne mais avec quelques signes classiques dans le contexte de la musique de Gluck. La chorégraphie est belle, les images superbes, et tellement que l’on souhaiterait que l’une cesse pour que l’on puisse goûter pleinement l’autre : elles se parasitent.

L’interprétation.
L’œil entend et l’ouïe voit. Mais, ici, dans ce magnifique et trop riche spectacle, émules l’une de l’autre, il faut parfois fermer les yeux pour goûter la musique, contrariée par un regard trop sollicité diversement. Et quelle musique menée de main de maître Kenneth Montgomery, un tempo plus proche de Gluck que celui plus lent du temps de Berlioz, vif, incisif, sans faiblesse : danse folle des furies infernales et, en contraste, c’est le menuet qui rythme la « Danse des Ombres heureuses, suivie du solo de flûte que l’on dirait paradisiaque si l’on n’était dans des Champs Élysées païens et non dans le Paradis chrétien. Dans le prélude à l’air d’Orphée, « Quel nouveau ciel… », les sextolets, limpides, rapides, perlés, coulent de source pour traduire les ruisseaux et roulent et trillent, comme les chants des oiseaux dans le flot de zéphyr musical. L’on entendra même les aboiements du chien Cerbère, gardien farouche et furieux de l’entrée des enfers.    On saluera les chœurs invisibles même aux saluts, mais sensiblement présents par la beauté de leur chant, bergers et nymphes, déplorant la mort d’Eurydice dans le premier acte, esprit infernaux ou esprits heureux dans les Champs Élysées : le premier acte est pratiquement une cantate pour voix soliste, Orphée et chœurs.
Le rôle d’Orphée, transposé du castrat d’origine puis du contre-ténor français au contralto de Pauline Viardot García par Berlioz, était tenu par Varduhi Abrahamyan, voix d’ombre et d’ambre, aux sombres profondeurs, déchirante dans ses aigus de douleur. Elle se tire avec aisance de son air très orné de la fin du premier acte, et se moule dans le tempo presque infernal imposé par le chef dans « J’ai perdu mon Eurydice… ». Ingrid Perruche, voix cuivrée, large et solide, n’est pas une pâle Eurydice même dans son enfer glacé et l’Amour de Maïlys de Villoutreys est, au sens propre et classique du mot, aimable, digne d’être aimée.     Onze numéros de danse étaient prévus par Gluck mais ici, la danse, débordant les danses prévues, envahit tout l’espace. Les danseurs du Ballet National de Marseille occupaient la scène et nos yeux, avec une telle évidence que les trois chanteurs, seuls protagonistes du drame, essentiellement Orphée, semblaient des pièces rapportées, préoccupés de faire entendre leur voix dans ce concert visuel dont l’excessive agitation pouvait sembler, même silencieusement, tonitruante et contrariait l’esthétique de sobriété néo-classique, dont les théoriciens sont justement Calzabigi et Gluck.
Les chanteurs sont doublés systématiquement par des danseurs et ce système fait naturellement double, doublon, doublure : redondance.

ORPHÉE ET EURYDICE de Christoph Willibald, Ritter von Gluck, 1762,
Livret de Ranieri de’ Calzabigi, texte français de Pierre-Louis Moline (1774)
Version Berlioz de 1859

Opéra de Marseille, 30 novembre et 1er décembre 2013. Orphée et Eurydice de Christoph Willibald, Ritter [Chevalier] von Gluck,version Berlioz de 1859.Orchestre et chœurs de l’Opéra de Marseille. Direction musicale : Kenneth Montgomery ; chef de chœur Pierre Iodice. Mise en scène et chorégraphie : Frédéric Flamand ; scénographie, images vidéos et costumes de Hans Op de Beeck.Ballet National de Marseille, le BNM ; Varduhi Abrahamyan : Orphée ; Ingrid Perruche : Eurydice ; Maïlys de Villoutreys : Amour.