Compte rendu, opĂ©ra. Lyon, OpĂ©ra, le 16 mars 2016. HalĂ©vy : La Juive. Olivier Py. Par notre envoyĂ© spĂ©cial Ă Lyon, Jean-François Lattarico… Retour très attendu de la Juive Ă l’opĂ©ra de Lyon après 180 ans d’absence. Production phare de la saison lyonnaise, la Juive rĂ©unissait l’Ĺ“il avisĂ© d’Olivier Py et la direction nerveuse de Daniele Rustioni, futur directeur musical de l’opĂ©ra des Gaules. Le genre typiquement français du Grand OpĂ©ra revient en odeur de saintetĂ©, malgrĂ© les contraintes du genre (durĂ©e quasi wagnĂ©rienne, nombreux et coĂ»teux effets de masse, rĂ´les Ă©crasants, scĂ©nographie spectaculaire intĂ©grĂ©e Ă la dramaturgie, etc.). Py l’avait abordĂ© Ă Strasbourg (Les Huguenots de Meyerbeer), et la double conscience politique et religieuse qui anime sa conception du théâtre, y compris musical, ne pouvait qu’ĂŞtre inspirĂ©e par le chef-d’Ĺ“uvre de HalĂ©vy. Certes la poĂ©sie de la Juive n’est pas du meilleur Scribe, mĂŞme si le livret, dramatique Ă souhait, est terriblement efficace (mais on rappellera que l’air le plus cĂ©lèbre de la partition, « Rachel quand du seigneur », fut Ă©crit par Adolphe Nourrit, crĂ©ateur du rĂ´le). Sur scène Pierre-AndrĂ© Weitz a mis en place un ingĂ©nieux dispositif unique, noir, comme Ă l’accoutumĂ©e, avec des reflets Ă la Soulage, en mouvement constant, des arbres calcinĂ©s en fond de scène, encadrĂ©s par de grands panneaux latĂ©raux en forme de bibliothèques qui serviront de mur de prière à ÉlĂ©azar au cours de l’opĂ©ra et constituent en mĂŞme temps un clin d’Ĺ“il au mĂ©morial berlinois de la Shoah. On pourrait trouver que ce dispositif minimaliste ne rende guère justice au faste intrinsèque du genre, amputĂ© de plus d’une heure de musique, dĂ©pouillĂ© de son inĂ©vitable ballet (et chose plus regrettable, de la cĂ©lèbre cabalette de Rachel « Dieu m’Ă©claire »), mais il y a dans l’Ĺ“uvre une importante dimension intimiste (et intimistes sont la plupart des numĂ©ros de l’opĂ©ra) qui justifie ce parti-pris tout en prĂ©servant en mĂŞme temps l’Ă©merveillement que doit susciter le genre du Grand OpĂ©ra en multipliant constamment les points de vue, les angles visuels, comme si ces dĂ©cors en mouvement dessinaient le dĂ©roulĂ© architectural de l’action.
Il en rĂ©sulte une grande lisibilitĂ© de l’action, moins spectaculaire cependant que dans les grandes fresques historiques d’un Meyerbeer. Car c’est bien le sujet qui constitue la force et l’originalitĂ© de l’Ĺ“uvre, centrĂ©e sur une sombre histoire de famille sur fond de conflit
religieux. La transposition ne trahit pas l’Ĺ“uvre mĂŞme si Eudoxie, grimĂ©e en Marilyn nymphomane, semble tout droit sortir d’un film amĂ©ricain des annĂ©es Cinquante. La transposition est d’ailleurs justifiĂ©e par l’Ă©loge des plaisirs qu’elle tresse au dĂ©but du troisième acte (« Que le plaisir y règne dĂ©sormais »). Si la volontĂ© de rendre un opĂ©ra extrĂŞmement codifiĂ© audible Ă nos oreilles en lui trouvant une rĂ©sonance contemporaine justifie la rĂ©fĂ©rence Ă la xĂ©nophobie rĂ©surgente de nos sociĂ©tĂ©s, on peut regretter que celle-ci soit aussi nettement appuyĂ©e (voir les panneaux «La France aux Français », « Les Ă©trangers dehors », etc. brandis par les habitants de la ville), substituant Ă la polysĂ©mie propre Ă toute Ĺ“uvre d’art les clĂ©s pour livrer au public une interprĂ©tation univoque.
La distribution est dans l’ensemble homogène et sur bien des points exemplaire. Au Neil Shicoff de la production parisienne de Pierre Audi que nous avions vue en 2007, succède Nikolai Schucoff, au timbre Ă©poustouflant de clartĂ©, de diction, capable en mĂŞme temps des plus bouleversants pianissimi (comme dans le dĂ©but de son grand air) et faisant montre d’une ampleur vocale assez impressionnante. L’autre grand tĂ©nor de la distribution, Enea Scala dans le rĂ´le de LĂ©opold, lui vole presque la vedette tant sa facilitĂ© dans l’aigu et le suraigu est confondante. Le Brogni de Roberto Scandiuzzi sait allier la noblesse et le pathos que son rĂ´le exige Ă travers un ambitus aux abĂ®mes caverneux, tout comme le prĂ©vĂ´t Ruggiero que campe superbement Vincent Le Texier, malgrĂ© un lĂ©ger tremblement dans la voix. MĂŞme le rĂ´le Ă©pisodique d’Albert est fort bien tenu par le britannique Charles Rice.
Si la soprano espagnole Sabina PuĂ©rtolas offre une palette fort riche au rĂ´le d’Eudoxie, la dĂ©ception vient de celui de Rachel, tenu par Rachel Harnisch. Certes, la voix est bien posĂ©e, les graves alternent avec un art consommĂ© du chant pianissimo, le style est impeccable, mais la voix manque de souffle, au point qu’elle est souvent couverte dans les ensembles ou simplement par l’orchestre quand elle chante seule, et le dĂ©sĂ©quilibre avec les autres interprètes est presque constant.
Mention spĂ©ciale pour les chĹ“urs d’une puissance et d’une prĂ©cision proprement extraordinaires. Si la direction de Daniele Rustioni rĂ©vèle la fougue nĂ©cessaire qu’exige ce rĂ©pertoire, on regrettera pour le coup une nervositĂ© trop uniforme qui escamote les nuances prĂ©sentes dans une partition paradoxalement riche en formes closes intimistes. Grâce Ă Serge Dorny, ce chef-d’Ĺ“uvre entre durablement au rĂ©pertoire. La reprise est dĂ©jĂ annoncĂ©e à Strasbourg la saison prochaine. Une raison suffisante pour retourner voir ce drame qui s’achève en tragĂ©die. Par notre envoyĂ© spĂ©cial Ă Lyon, Jean-François Lattarico