CD, critique. Reinhard Keiser : Passion selon Saint-Marc, vers 1710 (Ens. Jacques Moderne / Gli Incogniti, 1 cd Mirare). ChĆur particuliĂšrement vivant et palpitant (pour chaque intervention de la turba, dans des chorals assez rares comparĂ©s Ă JS Bach), EvangĂ©liste tendre et mordant (Jan Kobow), dâune lumiĂšre compassionnelle Ă lâadresse du Christ souvent trĂšs juste, laissant le texte sâimposer de lui-mĂȘme et donc, affirmant une continuitĂ© narrative idĂ©ale⊠la version nouvelle de cette Passion selon Saint-Marc de Keiser rĂ©pond Ă nos attentes.
Â
 Passion directe et tendre
Dâautant que cĂŽtĂ© instruments, la souple inflexion chambriste, si ciselĂ©e chez Vivaldi entre autres, des Incogniti d’Amandine Beyer fait merveille ici : accusant lâaccomplissement du drame tragique, mais avec une rondeur dĂ©terminĂ©e admirable (on en voudra pour preuve lâair du tĂ©nor, concluant la Partie 1 : lamentation en forme de regrets de Pierre qui a reniĂ© JĂ©sus : subtil et fin Stephan Van Dyck). De toute Ă©vidence, dans le flux narratif ainsi abordĂ©, Reinhard Keiser (1674-1739) sait mesurer ses effets, contraster et varier ses passages et Ă©pisodes, de lâun Ă lâautre : ce Pierre honteux et repliĂ© sur ses pleurs entonne des regrets lacrymaux irrĂ©sistibles, pudiques et profonds. Un sommet dans cette Passion, ici remarquablement exprimĂ© (plage 9). VoilĂ qui confirme la souple suavitĂ©, le raffinement trĂšs nuancĂ© du style dâun Keiser, vrai prĂ©dĂ©cesseur Ă Hambourg du fils Bach, Carl Philipp Emmanuel, et donc digne directeur de la musique de la ville hansĂ©atique avant Telemann (lequel le tenait en trĂšs grande estime).
Si Keiser ne semble pas avoir laissĂ© dâopĂ©ras, son sens du drame, une rĂ©elle efficacitĂ© dramatique, rĂ©vĂšlent ici un talent pour lâintensitĂ© expressive. Chaque intervention des solistes sây rĂ©vĂšle juste au bon moment : air du Golgotha de la soprano (trĂšs articulĂ©e Anne MagouĂ«t, avec hautbois obligĂ©), aprĂšs les larmes de Pierre dĂ©jĂ citĂ©es, air de lâalto (avec violoncelle pour le tĂ©moin des souffrances du CrucifiĂ©), puis lâenchaĂźnement des deux airs solistes pour soprano et tĂ©nor qui Ă©voque lâaccomplissement de la catastrophe (effondrement du monde, puis tĂ©nĂšbres, le tout entonnĂ© sur le mode tendre, en liaison avec la compassion qui Ă©treint alors les cĆurs touchĂ©s par le Supplice) ⊠les deux voix expriment deux temps dâeffusion et de compassion, dâune grĂące absolue, dans lâĂ©pure et la mesure. Un autre sommet de la narration traversĂ©e par le sentiment de lâinĂ©luctable et contradictoirement exprimĂ© par une Ă©tonnante douceur. Puis lâalto Ă©voque lâultime souffle du Sauveur, sa tĂȘte penchĂ©e. Chacun marque un jalon dans le parcours Ă©pineux et douloureux, dâautant que le drame sâachĂšve ici sur la mise au tombeau, sans rĂ©elle rĂ©conciliation ni choeur de dĂ©livrance : Keiser a le gĂ©nie de lâintensitĂ© tragique et semble imposer aux fervents comme aux interprĂštes, la violence du drame dans sa cruditĂ©, avec comme ultime tableau Ă mĂ©diter, le corps torturĂ©, dĂ©truit, suppliciĂ© de celui qui sâest sacrifiĂ© pour les hommes. Incroyable raccourci dramatique qui ne cesse de hanter lâesprit aprĂšs lâĂ©coute. Belle idĂ©e de reprĂ©senter en visuel de couverture, l’Ecce Homo de Philippe de Champaigne : simple et sobre mais puissant et concentrĂ©, le style et le sentiment qui s’en dĂ©gagent, rejoignent l’excellent engagement des interprĂštes de l’enregistrement. C’est donc naturellement un CLIC de classiquenews.
Reinhard Keiser : Passion selon Saint-Marc, vers 1710. Ensemble Jacques Moderne, Gli Incogniti, Amandine Beye, Joël Suhubiette. 1 cd Mirare. Enregistrement réalisé à Fontevraud en avril 2014. MIR254.