Le pianiste amĂ©ricain d’origine serbe, Ivan Ilic est bien l’une des personnalitĂ©s du clavier les plus originales de l’heure, un tempĂ©rament hors normes, ne refusant ni les programmes audacieux d’une rare cohĂ©rence ni des conditions parfois alĂ©atoires voire risquĂ©es pour les dĂ©fendre. Ainsi ce soir, jouer des pièces aussi introspectives et plannantes oĂą le silence est capital que Debussy, Cage ou son compositeur emblĂ©matique Feldman, au moment de la fĂŞte musicale qui cĂ©lèbre Ă la citĂ© universitaire les 90 ans du site, relève …. effectivement d’un courage artistique premier. Avec d’autant plus fait l’ombre que le pianiste fait fi de toute turbulence extĂ©rieure.
Le Cage initial (In a Lansdcape) pose d’emblĂ©e les jalons d’un concert qui est surtout cheminement, traversĂ©e … gĂ©ographie des sons. L’interprète travaille sur la texture, les lueurs sonores, la longueur des notes, les rĂ©sonances suspendues qui convoquent les climats allusifs. Chaque avancĂ©e au clavier ajoute un peu plus de gravitĂ© sur une Ă©chelle de plus en plus Ă©tendue, comme l’onde sur une eau immobile qui se propage en surface, Ă©largissant son rayon s’Ă©tendant jusqu’Ă l’immatĂ©riel. Ivan Ilic cultive la vibration jusqu’au murmure, glissant dans le silence qu’il sculpte comme un magicien. Le sens est celui d’un Ă©cho interrogatif, un questionnement qui traverse le temps et l’Ă©chelle sonore, tout en enrichissant un certain hĂ©donisme formel: enveloppe sonore tissĂ© tel un capuchon qui vibre avec en fin de parcours des basses lugubres et une guirlande de notes aiguĂ«s qui suspendent leur Ă©noncĂ© Ă©largissant ainsi le spectre musical Ă son maximum.
Iva Ilic : sculpter les sons et le silence
Le Debussy (Des pas sur la neige) engage la suite du paysage mais celui-lĂ plus Ă©thĂ©rĂ© encore : aĂ©rien et diffus. Il devient enneigĂ© mais malgrĂ© son titre pas moins ancré dans la terre. … Ă©vanescent lui aussi oĂą le jeu suspendu d’Ivan Ilic dessine des arabesques qui se perdent et s’effilochent, d’une pure poĂ©sie. C’est une interrogation lĂ encore, dès les premières notes Ă©noncĂ©es avec cette matière langoureuse et maladive voire sensuellement dĂ©pressive qui est si proche de Pelleas ou de l’attente inquiete des enfants dans La chute de la maison Usher, l’opĂ©ra inachevĂ©. On relève aussi la teinte plus claire d’une contine Ă la lĂ©gèretĂ© enfantine et inquiète. Climats tendres et troubles… mais ici le propos n’est pas tant d’Ă©largir le spectre que de s’enfoncer dans le mystère de l’instant en un gouffre vertical dont le pianiste jalonne chaque marche en un long et progressif ensevelissement.
Jouer et enchaĂ®ner Chopin (Nocturnes Opus 9 n°1, Opus 62 n°2) dans ce parcours oĂą la brume et les vapeurs s’Ă©paississent, est un coup de gĂ©nie : comme une source soudainement claire, Chopin ruisselle dans l’Ă©vidence, tel un Ă©coulement bienfaisant, rassĂ©rĂ©nant mĂŞme. Le compositeur y paraissant Ă la fois en magicien portĂ© vers le rĂŞve et aussi en proie Ă une activitĂ© souterraine presque imperceptible dont Ivan Ilic restitue les accents impĂ©tueux. La fine texture chopinienne, s’y Ă©coule en aigus scintillants qui claquent aussi comme des joyaux japonisants.
Les deux PrĂ©ludes de Scriabine (Opus 16 n°1, Opus 31 n°1) font chatoyer leur tissu sonore ciselé et poli comme un magma, une matrice sonore d’oĂą jaillissent les Ă©clairs mĂ©lodiques du Scriabine finalement le plus assagi. .. pas de tensions du mystique ni mĂŞme l’ampleur de l’idĂ©aliste (comme l’indiquent le souffle et la dĂ©mesure de ses oeuvres symphoniques). Le jeu emportĂ© d’Ivan Ilic enivre littĂ©ralement par la concentration atteinte oĂą retentissent Ă l’extrĂ©mitĂ© de l’Ă©pisode, de profonds glas, ceux du superbe Finale aux accords lisztĂ©ens.
Si le questionnement du Cage savait rĂ©pondre Ă la torpeur endormie du Debussy, le 2 ème PrĂ©lude de Scriabine enchante autrement en flottement et frottements harmoniques incertains, Ă©noncĂ©s comme un balancement dont l’essence lizstĂ©enne sinscrit en Ă©lans ascensionnels de plus en plus énigmatiques : est ce le passage vers l’autre monde ? Dans ces paysages traversĂ©s, l’oreille devient conscience. En prolongeant le dernier Liszt, Scriabine, dernier romantique, rĂ©alise ce pont captivant vers le son de la modernitĂ©, celui du plein XXème siècle.
Cage, Debussy, Chopin, Scriabine installent peu Ă peu un climat de doute, d’incertitude et profonde sagesse. C’est donc une marche initiale qui constitue un long prĂ©ambule qui prĂ©pare Ă l’oeuvre ultime du programme : Palais de Mari de Morton Feldman (1986). L’Ă©largissement du spectre sonore, l’affirmation d’un temps musical recomposĂ© qui s’appuie dĂ©sormais sur la rĂ©sonance et le silence, nous plongent dans un espace-temps rĂ©gĂ©nĂ©rĂ©, successeur du Parsifal de Wagner. Ce sont les eaux lĂ©tales, lugubres, primitives, d’essence wagnĂ©rienne-; qui semblent prolonger la plaie langoureuse de Tristan ou la prière dĂ©munie d’Amfortas, lesquels sont hantĂ©s par le poids de la question sans rĂ©ponse. Mais cet immobilisme qui avance, a pour les auditeurs recueillis et comme en Ă©tat d’hypnose, l’apparence d’un monstre invisible qui recule les frontières de l’entendement et de l’expĂ©rience musicale et acoustique. Entre le dĂ©but et la fin de la pièce (soit près de 20mn), le temps s’arrĂŞte, se rĂ©gĂ©nère et recrĂ©e de l’inconnu et de l’Ă©trange qui ne laisse pas de plonger l’auditeur dans un bain dĂ©concertant, baignĂ© de mystère. Le jeu d’Ivan Ilic y est d’une maturitĂ© Ă©bouriffante. Au diapason enchanteur de son disque rĂ©cent intitulĂ© the Transcendentalist (CLIC de classiquenews). “Le jeu puissant, intense confine Ă l’extĂ©nuation d’une formulation condamnĂ©e Ă se rĂ©pĂ©ter sans trouver d’écho libĂ©rateur. A trop chercher, le penseur ne prend-t-il pas le risque de se perdre ? Sa question ne trouve-t-elle pas sa rĂ©ponse en lui-mĂŞme, au terme de cette traversĂ©e magicienne ? » , Ă©crivait notre confrère Lucas Iron, en mai 2014, dans sa critique dĂ©veloppĂ©e du CD d’Ivan Ilic, The Transcendentalist. Le propre des grands concerts se mesure au voyage intĂ©rieur qu’ils nous font parcourir. Le rĂ©cital d’Ivan Ilic Ă Paris remplit l’espace et recompose le temps en mutlipliant les perspectives Ă l’infini.
Compte rendu, concert, récital de piano. Paris, le 29 mai 2015. Cité Universitaire, Fondation des Etats-Unis. Ivan Ilic, piano. Cage, Debussy, Chopin, Scriabine, Feldman (Palais de Mari).