CD Ă©vĂ©nement, critique. DANIIL TRIFONOV, piano – Destination Rachmaninov : ARRIVAL – Concertos 1 et 3. PHILADELPHIA orchestra, Yannick SĂ©guet-NĂ©zin, direction (2 cd DG Deutsche Grammophon). Voici donc un excellent double cd qui tĂ©moigne de la maturitĂ© et de lâĂ©tonnante musicalitĂ© du jeune pianiste russe Daniil Trifonov. En achevant son pĂ©riple Rachmaninov, relayĂ© par un abondant dispositif vidĂ©o, quasi cinĂ©matographique (DESTINATION RACHMANINOV), le pianiste captive littĂ©ralement par une digitalitĂ© facĂ©tieuse et virtuose, pour nous supĂ©rieure Ă la mĂ©canique Ă©lectrique des asiatiques (Wang ou Lang Lang) : le Russe est douĂ© surtout dâune profondeur intĂ©rieure, – absent chez ses confrĂšres/soeurs, ce chant nostalgique qui fonde la valeur actuelle de ses Liszt (publiĂ©s aussi chez DG).
CD1 – Le Concerto n°1 (Moscou, 1892) nous fait plonger dans lâintensitĂ© du drame ; un fracas lyrique immĂ©diatement actif et rugissant, bientĂŽt rassĂ©rĂ©nĂ© dans une texture lyrique et langoureuse dont seul Rachmaninov a le secret ; qui peut effacer de sa mĂ©moire le motif central (cantilĂšne Ă la fois grave mais douce) de ce premier mouvement Vivace, qui a fait les belles heures de lâĂ©mission Apostrophes de Bernard Pivot ? Dâautant que le jeu perlĂ© de Daniil Trifonov fait merveille entre sagacitĂ©, activitĂ©, intĂ©rioritĂ© ; entre allant et tendre nostalgie ; il tisse des vagues dâivresse Ă©perdue comme au diapason dâun orchestre nerveux voire brutal (excellente prĂ©cision de NĂ©zet-SĂ©guin pour restituer la dĂ©flagration sonore dâune orchestration qui peut sonner monstrueuse), sĂ©ries de rĂ©ponses Ă©lectriques et tout autant percutantes et vives, au bord de la folie (grĂące Ă une digitalitĂ© fabuleusement libre, frĂ©nĂ©tique ou en panique). Ce jeu Ă©lastique entre Ă coups et secousses, puis Ă©largissement de la conscience, trouve un Ă©quilibre parfait entre le piano et lâorchestre.
LâAndante caresse, respire, plonge dans des eaux plus ambivalentes encore oĂč rĂšgne comme une soie nocturne, lâonde sonore onctueuse de lâorchestre plus bienveillant. Daniil Trifonov chante toute la nostalgie en osmose avec les pupitres de lâorchestre aux couleurs complices.
A travers une forme de monologue enchantĂ©, sourd lâinquiĂ©tude dâune gravitĂ© jamais Ă©loignĂ©e. La lecture approche davantage une veille attendrie plutĂŽt quâune libĂ©ration insouciante. LĂ encore on goĂ»te la subtilitĂ© des nuances et des couleurs.
La partie la plus passionnante reste lâultime Ă©pisode Allegro vivace dont le chef fait crĂ©piter les rythmes (dĂ©jĂ ) amĂ©ricains, le swing qui semble quasi improvisĂ©, dâautant que le cheminement du jeune pianiste se joue des rythmes, de lâenchaĂźnement des sĂ©quences avec une prĂ©cision frĂ©nĂ©tique, une acuitĂ© vive et engagĂ©e dâune indiscutable Ă©nergie ; un tel dĂ©hanchement heureux regarde directement vers le bonheur comme la libertĂ© du Concerto n°3, lui créé Ă New York par lâauteur le 28 nov 1909.
Brillant autant que crĂ©atif, Trifonov nous livre son propre arrangement du premier volet des Cloches, soit un morceau de 6mn (allegro ma non tanto) qui montre toute la sensibilitĂ© active et lâimagination en couleurs et timbres qui lâinspirent.
Périple réussi pour Daniil Trifonov
Rachmaninov intérieur et virtuose
CD2 – Cerise sur le gĂąteau et approfondissement de cette utlime escale en terres Rachmaninoviennes, le Concerto pour piano n°3 affirme une Ă©gale musicalitĂ© : immersion naturelle et progressive sans heurts, en un flot Ă la fois ductile et crĂ©pitant oĂč lâorchestre sait sâadoucir, rechercher une sonoritĂ© mĂ©diane qui flatte surtout le relief scintillant du piano. Le jeu de Trifonov est dâune prĂ©cision caressante, onctueuse et frappante par sa souplesse, comme une vision architecturĂ©e globale trĂšs claire et puissante. LâĂ©coulement du dĂ©but est presque hors respiration, dâune tenue de ligne parfaite, Ă la fois irrĂ©sistible, allante, de plus en plus souterraine, recherchant le repli et lâintĂ©riorisation ; ce que cherche Ă compenser lâorchestre de plus en plus dĂ©claratif, mĂ©nageant de superbe vagues lyriques comme pour mettre Ă lâaise le soliste ; aucun effet artificiel, mais lâaccomplissement dâune lecture dâabord polie dans lâesprit ; Dâune imagination construite foisonnante, Trifonov soigne lâarticulation au service de sa sonoritĂ©, Ă©coute lâintĂ©rioritĂ© de la partition et cisĂšle son chant pudique avec une tendresse magicienne. Chaque point dâextase et de plĂ©nitude sonore rebondit avec un galbe superbement articulĂ© ; peu Ă peu le pianiste fait surgir une sincĂ©ritĂ© de plus en plus lumineuse que lâorchestre fait danser dans un crĂ©pitement de timbres bienheureux. La rĂ©exposition Ă©claire davantage la sensibilitĂ© intĂ©rieure du pianiste qui ralentit, Ă©coute, cisĂšle, distille avec finesse lâĂ©lan lyrique, souvent Ă©perdu de son texte. JusquâĂ lâivresse presque en panique Ă 8â du premier mouvement, avant que ne cisaillent les trompettes cinglantes plus amĂšres, rĂ©vĂ©lant alors des cordes plus nostalgiques ; mais câest Ă nouveau le piano somptueusement enchantĂ© qui recouvre lâĂ©quilibre dans ce mitemps.
La seconde partie dans ses vertiges ascensionnels est hallucinĂ©e et crĂ©pitante ; le pianiste semble tout comprendre des mondes poĂ©tiques de Rachmaninov : ses Ă©clairs fantastiques, ses doutes abyssaux, ses Ă©lans Ă©perdus⊠Trifonov sachant Ă contrario de bien de ses confrĂšres et consĆurs, Ă©viter toute dĂ©monstration, dans lâaffirmation dâun chant irrĂ©pressible, viscĂ©ral, jamais trop appuyĂ©, triomphe dans une sonoritĂ© toujours souple et fluide, solaire et tendre (cf la qualitĂ© de ses Liszt prĂ©cĂ©dents dĂ©jĂ citĂ©s). Le soliste sait prĂ©server lâampleur dâune vision intĂ©rieure, imaginative, poĂ©tique, suspendue, dâune incroyable respiration profonde, en particulier avant la 2Ăš rĂ©exposition du thĂšme central (15â40 Ă 15â53). Tout lâorchestre le suit dans ce chant de lâĂąme et qui sâachĂšve dans une glissade fugace, subtilement ciselĂ©e dans lâombre.
Lâintermezzo est en forme dâAdagio qui affirme la mĂȘme voluptĂ© lointaine, une distanciation poĂ©tique Ă©cartant tout acoups, mais invite Ă lâexpression la plus intime dâun cĆur attendri, extatique. Cette Ă©loquence intĂ©rieure est partagĂ©e par lâorchestre et le pianiste qui colore et croise de nouvelles visions au bord de lâĂ©vanouissement, sait sâappuyer davantage sur lâorchestre : les champs intĂ©rieurs y sont remarquablement sculptĂ©s, vĂ©ritables ivresses qui portent au songe et Ă la rĂȘverie, Ă lâoubli et au renoncement⊠en un crĂ©pitement qui soigne toujours la clartĂ© et la prĂ©cision dâun jeu nuancĂ©, dĂ©taillĂ©, et dâune grande invention comme dâune grande intelligence sonore.
Le dernier mouvement, « Finale. Alla breve », semble rĂ©unir toutes les forces vitales en prĂ©sence et rĂ©capituler les songes passĂ©s, en un chant revivifiĂ© qui Ă©nonce les principes dâune reconstruction dĂ©sormais partagĂ©e par instrumentistes et piano solo ; le chant sâenfle, grandit, ose une carrure nouvelle, galopante ; Trifonov rĂ©ussit lâexpression de cette chevauchĂ©e toute de souplesse et de nuances chantantes. Le jeu du pianiste est tout simplement irrĂ©sistible comme happĂ©, aspirĂ© par une dimension qui dĂ©passe lâorchestre⊠facĂ©tieux, mystĂ©rieux, le clavier vole dĂ©sormais de sa propre Ă©nergie, aĂ©rienne : le lutin Trifonov (3â57) cisĂšle ce chant cosmique, dans les Ă©toiles, comme un jaillissement naturel. Dâune caresse infinie quâil inscrit, suspend au delĂ de la voĂ»te familiĂšre dans la texture mĂȘme du songe. Un songe Ă©veillĂ©, en chevauchĂ©, dans un galop qui mĂšne trĂšs trĂšs loin et trĂšs haut, rĂ©vĂ©lĂ© en partage. Hallucinant et cosmique. Du trĂšs grand art.
LIRE notre annonce du cd événement Departure / Destination Rachmaninov (octobre 2018)
https://www.classiquenews.com/cd-evenement-annonce-daniil-trifonov-destination-rachmaninov-departure-1-cd-dg/
LIRE aussi notre annonce du cd événement : ARRIVAL / Destination Rachmaninov (octobre 2019)
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CD Ă©vĂ©nement, critique. DANIIL TRIFONOV, piano – Destination Rachmaninov : ARRIVAL – Concertos 1 et 3. PHILADELPHIA orchestra, Yannick SĂ©guet-NĂ©zin, direction 52 cd DG Deutsche Grammophon) – CLIC de CLASSIQUENEWS dâoctobre 2019. Parution le 11 octobre 2019.