Compte rendu, concert. Lyon, Auditorium, samedi 11 juin 2014. Concert Ravel. Leonard Slatkin, direction. Du Ravel Ă dĂ©couvrir dans lâAuditorium lyonnais âŠqui porte son nom : câest Antar, dâaprĂšs Rimsky-Korsakov, en une adaptation qui parsĂšme dâallĂ©gements discrets le spectacle â 1910- trĂšs théùtral dâun poĂšte libanais. Un texte poĂ©tique a donc Ă©tĂ© demandĂ© Ă Amin Maalouf, et câest AndrĂ© Dussollier qui « rĂ©cite » sans emphase, de sa voix si musicienne. VĂ©ronique Gens module superbement les MĂ©lodies HĂ©braĂŻques et ShĂ©hĂ©razade, puis lâOrchestre vient en gloire faire rayonner la 2e Suite de Daphnis.
Mata Hari chez Rimsky
A lâAuditorium Ravel, il arrive quâon dĂ©couvre encore duâŠRavel, problĂ©matique sinon inconnu. Ainsi en est-il allĂ© pour un Antar dâaprĂšs Rimski-Korsakov, dont une fort intĂ©ressante notice de programme (François Dru) indique limites et questionnements. « Ni mirage, ni lĂ©gende », cette « partition » de 1910 oĂč les biographes dominants (M.Marnat, A.Orenstein) demeurent Ă©vasifs sur lâautonomie ravĂ©lienne en cette « aventure orientalisante » , menĂ©e parallĂšlement Ă lâĂ©criture dâun infiniment plus important Daphnis . Pour Antar, il sâagissait dâune piĂšce (en 5 actes et en vers !) du poĂšte libanais Chekri Ganem, avec 14 rĂŽles principaux (et mĂȘme Mata-Hari en effeuilleuse !), qui « copiait-collait » avec le poĂšme-symphonique ensuite devenu 2e Symphonie de Rimski.
Le musicien russe Ă©tait fort apprĂ©ciĂ© par Ravel Ă qui son ami Ricardo Vines lâavait prĂ©sentĂ© trois ans plus tĂŽt. Puis, comme le dit F.Dru : « Le travail de Ravel pour Antar ne fut pas de composition pure, mais lâintĂ©rĂȘt dâune reconstitution demeure dans la vision dâun Ravel arrangeur, capable de dissĂ©quer et dâagencer un texte musical prĂ©-existant, pour accompagner le geste dramatique, en un vĂ©ritable travail dâorchestrateur, tel que lâindustrie du cinĂ©ma peut encore le rechercher. »
PoĂšte au pays du CĂšdre
On songe Ă©videmment tout de suite Ă ce que Ravel Ă©crira douze ans plus tard, le passage en orchestre des Tableaux dâune Exposition : mais avec Moussorgski, ce sera â rutilance russe Ă la base â pour une vision augmentative, passionnĂ©e, et quelle ! Avec Antar, nous demeurons dans lâagencement habile, et plutĂŽt en rĂ©duction, par celui qui fut surnommĂ© (un 3e Russe, Stravinsky : Ă©tait-ce un compliment ?:« lâhorloger suisse ».) En tout cas, du vivant de Ravel et mĂȘme aprĂšs sa mort, Antar-spectacle-Ganem avait Ă©tĂ© un grand succĂšs, et les reprises (dont tout de suite une cinĂ©matographique !) furent nombreuses. On nous prĂ©cise mĂȘme quâil y en eut une Ă âŠlâOpĂ©ra de Lyon, en 1938 : est-ce en songeant Ă cela que LĂ©onard Slatkin avait songĂ© Ă une nouvelle version quâil inscrirait dans son intĂ©grale discographique avec lâONL ? Il fallait alors remettre en « portatif » le dispositif initial et le faire avec un texte non théùtral, dialoguant avec lâorchestre. Nouvelle idĂ©e « libanaise » des annĂ©es 2010 : solliciter un poĂšte du pays du CĂšdre⊠Amin Maalouf accepte, pour le bonheur de tous âŠet du rĂ©citant AndrĂ© Dussollier.
Du cÎté de chez Swann
Donc, voici portĂ© par un acteur Ă la fois connu et aimĂ© dâun large public (au cinĂ©ma), dâune subtilitĂ© discrĂšte, absolue (quâon aille jeter lâoreille sur sa lecture en coffret cd. « Du cĂŽtĂ© de chez Swann », admirable de justesse proustienne ), un Antar ramenĂ© Ă des dimensions moins lĂ©gendaires, plus humaines en quelque sorte, puisque le guerrier lĂ©gendaire est devenu ancien esclave et porte seulement le sort de sa tribu. Antar nâen sacrifiera pas moins noblement sa vie Ă lâhonneur, laissant seuls sa belle veuve et son enfant. Prendrait-on autant de plaisir â fĂ»t-ce musical devant les fondus-enchaĂźnĂ©s et raccourcis discrĂštement ravĂ©liens- sans le beau texte de Maalouf â ah ! son leitmotiv : « le dĂ©sert nâest pas vide » ! â et le sublime lecteur en complet-cravate qui vient se placer comme soliste devant le chef ?
Jeu de mélodie et de timbres
La voix dâA.Dussollier a ses rĂ©sonances un rien mĂ©talliques, mais dont la parfaite prĂ©cision nâĂ©rode jamais les harmoniques Ă©motives, et tout ce qui est cherchĂ© en profondeur, sans trace de dĂ©monstrative impudeur : un vrai « jeu de  mĂ©lodie et de timbres », comme on dit depuis lâEcole de Vienne. On croit ainsi voir Ă lâhorizon « les chimĂšres » butant sur le silence calculĂ© de lâorchestre, le dĂ©sir dâAntar (« on dit que tu as de la tendresse pour Abla »), la menace de lâinĂ©luctable destinâŠCe qui frappe aussi, câest le contraste entre ce mezzo voce dominant et le dĂ©ferlement instrumental de cette 2nde Symphonie Ă©crite par Rimsky â depuis 1868, il en avait fait trois rĂ©visions ! â Ă laquelle son auteur tenait tant, bien quâil eĂ»t avouĂ© en toute modestie : « Antar, Sadko, des Ćuvres qui se tenaient et ne marchaient pas mal, mais je nâĂ©tais alors quâun dilettante et je ne savais rien ! ».
Comme au jour de sa mort pompeusement parée
Pourquoi le mauvais esprit nous souffle t-il que cette Ă©criture somptueuse, ĂŽ combien post-romantique, a un peu de « cet Ă©clat emprunté » mis par Racine dans le personnage de JĂ©zabel (la « maman dâAthalie » ), « comme au jour de sa mort pompeusement parĂ©e » ? Devant cette mort (esthĂ©tique) annoncĂ©e , le minimaliste et ironiste Ravel dut sâamuser tout en sâefforçant dâallĂ©ger cette « barque sur lâocĂ©an » dâĂ©loquence. Et de cet ensemble composite , Leonard Slatkin tire un magnifique tableau en technicolor-Ă©cran-panoramique, respectant la dimension voulue par A.Maalouf et A.Dussollier mais dĂ©chaĂźnant un orchestre visiblement heureux de donner sa pleine mesure.
Asie, Asie, Asie
Un « plus vrai Ravel », bien sĂ»r, vient dans la 2e partie du concert, Ă commencer par dâautres somptuositĂ©s dans le chant. Aussi bien pour les deux MĂ©lodies HĂ©braĂŻques de 1914 que pour les poĂšmes de ShĂ©hĂ©razade (1903), la voix de VĂ©ronique Gens est miracle dâidentification aux textes et Ă leur esprit : tour Ă tour et simultanĂ©ment souple, ondoyante, profonde, voluptueuse, caressante, grave : suprĂȘmement esthĂ©tique, au carrefour de toutes les sensations. A lâimage de lâinitial appel en triade : « Asie, Asie, Asie » et de sa dĂ©sinence orchestrale, tout ici est construit par Ravel mais semble Ă©chappe au calcul, en pur bonheur de sensualitĂ©.
Un fervent dreyfusiste
Puis seul e sâĂ©chappe vers lâĂ©motion la plus poignante la mĂ©lodie du kaddisch (priĂšre des morts), dont le climat et la haute inspiration rappellent lâadmiration respectueuse que Ravel vouait au peuple et Ă la culture juifs : Ă travers de nombreuses amitiĂ©s â dont celle de LĂ©on Blum-, en miroir de ses idĂ©es pacifistes , socialistes et anticolonialistes, (voir la 2e des Chansons MadĂ©casses : « Aouah ! mĂ©fiez-vous des Blancs, habitants du rivage ! » ), ce fervent dreyfusiste de la premiĂšre heure Ă©prouva vite la haine que certains milieux â fanatiques musicaux( ?),section Action Française, « étrangleurs de Gueuse » (la RĂ©publique), entre autres â professaient envers « les mĂ©tĂ©ques » et « le peuple dĂ©icide » . Nâalla-t-on pas jusquâĂ lui crier « silence, sale juif ! » quand il manifestait au Théùtre des Champs ElysĂ©es en faveur du Sacre du Printemps ? Les obsĂ©dĂ©s de la traque antisĂ©mite avaient aussi prĂ©tendu « lire » en « ravel » un camouflage onomastique , (« rabbele », petit rabbin), ce quâon colporta jusquâen AmĂ©rique du Nord â Ravel en subit lĂ -bas – 1928- les Ă©chos insultants chez des ultras sournois ou vocifĂ©rants ââŠ
Les autodafés de 1933
Cette « rĂ©putation », ses amitiĂ©s dans les milieux juifs et dâextrĂȘme-gauche,- plus encore que le contenu musical de lâOeuvre ? -, valurent Ă Ravel « lâhonneur » de figurer sur la liste des « autodafĂ©s », dĂšs mai 1933, Ă©tablie par Goebbels et ses sbires. On notera encore quâĂ Montfort-lâAmaury, des exilĂ©s raciaux  chassĂ©s en France par les nazis purent trouver secours et aide financiĂšre auprĂšs dâun Ravel jusquâau bout fidĂšle Ă ses convictions dâhumaniste Ă©pris de la libertĂ©âŠ
Pour finir, Leonard Slatkin a conduit son orchestre galvanisĂ©, hautement inspirĂ©, dans la 2e Suite de Daphnis et ChloĂ©. De la poĂ©sie impalpable du « lever du jour » au dĂ©chaĂźnement solaire de « la danse gĂ©nĂ©rale », ce fut un superbe temps conclusif, apollinien et dionysiaque, oĂč la grandeur ravĂ©lienne trouve son immense mesure et dĂ©mesure.
Auditorium de Lyon, samedi 11 juin 2014. Maurice Ravel (1875-1937) : Antar, Deux Mélodies Hébraïques, Shéhérazade, 2e Suite de Daphnis. O.N.L. , direction Leonaed Slatkin, Véronique Gens, André Dussollier.