Entre Alessandro Scarlatti et Mozart, soit entre lâĂ©cole napolitaine qui essaima partout en Europe, imposant dĂšs 1715, lâessor des virtuoses de la voix et la magie Ă©vanescente de lâopĂ©ra italien et Wolfgang Amadeus Mozart qui en recueille lâessence et inaugure Ă lâĂąge classique les prĂ©mices du romantisme naissant, que savons-nous de la constellation des compositeurs de mĂ©rite, agissant Ă lâĂ©poque du rocaille, puis Ă lâĂąge dit galant, enfin, avant la RĂ©volution, sous lâessor des LumiĂšres ? Avouons quâa contrario la plupart demeurent dans lâombre⊠Niccolo Jommelli appartient Ă ceux-lĂ . Ou plutĂŽt appartenait⊠si lâon tient compte des parutions discographiques dĂ©voilant son art subtil dans le registre sacrĂ© ou profane (lire notre discographie « essentielle »). Une mĂȘme passion sây impose : celle de la voix⊠et pas seulement, celle aussi de lâorchestre dont les couleurs et le raffinement des timbres dĂ©montrent un premier maĂźtre des climats et de lâorchestration. Ajoutons que ses opĂ©ras, pareils Ă ceux de Vivaldi â un « autre ressuscitĂ© de lâheure », Ă©voque le travail dâun lyricophile acharnĂ©, tout autant soucieux dâunitĂ© scĂ©nique voire de vraisemblance dramatique, que de vocalitĂ expressive servant le sens du texte. Alchimie difficile pourtant inĂ©vitable qui a le mĂ©rite dâexposer clairement ses intentions dâĂ©loquence et de cohĂ©rence, Ă lâĂ©poque oĂč se sont imposĂ©es les virtuositĂ©s acrobatiques de la glotte, sous la tyrannie des chanteurs. Voici une Ă©vocation de sa carriĂšre, essentiellement orientĂ©e vers la scĂšne.
tempérament napolitain né pour le théùtre
Jommelli, lâopĂ©ra et Balzac.
Connaissons nous Jommelli ? DerriĂšre le nom de ce Napolitain se cache lâactivitĂ© et lâexigence dâun tempĂ©rament nĂ© pour le théùtre. Sa sensibilitĂ© favorise Ă sa maniĂšre la rĂ©forme et lâĂ©volution progressive de lâopera seria, soit du « grand genre », machine aussi stimulante que piĂšge acadĂ©mique pour les auteurs qui sây risquent. Pourtant sans opera, point de gloire ! A lâĂ©gal de la Peinture dâHistoire pour les peintres, aucun musicien digne de ce nom, ne peut prĂ©tendre reconnaissance et statut, donc privilĂšges et pension, sans se confronter aux planches, dans lâillustration de lâHistoire hĂ©roĂŻque, mythologique ou romanesque voire sacrĂ©e.
AdulĂ© de son vivant, suivant en cela, un autre napolitain de cĆur, Hasse, dont il est comme lui, le champion du style napolitain, Jommelli incarne une ambition europĂ©enne, Ă lâĂ©poque oĂč les Italiens rĂšgnent sur les théùtres dâEurope : il Ćuvre Ă Venise, Bologne et Rome, bien sĂ»r, mais aussi pour les principautĂ©s germaniques et mĂȘme la pĂ©ninsule ibĂ©rique : il livrera encore « Il Trionfo di Clelia » pour Lisbonne en 1774, lâannĂ©e de son dĂ©cĂšs.
Sa position prend davantage de poids lorsque sâaffirme son style, assimilateur des derniĂšres innovations musicales Ă la mode ; un style Ă la pointe du goĂ»t qui devait permettre Ă Gluck et surtout Ă Mozart de renouveler la scĂšne lyrique, en proposant leur propre conception de la dramaturgie musicale.
Les Ă©crivains lâont aussi adoptĂ©, sâinspirant Ă la source de sa crĂ©ation : Ă©prouvant Ă lâaudition de sa musique, cette fascination fĂ©conde entre les arts. AdulĂ© par ses pairs, il offre lâincarnation du gĂ©nie musical de lâEsprit des LumiĂšres. Diderot, comme nous le verrons plus loin, puis en 1830, HonorĂ© de Balzac citent Jommelli comme un MaĂźtre de la voix, suscitant chez lâauditeur, un trouble propice Ă la divagation crĂ©atrice.
Dans sa nouvelle intitulĂ©e Sarrasine, Balzac Ă©voque le monde de lâopĂ©ra romain du XVIIIe siĂšcle. Ernest-Jean Sarrasine, jeune sculpteur encore apprenti recherche dans la ville Ă©ternelle, comme nombre de ses contemporains artistes, sur les traces de Michel-Ange et du Bernin, une contemplation dĂ©cisive. Une rĂ©vĂ©lation salutaire, propre Ă prolonger lâenseignement du sculpteur Bouchardon dont il a quittĂ© lâatelier parisien : il lui suffit alors, de parcourir le pavĂ© romain, vĂ©ritable musĂ©e en plein air. Dans lâesprit de Balzac, satisfaisant les besoins de sa trame romanesque et aussi, la nĂ©cessitĂ© de vraisemblance historique du sujet, Ă lâĂ©quation : opĂ©ra/Rome/XVIIIe siĂšcle, correspond un nom : Jommelli.
LâĂ©crivain imagine son hĂ©ros, excitĂ© par le vivant exemple des reliefs antiques : il nâest pas une rue ou une colline de la Rome Baroque qui ne regorge de vestiges de la Rome ImpĂ©riale. Le fil de la narration accumule des strates minĂ©rales successives pour atteindre une cible imprĂ©vue et bien vivante. La dĂ©couverte de lâart romain et sa quĂȘte dâun idĂ©al esthĂ©tique, sâincarnent subitemenpar un choc auditif et visuel (mĂ©taphore du spectacle total quâest lâopĂ©ra) : la dĂ©couverte de lâune des plus troublantes expĂ©riences sensuelles qui lui soient donnĂ©es de vivre : des colonnes marmorĂ©ennes sur les forums antiques au corps de la chanteuse Zambinella, palpitante icĂŽne sur la scĂšne dâun théùtre. Le texte exprime le spasme Ă©rotique qui submerge lâinspiration du jeune sculpteur. Pour comble de sa recherche initiatique, Jommelli offre un accomplissement qui est au-delĂ du mot, dĂ©jĂ dans la musique et le chant Ă©voquĂ©s, dans un instant qui perdure dans la mĂ©moire et compose dĂ©sormais lâidentitĂ© de Sarrasine. Rien ne saurait ĂȘtre pareil aprĂšs cette Ă©preuve artistique qui enchante autant lâesprit que les sens.
Ainsi se profile lâambition du musicien sur la scĂšne : concilier la dignitĂ© du sujet (Ă©difier le spectateur) tout en divertissant lâaudience.
« Il avait dĂ©jĂ passĂ© quinze jours dans lâĂ©tat dâextase qui saisit toutes les jeunes imaginations Ă lâaspect de la reine des ruines, quand un soir, il entra au théùtre dâArgentina, devant lequel se pressait une grande foule.Il sâenquit des causes de cette affluence, et le monde rĂ©pondit par deux noms : « Zambinella ! Jomelli ! » Il entre et sâassied au parterre, pressĂ© par deux abbati notablement gros ; mais il Ă©tait assez heureusement placĂ© prĂšs de la scĂšne. La toile se leva. Pour la premiĂšre fois de sa vie, il entendit cette musique dont M. Jean-Jacques Rousseau lui avait si Ă©loquemment vantĂ© les dĂ©lices, pendant une soirĂ©e du baron dâHolbach. Les sens du jeune sculpteur furent, pour ainsi dire, lubrifiĂ©s par les accents de la sublime harmonie de Jomelli. Les langoureuses originalitĂ©s de ces voix italiennes habilement mariĂ©es le plongĂšrent dans une ravissante extase. Il resta muet, immobile, ne se sentant pas mĂȘme foulĂ© par deux prĂȘtres. Son Ăąme passa dans ses oreilles et dans ses yeux. Tout Ă coup des applaudissements Ă faire crouler la salle accueillirent lâentrĂ©e en scĂšne de la prima donna. Elle sâavança par coquetterie sur le devant du théùtre, et salua le public avec une grĂące infinie. Les lumiĂšres, lâenthousiasme de tout un peuple, lâillusion de la scĂšne, les prestiges dâune toilette qui, Ă cette Ă©poque, Ă©tait assez engageante, conspirĂšrent en faveur de cette femme. Sarrasine poussa des cris de plaisir. Il admirait en ce moment la beautĂ© idĂ©ale de laquelle il avait jusquâalors cherchĂ© çà et lĂ les perfections dans la nature, en demandant Ă un modĂšle, souvent ignoble, les rondeurs dâune jambe accomplie⊠»
Dans le texte de Balzac, le pouvoir dâenchantement de lâopĂ©ra de Jommelli et jusquâĂ la prĂ©sence â exclamative â de son nom, illustrent le point culminant de lâĂ©motion esthĂ©tique du jeune homme. Cette citation balzacienne, qui dâailleurs sait aussi relever la vĂ©nĂ©ration dâun autre Ă©crivain avant lui, Rousseau, admirateur des napolitains en particulier dans le genre comique, montre quelle connotation superlative est liĂ©e au seul nom de Jommelli. Est-il hommage plus Ă©mouvant de la part dâun Ă©crivain aussi subtil ? Il nous serait donc lĂ©gitime, aujourdâhui, dâentendre, cette ivresse des sens dont nous parle Balzac Ă son Ă©poque.
Place et gloire de Jommelli. Quelle est la place véritable du Napolitain ?
A-t-on raison de lui rĂ©server cette prĂ©sĂ©ance au sein de lâhistoire musicale du SiĂšcle des LumiĂšres ? Gloire justifiĂ©e ou emportement dâĂ©crivains ? Jommelli appartiendrait prĂ©cisĂ©ment Ă cette colonie de musiciens du dernier baroque, dont lâĆuvre se dĂ©roulant tout au long du XVIIIe siĂšcle, en particulier aprĂšs les ornements rocaille, dans la seconde moitiĂ© du siĂšcle, permettrait de relier HĂ€ndel et Rameau Ă Gluck et Mozart, en accompagnant les Ă©volutions de lâĂ©criture musicale qui mĂšnent du Baroque au prĂ©romantisme.
Avant Balzac, les contemporains de Jommelli, voyageurs, chroniqueurs et poĂštes, ont reconnu sa valeur en un concert de louanges :
« au regard de lâĂ©loquence, de la diversitĂ© harmonique et du sublime accompagnement, rien de plus ne peut ĂȘtre vu ou imaginĂ© » (Charles de Brosses, 1740) ; « Incontestablement lâun des MaĂźtres de sa profession » (Charles Burney, 1773) ; « A ce jour, je nâavais rien entendu qui mâeut autant impressionnĂ© » (MĂ©tastase, lors de la premiĂšre Ă Vienne de Didone abbandonata).
Tous sâaccordent sur la qualitĂ© de son harmonie (De Brosses puis, nous lâavons lu, Balzac), sur lâefficacitĂ© de ses propositions dramatiques. Jommelli apporte effectivement des solutions salutaires pour lâopĂ©ra, en particulier dans le genre seria. EuropĂ©en avant lâheure, Napolitain de cĆur et de culture, â il devait retourner Ă Naples pour y mourir â, le musicien nous lĂšgue une leçon dâopĂ©ra au travers de ses divers postes Ă Venise, Rome, Vienne et Stuttgart. De Naples, patrie de PergolĂšse, donc du registre comique (buffa), il sait puiser les ressorts expressifs permettant au seria, dans un cadre plus pompeux par nature, de prĂ©server lâunitĂ© du drame. En cela, tout en Ćuvrant pour lâallĂšgement formel de la grande machine tragique, il prĂ©figure Mozart. Aux cĂŽtĂ©s du chevalier Gluck, on oublie Jommelli. Si lâart du premier tend vers la fresque morale, avec une simplicitĂ© parfois sĂ©vĂšre, une droiture certes vertueuse mais raide, le style du second a conservĂ© la souplesse expressive de la ligne, su rĂ©tablir cette alliance tĂ©nue entre la voix et lâinstrument, amplifiĂ© la rĂŽle et la texture de lâorchestre.
LâĆuvre Jommellienne sur la scĂšne seria et buffa. Un nouvel opĂ©ra au service du PoĂšte. 1714. Jommelli est nĂ© la mĂȘme annĂ©e que Carl Philipp Emanuel Bach et que Christoph Willibald Gluck. Comme eux, il incarne les ultimes tendances du dernier Baroque, aprĂšs 1750, quand meurt Haendel ; Vivaldi a disparu depuis 1741 et Rameau sâĂ©teindra sur le mĂ©tier des BorĂ©ades, laissĂ© inachevĂ© en 1764. Il accompagne donc les Ă©volutions du goĂ»t europĂ©en, faisant Ă©voluer les affĂšteries sentimentales (mais dĂ©jĂ romantiques) du style galant vers ce classicisme, Ă©pris dâordre et de mesure que Gluck portera (aprĂšs la mort de Jommelli) en un terme inĂ©galĂ©. PrĂ©cisĂ©ment dans ses tragĂ©dies parisiennes de la fin des annĂ©es 1770 : IphigĂ©nie en Tauride (1779).
Au final, lâĆuvre de Jommelli propose une maturitĂ© stylistique entre 1740 et 1770, diverse et foisonnante dans sa forme. Cependant cohĂ©rente par sa recherche spĂ©cifique dâun théùtre rĂ©formĂ© : oĂč la forme et le sujet seraient Ă nouveau en point dâĂ©quilibre. Câest justement cette pĂ©riode dâaccomplissement qui correspond aux annĂ©es 1755 lorsque le compositeur prend ses fonctions Ă la Cour de WĂŒrttemberg : acteur en affinitĂ© avec les attentes de lâheure, il partage la nĂ©cessitĂ© dâune rĂ©vision du drame lyrique (cf. la seconde partie de notre dossier)
Quelle est alors la situation de lâopera seria italien ? Depuis 1730, la scĂšne lyrique encense la « machine napolitaine » oĂč la voix domine. Ce spectacle fondĂ© essentiellement sur les tĂȘtes dâaffiches nâest pas sans poser quelques problĂšmes de fonds. Les partisans dâune certaine cohĂ©rence de lâaction ciblent les Ćuvres oĂč rien ne compte que, les roucoulades acrobatiques des virtuoses du chant, rossignols mĂ©canisĂ©s, rompus Ă la scĂšne, et dont le public sâest entichĂ© jusquâĂ lâhystĂ©rie : les castrats. Ils sont le produit des Ă©coles de Naples et incarnent au premier plan lâessor du style napolitain au XVIIIe siĂšcle. Pourtant si les castrats reprĂ©sentent une apothĂ©ose vocale, ils stigmatisent aussi les limites dâun style vouĂ© Ă disparaĂźtre, trop dĂ©pendants de lâhumeur dâun public volage. Une mode, pas une rĂ©volution du genre lyrique. Aux castrats, qui est lâaboutissement de lâenseignement napolitain, correspondent dans la mĂȘme dĂ©mesure, la tyrannie des primas donnas.
Sur le plan formel, la division imposĂ©e, recitativo secco/aria est un tremplin idĂ©al pour les dĂ©monstrations de la gorge. Lâaria, qui fonctionne isolĂ©ment, â cellule dĂ©tachĂ©e de lâaction â, met en valeur la performance du chanteur : rĂ©glĂ© en da capo, â trois parties : la centrale (B), Ă©tant cernĂ© par un dĂ©but (A) et sa reprise avec variation (Aâ) â, lâaria est attendu, saluĂ© par un public fanatisĂ©. PrĂ©cisĂ©ment cette partie finale (Aâ) oĂč le soliste peut dĂ©ployer lâĂ©tendue de ses possibilitĂ©s. Ce cloisonnement mĂ©canisĂ© du dĂ©roulement vocal, succession assĂ©chante et rĂ©barbative de possibilitĂ©s individuelles, sert davantage la prouesse que lâunitĂ© et la cohĂ©rence de lâĆuvre. A Jommelli, revient le mĂ©rite dâun renouvellement. Davantage de mesure dans les Ă©lans vocaux, retour Ă lâunitĂ© de la tension dramatique. Il rĂ©pondait
en cela, aux injonctions esthétiques du poÚte et librettiste Métastase, poÚte officiel de la Cour Impériale de Vienne, de 1730 à 1782.
Jommelli avait compris et parfaitement mesurĂ© lâurgence dâune rĂ©forme structurelle de lâopĂ©ra seria. Cette refonte est opĂ©rĂ©e par un poĂšte, non un musicien ⊠nuance importante qui renoue avec lâesthĂ©tisme de lâopĂ©ra Ă ses dĂ©buts quand Monteverdi perfectionnait ses dramma in musica selon la hiĂ©rarchie : texte/rythme/mĂ©lodie. AprĂšs lâautoritĂ© des chanteurs et leurs caprices dĂ©concertants, place Ă©tait Ă nouveau rĂ©servĂ©e aux poĂštes dramaturges, soucieux de cohĂ©rence dramatique. Surtout dâintelligibilitĂ© du mot. Les musiciens ont toujours dĂ» se soumettre aux contingences des arts pour lesquels ils ont Ă©crit. Le chant, le livret⊠le gĂ©nie dâun musicien ne se prĂ©cise-t-il pas dans sa capacitĂ© Ă maintenir un Ă©quilibre entre les parties constitutives de lâopĂ©ra ? La contrainte stimule le gĂ©nie. LâopĂ©ra seria du XVIIIe siĂšcle sâĂ©tait dâautant plus assĂ©chĂ© quâil ne souffrait plus le moindre Ă©cart comique, ironique ou burlesque voire grivois, qui mĂȘlĂ© aux tirades hĂ©roĂŻques, constituait lâalliance inventive dĂ©lectable de lâopĂ©ra vĂ©nitien du XVIIe siĂšcle.
DÚs le début du XVIIIe siÚcle, les genres, seria ou buffa, sont distinctement séparés.
VoilĂ qui ne favorise pas la richesse psychologique des caractĂšres et rĂ©duit les ressources expressives Ă disposition. Exactement lĂ aussi, comme en peinture, oĂč cette fois dĂšs le XVIIe siĂšcle, avec lâĂ©closion des AcadĂ©mies, une hiĂ©rarchie savante Ă©tait scrupuleusement observĂ©e par le sĂ©rail : peinture dâhistoire, peinture de genre. Ici, la leçon morale ; lĂ , lâanecdote domestique. Ou si lâon veut ĂȘtre plus proche de lâopĂ©ra du XVIIIe siĂšcle : ici, le sabre du hĂ©ros ; lĂ , le tablier de la soubrette.
Ainsi Jommelli sâefforce-t-il de rĂ©gĂ©nĂ©rer un genre condamnĂ© Ă la sclĂ©rose, et suivant les exigences du poĂšte, imagine en particulier Ă partir de 1756, de nouvelles formes musicales et vocales. PrivilĂ©giant les duos, trios, ensembles vocaux, il varie les types dâaccompagnement des rĂ©citatifs (ariosos), et sait rompre lâenchaĂźnement mĂ©canique : recitativo secco/aria, en crĂ©ant des successions dâariosos et dâarias grĂące Ă un orchestre de plus en plus participatif.
En mettant en pratique cette rĂ©volution formelle au service des valeurs hĂ©roĂŻques promues par MĂ©tastase, Jommelli confirme les possibilitĂ©s dâun cadre Ă©purĂ©, nettoyĂ© des excĂšs qui nuisent Ă son unitĂ© formelle, Ă son ambition morale. LâhonnĂȘtetĂ© de son Ă©criture servait un idĂ©al marquĂ© par la pensĂ©e des LumiĂšres, câest-Ă -dire lâapologie du prince, juste et clĂ©ment, ou lâapothĂ©ose des hĂ©ros vertueux, loyaux et fidĂšles. Au sein de cette vision positive, une nouvelle organisation se confirme : hiĂ©rarchisation des rĂŽles et des « couples » de chanteurs (primo uomo et prima donna, secondo uomo et secunda donna, etcâŠ), typologie des airs (airs de bravoure, de sortie, etcâŠ), surtout : rĂ©solution heureuse de lâaction. LâopĂ©ra mĂ©tastasien ne saurait sâachever dans la mort, la souffrance, la douleur. Il y est toujours question dâun discours oĂč lâaction et ses Ă©pisodes, donnent une leçon de vertu. Ainsi Jommelli et de nombreux autres musiciens, a-t-il, Ă sa mesure, illustrĂ© les sujets du poĂšte MĂ©tastase, mais avec son gĂ©nie propre. Câest-Ă -dire avec un sens spĂ©cifique de lâĂ©quilibre des parties. En ce sens, il sâinscrit dans la lignĂ©e des « grands » dramaturges lyriques du second Baroque, HĂ€ndel et Vivaldi, qui lâont prĂ©cĂ©dĂ©. Ceux lĂ mĂȘme qui les premiers, augurant de la rĂ©forme Ă venir, ont su sâapproprier les valeurs mĂ©tastasiennes, tout en les acclimatant Ă la mode napolitaine.
Jommelli et PergolĂšse, maĂźtres du Buffa Ă Paris. RĂ©formateur du seria, Jommelli sâest aussi illustrĂ© sur la scĂšne comique,aux cĂŽtĂ©s dâun autre musicien qui en est le meilleur crĂ©ateur. Au sein du foyer musical napolitain, la naissance presque simultanĂ©e de deux gĂ©nies paraĂźt presque naturelle. Niccolo Jommelli est nĂ© quatre annĂ©es aprĂšs celui qui Ă©blouit la constellation des auteurs locaux, telle une prodigieuse comĂšte : PergolĂšse (1710-1736). Ils sont tous deux, les enfants de la citĂ©. Jommelli est lâĂ©lĂšve de Nicola Fago au Conservatorio dei Turchini. Il est le fruit de lâenseignement des institutions charitables (ospedali) de Naples, qui a la diffĂ©rence de Venise, tout en prodiguant la mĂȘme qualitĂ© pĂ©dagogique, Ă©duquent les garçons quand la SĂ©rĂ©nissime enseignait aux jeunes filles. LâĂąge dâor du « systĂšme » vĂ©nitien fut assurĂ©ment incarnĂ© par les instrumentistes de la PiĂštĂ , dirigĂ©es par leur maestro di concerti, Don Antonio Vivaldi, dans la premiĂšre moitiĂ© du siĂšcle.
Avec Don Trastullo, Jommelli compose une perle du genre, pour le Carnaval de Rome en 1749 ; il apporte sa contribution tout aussi méritante, aprÚs les « modÚles » qui ont précédé : la Contadina de Hasse (1728) et la Serva Padrona de PergolÚse (1733).
Auteur comique dâune verve incontestable, il offre des modĂšles reconnus. Ses buffas, pareils Ă ceux de son compatriote PergolĂšse, furent jouĂ©s pendant la Querelle des Bouffons (1752) qui devait enflammer les esprits parisiens. PergolĂšse et Jommelli ont produit ces joyaux napolitains dans lesquels par cette simplicitĂ©, ce rĂ©alisme et cette vĂ©ritĂ© (rompant avec les codes de lâopĂ©ra historique), une gĂ©nĂ©ration de mĂ©lomanes ont reconnu le genre de lâavenir ; tout au moins, le théùtre idĂ©al dont ils avaient rĂȘvĂ© : en particulier, les EncyclopĂ©distes et leur champion Jean-Jacques Rousseau. Une bataille de goĂ»t permet souvent de rĂ©gler des comptes personnels, plus ou moins avouĂ©s. Ici, la dĂ©fense du buffa napolitain permettait au Philosophe, â lui-mĂȘme compositeur du Devin du village, pastorale dans le style italien créé en octobre 1752 â, de conspuer Rameau, le musicien officiel de la grande machine, poussiĂ©reuse et abstraite. PergolĂšse dĂ©cĂ©dĂ©, seul Jommelli pouvait recueillir les bienfaits de cette considĂ©ration française de son Ćuvre.
La vĂ©ritĂ© domestique du théùtre italien contre le merveilleux invraisemblable de la tragĂ©die lyrique. Au-delĂ de ces contingences musicales et esthĂ©tiques, il sâagissait aussi dâune rivalitĂ© de classes voire une critique contre lâordre social et ses injustices : le premier incarnait les intentions lĂ©gitimes du peuple quand Rameau, le savant et le sophistiquĂ©, illustrant le genre français de la tragĂ©die lyrique, â créée par Lully pour Louis XIV â, portait le blason de la monarchie.
Ses jalons Ă©tant posĂ©s, suivons la carriĂšre du musicien entre les grands citĂ©s qui lui ont permis de dĂ©velopper ses talents : Naples, Rome (Balzac sâĂ©tait bien documentĂ©) et Venise ; puis au-delĂ des Alpes, Vienne et Stuttgart.
A venir : Seconde Partie, « la carriÚre ».
Jommelli au disque
SĂ©lective, notre discographie vous aidera Ă dĂ©couvrir Jommelli sans vous tromper ni omettre les gravures importantes qui rendent compte de lâĂ©tendue de lâĆuvre du musicien napolitain.
1. VĂȘpres Ă Saint-Pierre de Rome, Miserere : A Sei voci, direction : Bernard Fabre-Garrus (Auvidis AstrĂ©e E 8590). 1996. 1h23â(2 cds).
Fabre-Garrus et ses effectifs abordent la musique conçue par Jommelli pour les chanteurs de la Cappella Giulia Ă Rome. Au sein du temple de lâorthodoxie catholique, le compositeur montre quâil sait ĂȘtre fidĂšle Ă la tradition palestrinienne mais aussi subjuguer par de nouveaux effets chromatiques, en particulier dans le Miserere. Les envolĂ©es solistiques sont de trĂšs haute tĂ©nue grĂące Ă Thierry BrĂ©hu (Bene fundata) et Catherine Padaut (Laudate Pueri).
2. Lamentations du ProphĂšte JĂ©rĂ©mie pour le Mercredi Saint (Le lamentazioni del Profeta Geremia per il Mercoledi Santo) : VĂ©ronique Gens, GĂ©rard Lesne. Il Seminario musicale, direction : Christophe Rousset (Virgin Veritas 5 45202-2). 1995, 1h03â.
Si lâon sâen tient au tĂ©moignage de Diderot, nous tenons lĂ une partition majeure de lâĆuvre Jommellien. Les larmes que verse le ProphĂšte JĂ©rĂ©mie devant le spectacle de la JĂ©rusalem dĂ©truite se font ici figures mystiques dâun extrĂȘme raffinement, conformes Ă lâesthĂ©tique galante. Tenue vocale de premier plan, nettetĂ© des lignes instrumentales : tout Ćuvre pour la gloire posthume dâun Jommelli incisif, visiblement habitĂ© par son sujet.
3. Didone Abbandonata :
Dorothea Röschmann, Martina Borst, William Kendall, Mechthild Bach, Daniel Taylor, Arno Raunig, Stuttgart Kammerorchester, direction : Frieder Bernius (Orfeo C 381 953). 1994, 2h09â(3 cds).
Armida, Didone⊠Jommelli sâest passionnĂ© pour les hĂ©roĂŻnes tragiques et les femmes abandonnĂ©es, prĂ©textes Ă une illustration psychologique ciselĂ©e. De 1747 Ă 1763, trois fois Jommelli reprit son ouvrage sur le thĂšme de lâAmoureuse Carthaginoise, dĂ©laissĂ©e et trahie, selon les Ă©volutions de son tempĂ©rament mais aussi pour servir au mieux le contexte des reprĂ©sentations, Ă Rome, Vienne et Stuttgart. Toujours soucieux de prĂ©server la vertu ultime dâun grand opĂ©ra digne de ce nom : lâexpression. IdĂ©ale ambassadrice de la passion jommellienne : Dorothea Röschmann. De ce volet tragique au fĂ©minin, qui annonce son Armida napolitaine de la fin (1770), Jommelli capte lâattention avec brio par un orchestre des plus imaginatifs.
4. Don Trastullo :
Roberta Invernizzi, Giuseppe Naviglio, Rosario Totaro. Cappella deâTurchini, direction : Antonio Florio (Opus 111 30 OP 30280). 2000, 59â.
GĂ©nie polymorphe, Jommelli qui allait devenir Ă Rome maestro coadiutore de la Chapelle pontificale, sait aussi mĂ©nager les surprises en donnant au Carnaval de 1749, cette « bouffonnerie » parfaitement ficelĂ©e. La partition devait lâimposer Ă Paris contre Rameau et lâinscrit dâemblĂ©e comme le maĂźtre de la scĂšne comique aux cĂŽtĂ©s de Hasse et de PergolĂšse. La dĂ©marche entreprise par Antonio Florio pour la rĂ©surrection idiomatique du buffa napolitain trouve ici lâun de ses plus remarquables aboutissements. Câest que le chef ne nĂ©glige rien, ni des voix ni de lâorchestre.
5. Armida abbandonata :
Les Talens lyriques, direction : Christophe Rousset (2 cds, Ambroisie, 1994). Armida Abbandonata créée Ă Naples en 1770 incarne les ultimes tentatives d’un gĂ©nie de la scĂšne napolitaine dans le genre seria. C’est Ă sa source que devait puiser le jeune Mozart. NervositĂ© et caractĂšre au service dâune partition qui recherche lâexpressivitĂ© : que demander de plus ? VoilĂ une réédition dâautant plus opportune quâelle se confirme telle une gravure majeure dans la discographie des Talens Lyriques. Câest en juillet 1994 que les spectateurs du festival de Beaune dĂ©couvraient le théùtre de Niccolo Jommelli avec cette Armida fulminante, hĂ©roĂŻne Ă la dĂ©mesure dramatique aussi fascinante que lâArmide de Lully. Un an plus tard, le label « Fnac Music », aujourdâhui disparu, publiait les sĂ©ances dâenregistrement dirigĂ©es par Christophe Rousset, dĂ©fricheur de lâopera-seria, post HĂ€ndĂ©lien/Vivaldien, prĂ©-Mozartien. La partition rĂ©vĂšle lâĂ©tendue du gĂ©nie lyrique de Jommelli saluĂ© de son vivant. Câest un chaĂźnon manquant rĂ©habilitĂ©, dâautant plus essentiel que, incontestablement talentueux, il comble ce manque entre le baroque tardif, celui des annĂ©es 1750/1760, et les premiers sursauts nĂ©o-classiques, colorĂ©s par la sensibilitĂ© galante qui prĂ©parant Mozart, accompagnent les derniĂšres manifestations de la rĂ©forme mĂ©tastasienne du grand genre et quâillustrent idĂ©alement, les Ćuvres parisiennes de Gluck, dans les annĂ©es 1770.
On accueille donc avec plaisir la réédition de ce texte capital grĂące Ă lâinitiative du label Ambroisie. Si Jommelli meurt quasi oubliĂ© dans sa Naples natale, aprĂšs avoir Ă©bloui les cours dâEurope, il laisse avec cette Armida, – son avant-dernier ouvrage pour la scĂšne -, la somme de son style. Une Ă©criture qui recueille le fruit de son mĂ©tier appris Ă Stuttgart oĂč il disposa dâun orchestre et de conditions de travail de premier plan ; une conception de la dramaturgie dĂ©pouillĂ©e, totalement infĂ©odĂ©e Ă la narration psychologique dans laquelle les climats dĂ©veloppĂ©s par lâorchestre sont aussi efficaces que le chant. DĂ©jĂ en son heure, lâĆuvre fut plutĂŽt froidement accueillie : trop sophistiquĂ©e pour un public gavĂ© de mĂ©lodrames napolitains, genre dans lequel dâailleurs, Jommelli sut aussi se faire un nom (voir la discographie de notre dossier Jommelli : « Don Trastulo », « buffo » créé Ă Rome en 1749). Il nâempĂȘche : lâamateur dâaujourdâhui, qui saura reprendre par parties dans son salon lâĂ©coute de lâopĂ©ra et prendre le temps de se familiariser avec la langue codifiĂ©e de lâopĂ©ra « sĂ©rieux » du XVIIIĂšme siĂšcle, dĂ©couvrira lâhonnĂȘtetĂ© dâun musicien tout accaparĂ© Ă soigner lâintelligibilitĂ© passionnelle de ses personnages. A travers lâorthodoxie des formes convenues (aria da capo, rĂ©citatifs obligĂ©s, airs de sortie, de bravoure, di paragone ; Ă©lĂ©vation morale des caractĂšres, conclusion positive et apologie des sentiments vertueux, selon le modĂšle quâa fixĂ© MĂ©tastase, poĂšte officiel de la Vienne des annĂ©es 1730/1740), lâoreille reste saisie par des Ă©pisodes de pleine fulgurance, en affinitĂ© poĂ©tique avec la trame romanesque inspirĂ© du Tasse. Jommelli fait de lâenchanteresse Armide une femme vulnĂ©rable, impuissante et seule, maladivement inquiĂšte. Lâhistoire dĂ©peint la lente agonie de son pouvoir et la destruction du monde factice quâelle a créé par magie. Tous les personnages (Erminia/Clorinda, Rinaldo mais aussi Rambaldo et Tancredi) Ă©prouvent dans la geste chevaleresque, ce moment dâĂ©garement et de dĂ©sespĂ©rance, oĂč victimes de lâamour, ils mesurent le gouffre de leur solitude. Cet aspect du dĂ©nuement psychologique donne Ă chacun sa profondeur humaine. La force de lâopĂ©ra demeure en ce sens son Ă©loquente gradation. Ainsi, de lâActe I dont la fin est un chant Ă deux – dâune sensualitĂ© Ă©perdue, affirmant lâimage de la sĂ©ductrice triomphante – Ă la fin de lâActe II qui dessine a contrario, la silhouette brisĂ©e de lâamante abandonnĂ©e et dĂ©truite, Jommelli ne nous Ă©pargne aucun des sentiments de la guerre amoureuse : fusion (enchantement), solitude (jalousie, haine, mort).
Christophe Rousset sait ĂȘtre sensible Ă lâimagination quasi dĂ©bordante de lâorchestre dont la vitalitĂ© nerveuse, idĂ©alement prĂ©cise, se dĂ©lecte des alliances de timbres et des contrastes de rythmes (sinfonia introductive) ; il sait commenter lâaction intĂ©rieure des personnages et comme Ă©clairer dans le chant des instruments les palpitations des Ăąmes, en particulier celles de la prima donna. Le chef sây montre dâautant plus subtil, opĂ©rant un travail exceptionnel sur la dynamique et la matiĂšre texturĂ©e de lâorchestre (ses fameux crescendo ; accents des hautbois, basson et flĂ»tes obligĂ©s), que Jommelli dĂ©tourne les rĂšgles et aime visiblement innover : rĂ©citatifs accompagnĂ©s, monologue en arioso, da capo non obligatoire, forme nouvelle de recitar cantando (Chaconne de Rinaldo)⊠Les chanteurs apportent aussi leur contribution : si le mezzo de Claire Brua (Rinaldo : Ă lâorigine Ă©crit pour une voix de castrat) manque parfois dâarticulation, lâArmida de Ewa-Malas Godlewska donne la pleine mesure dâun rĂŽle Ă©crasant conçu Ă lâĂ©poque pour lâune des sopranos les plus douĂ©es, Anna De Amacis. La chanteuse devait fortement impressionner le jeune Mozart qui lui rĂ©servera des airs du mĂȘme registre pour son Lucio Silla de 1773. De la fragilitĂ© inquiĂšte (scĂšne 5 du II, plages 10 et 11 du CD2) au dĂ©chaĂźnement de la fureur vengeresse (cascade et exaspĂ©ration des notes pointĂ©es : scĂšnes 12 du III, plages 5, 6 et 7 du CD3), – quand elle apprend le dĂ©part de Rinaldo -, Armida impose sa dĂ©mesure dramatique. Les autres voix : VĂ©ronique Gens (noblesse idĂ©alement mĂ©tastasienne), Gilles Ragon (projection lumineuse, impact théùtral), Laura Polverelli et Patricia Petibon, entre autres, forment un plateau vocal parfaitement cohĂ©rent. NervositĂ© et caractĂšre au service dâune partition qui recherche lâexpressivitĂ© : que demander de plus ?
VoilĂ donc une réédition dâautant plus opportune quâelle se confirme telle une gravure majeure dans la discographie des Talens Lyriques.
Armida Abbandonata,
opera seria en trois actes (Naples, 1770).
Livret de F. Saverio DeâRogati
dâaprĂšs la JĂ©rusalem DĂ©livrĂ©e de Torquato Tasso.
Avec : Ewa Malas-Godlewska (Armida), Claire Brua (Rinaldo), Gilles Ragon (Tancredi), Véronique Gens (Herminie/Clorinde), Laura Polverelli (Rambaldo), Patricia Petibon (Ubaldo), Cécile Perrin (Dano), Les Talens Lyriques, direction : Christophe Rousset.