LIVRE Ă©vĂ©nement, critique. Willem de Vries : COMMANDO MUSIK (Buchet Chastel) – On mĂ©sestime souvent combien les nazis furent dâĂąpres voleurs dâĆuvres dâart, et sur le plan musical, des prĂ©dateurs prĂȘts Ă tout pour dĂ©rober les biens juifs de toute nature et surtout de grande valeur (partitions, manuscrits, instrumentsâŠ). DĂšs 1940, lâadministration hitlĂ©rienne organise une vaste politique de confiscation des biens juifs, dans les territoires occupĂ©s (France, Belgique, Pays-basâŠ), spoliant maintes familles ayant fui, dĂ©portĂ©es ou retenues prisonniĂšres, afin dâenrichir encore et encore les fonds artistiques allemands, en particulier de la capitale du reich, Berlin (et dans un premier temps, avant inventaire exhaustif dans les entrepĂŽts de la firme Franzkowiak), ou Ă Lepizig oĂč Ă©tait programmĂ© le projet de musĂ©e musical du reich (« Hohe Schule »).
Ainsi « lâorganisation Rosenberg » ou ERR, suivait lâobjectif dâĂ©liminer la vie culturelle juive dans toute lâEurope, Ă travers la confiscation des Ćuvres dâart et des bibliothĂšques au profit du IIIĂš reich. Une cellule consacrĂ©e Ă la musique voit le jour, le « Sonderstab Musik » (/ commando « musique »), composĂ©e dâĂ©minents musicologues allemands, chargĂ©s de localiser instruments, partitions, manuscrits⊠lâactivitĂ© de cette officine est le sujet principal de ce livre passionnant.
Le sonderstab musik / Commando MusikâŠ
Spoliation anti juive Ă lâĂ©chelle europĂ©enne
Pour clarifier encore lâĂ©tendue de la spoliation, les fameux « monuments men » (MFA & A pour Monuments, Fine arts and archive programm ») créé dĂšs 1943 par le gĂ©nĂ©ral Dwight Eisenhower, commandant suprĂȘme des armĂ©es amĂ©ricaines, furent organisĂ©s pour tracer et rĂ©cupĂ©rer les quelques 5 millions dâĆuvres dâart usurpĂ©es par les nazis dans toute lâEuropeâŠ
Le texte que publie Buchet Chastel est moins une offrande littĂ©raire que le support dâune enquĂȘte complĂšte, premier document sĂ©rieusement argumentĂ©, parfois trĂšs (trop ?) dĂ©taillĂ© ; de toute Ă©vidence, les chercheurs Ă venir y puiseront des pistes dâinvestigation pour Ă©lucider nombre de problĂšme dâobjets et dâinstruments qui pour certains attendent toujours de revenir Ă leurs propriĂ©taires originels et / ou Ă leurs descendants. Câest le fruit de presque 20 annĂ©es de recherche menĂ©e par Willem De Vries Ă partir de 1991, et qui constitue un Ă©clairage dĂ©cisif sur lâune des plus ignobles opĂ©rations de spoliation jamais organisĂ©e au 20Ăš. Sur ses propres deniers (puisque la facultĂ© dâAmsterdam refusa de financer son projet), le chercheur rassemble et identifie un nombre important de manuscrits gardant la trace dâune administration mĂ©ticuleuse, dont le seul but est la confiscation Ă grande Ă©chelle. Ce sont plusieurs centaines de milliers dâouvrages et plusieurs dizaines de milliers dâinstruments et de partitions qui sont transfĂ©rer Ă Berlin puis dans les caches du reich en Haute SilĂ©sie (Ratibor, Pless, Langenau).
Toute lâopĂ©ration sâappuie sur une idĂ©ologie premiĂšre particuliĂšrement bien documentĂ©e ; sur lâengagement de personnalitĂ©s trĂšs zĂ©lĂ©es Ă la bonne rĂ©alisation de leur mission⊠Ainsi Willem de Vries dresse le portrait de deux personnalitĂ©s clĂ©s dans ce programme de vol Ă lâĂ©chelle europĂ©enne : Alfred Rosenberg le thĂ©oricien (celui qui instille les ferments du national-socialisme dans lâart et la culture allemande) et Herbert Gerigk, membre des Waffen-SS⊠et biographe de Verdi et Rossini, qui fut ainsi le responsable de la bonne exĂ©cution des principes Ă©dictĂ©s (« orchestrateur de la politique musicale de Rosenberg).
Le dossier est complĂ©tĂ© par le cas de collaborateurs identifiĂ©s, chevilles ouvriĂšres du Sonderstab Musik : Wolfgang Boetticher (devenu professeur de musicologie Ă lâUniversitĂ© de Göttingen aprĂšs la guerre et renvoyĂ© suite aux dĂ©couvertes de lâauteur) et Guillaume de Van (conservateur Ă la BN et correspondant local Ă Paris, collaborateur des plus actifs du Sonderstab Musik)âŠ. parmi leurs victimes, spoliĂ©es au mĂ©pris de tout respect de la propriĂ©tĂ© et de la mĂ©moire des juifs inquiĂ©tĂ©s et martyrisĂ©s : Arthur Rubinstein (dont 71 compositions qui lui furent dĂ©diĂ©esâŠ), le critique musical Arno PoldĂšs, le violoncelliste Gregor Piatigorsky ; et les cas spĂ©cifiquement analysĂ©s de la claveciniste polonaise Wanda Landowska dont la collection en France Ă©tait domiciliĂ©e Ă Saint-Leu la ForĂȘt (soit 60 caisses dĂ©robĂ©es par Gerigk, comprenant la bibliothĂšque musicale, les biens et meubles dont les instruments, parmi lesquels le fameux piano de Chopin, de nombreux peintures et objets dâartâŠ); du compositeur Darius Milhaud dont lâappartement parisien aprĂšs sa fuite, fut intĂ©gralement « vidé » ; Willem de Vries Ă©voque alors la plainte du gouvernement français, dĂ©muni, laissĂ© sans suiteâŠ; il prĂ©cise le zĂšle pointilleux de Boetticher, habile Ă réécrire lâhistoire et dĂ©clarer Landowska comme juive⊠Sâagissant de Milhaud, De Vries retrouve ainsi la trace de partitions que lâon croyait perdues (dont Le beau Tripoli de damas, PoĂšme pour le piano et lâorchestre sur un cantique de Camargue, Sonatine pour orgueâŠ), finalement restituĂ©es par lâauteur Ă la veuve de Darius Milhaud, Madeleine, en avril 1992.
Lâapport est fondamental : il suscite lâadmiration pour le travail de recherche ainsi rĂ©alisĂ©, autant que lâeffroi face Ă une vaste et minutieuse opĂ©ration de spoliation antijuive.
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LIVRE Ă©vĂ©nement, critique. Willem de Vries : COMMANDO MUSIK (Buchet Chastel) – Parution : oct 2019 – Format : 15 x 23 cm, 416 pages – 26 ⏠– ISBN 978-2-283-03198-8