OPERA BAROQUE VENITIEN. ENTRETIEN avec Jean-François Lattarico. Chez Garnier classiques, notre rĂ©dacteur Jean-François Lattarico, grand spĂ©cialiste de lâopĂ©ra italien baroque, en particulier de Cavalli, fait paraĂźtre tour Ă tour deux ouvrages majeurs sur le compositeur, disciple de Monteverdi et certainement au XVIIĂš, dont en France, lâun des auteurs dâopĂ©ras italiens, le plus cĂ©lĂ©brĂ© et estimĂ© du XVIIĂš. A lâoccasion de la parution de ses deux ouvrages, – bientĂŽt prĂ©sentĂ©s sur classiquenews, Jean-François Lattarico rĂ©pond aux questions dâAlexandre Pham. Enjeux, apports de la recherche la plus rĂ©cente sur Cavalli, son librettiste Busenello et lâopĂ©ra vĂ©nitien du XVIIĂš, accomplissement majeur du gĂ©nie baroque italien acclimatĂ© au théùtreâŠ
CLASSIQUENEWS : Vous qui avez une vision globale de lâĆuvre de Cavalli et de Busenello, pouvez-vous nous dire quel opĂ©ra de Cavalli prĂ©fĂ©rez-vous et pourquoi (musique, sujet) ? Quel livret de Busenello prĂ©fĂ©rez-vous et pourquoi ?
JEAN-FRANCOIS LATTARICO : Le choix est difficile car chacun des 27 opĂ©ras prĂ©servĂ©s recĂšle des trĂ©sors et beaucoup sont dâincroyables chefs-dâĆuvre (Giasone, Calisto, Ercole amante, Didone). Peut-ĂȘtre que mon prĂ©fĂ©rĂ© est lâultime Eliogabalo, que le compositeur nâa jamais vu de son vivant et que les Parisiens pourront enfin voir Ă la rentrĂ©e au Palais Garnier (1). Cavalli rompt avec le style « belcantiste » en vogue Ă Venise aprĂšs les annĂ©es 1660, rend hommage Ă son maĂźtre Monteverdi et compose une partition admirable de bout en bout avec des rĂ©citatifs dâune extraordinaire expressivitĂ© et des airs gĂ©nĂ©ralement brefs qui se fondent dans le continuum musical. Pour Busenello, le choix est tout autant difficile, car la cohĂ©rence stylistique y est remarquable, y compris dans son livret alors inĂ©dit Il viaggio dâEnea allâinferno. Le Giulio Cesare a une tonalitĂ© shakespearienne qui emporte lâadhĂ©sion du lecteur, avec ses changements de lieux constants et ses grandes scĂšnes pathĂ©tiques. Mais peut-ĂȘtre choisirais-je la Didone, car malgrĂ© son lieto fine que certains chefs ont superbement ignorĂ©, le drame est construit avec une rigueur implacable et en respectant les prĂ©ceptes aristotĂ©liciens, alors mĂȘme que le poĂšte, dans sa prĂ©face, se rĂ©clame de la poĂ©tique plus libre des Espagnols.
Vous dĂ©montrez combien Busenello comme Ă©crivain eut Ă cĆur de publier chacun de ses livrets comme sâil sâagissait dâabord d’un drame littĂ©raire. Avez-vous notĂ© des diffĂ©rences significatives entre le livret dâopĂ©ra et le drame littĂ©raire ainsi publié ? Comment expliquer ces variations ? OĂč se situent pour vous les caractĂšres spĂ©cifiques entre ce qui relĂšve du drame littĂ©raire et du livret dâopĂ©ra dans lâĂ©criture de Busenello ?
JFL : Dâabord il faut rappeler quâĂ part Statira, aucun livret de Busenello ne fut publiĂ© au moment de la reprĂ©sentation. On publiait en revanche un scenario, sorte de synopsis extrĂȘmement prĂ©cis, scĂšne par scĂšne, du drame. Câest ainsi quâon sâest aperçu que le fameux duo « Pur ti miro » Ă la fin du Couronnement de PoppĂ©e, ne figure pas dans le scenario, ni mĂȘme dans le recueil de 1656. Les diffĂ©rences sont le fait du compositeur, souvent en concertation avec le librettiste, ou de lâimprĂ©sario, lors de reprises des opĂ©ras (câest le cas de PoppĂ©e et de la Didone, repris Ă Naples). Les coupures pouvaient sâexpliquer en raison des longueurs du livret dâorigine (des sortes de guillemets indiquent dans le livret imprimĂ© les coupures effectuĂ©es dans la partition) ou pour satisfaire le nouveau goĂ»t du public. Dans le cas de PoppĂ©e, il manque dans les deux partitions prĂ©servĂ©es un superbe duo entre NĂ©ron et sa maĂźtresse Ă lâacte 3, alors quâil est prĂ©sent dans le recueil, ainsi que dans le scenario de 1643. La cohĂ©rence dramaturgique est bien plus grande dans le recueil que dans la partition : par exemple, aprĂšs la mort de SĂ©nĂšque, un chĆur devait cĂ©lĂ©brer les vertus cĂ©lestes du philosophe, faisant ainsi Ă©cho au chĆur des vertus terrestres, cĂ©lĂ©brant PoppĂ©e, Ă la fin du drame. VoilĂ pourquoi, malgrĂ© sa cĂ©lĂ©britĂ©, le fameux duo final, sonne comme une piĂšce rapportĂ©e. La volontĂ© de Busenello de publier lâintĂ©gralitĂ© de ses drames en recueil unitaire montre sa conscience dâĂ©crivain qui considĂ©rait ces drames en musique comme des tragĂ©dies Ă part entiĂšre.
Enfin en quelques mots, pouvez-vous nous prĂ©ciser lâesthĂ©tique de Busenello au théùtre et son Ă©volution du premier au dernier drame ?
JFL : Busenello est un partisan dâun théùtre de la parole, plus que dâun théùtre de lâaction, comme ce sera le cas avec un MĂ©tastase au XVIIIe siĂšcle. Il y a certes quelques scĂšnes spectaculaires dans ses drames, notamment dans le premier acte de Didone ou dans les scĂšnes de bataille de Statira, mais son esthĂ©tique est marquĂ©e par le paradigme rhĂ©torique qui prĂ©vaut dans tout discours Ă lâĂ©poque classique (Ă quoi se rĂ©duit dâailleurs le théùtre). Une esthĂ©tique marquĂ©e Ă©galement par une langue dâune grande force poĂ©tique, lâusage de nombreuses mĂ©taphores puisant dans les registres les plus variĂ©s (il y a un lexique technique dâune grande richesse dans son Ă©criture) et certaines audaces syntaxiques reconnaissables entre toutes. Il nây a de ce fait pas vraiment dâĂ©volution entre le premier et le dernier drame et la lecture attentive de ses piĂšces montre une remarquable constance stylistique et une grande cohĂ©rence dâĂ©criture (au sens barthĂ©sien du terme). LâĂ©volution est plutĂŽt dâordre thĂ©matique et malgrĂ© le nombre rĂ©duit de ses drames (cinq contre quinze pour Faustini, plus de trente pour Aureli et plus de cent cinquante pour Minato !), le recueil illustre parfaitement lâĂ©volution du dramma per musica Ă Venise au cours du XVIIe siĂšcle, qui passe du sujet mythologique (les Amours dâApollon), au sujet Ă©pique (Didone), aux sujets historiques (PoppĂ©e, Jules CĂ©sar), pour finir avec un sujet exotique (Statira) alors en vogue dans le dernier quart du siĂšcle.
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AGENDA (1)
L’opĂ©ra de Cavalli Eliogabalo fait lâĂ©vĂ©nement de la rentrĂ©e lyrique Ă Paris, Palais Garnier, sous la direction du chef argentin Leonardo Garcia Alarcon : LIRE notre prĂ©sentation dâEliogabalo de Cavalli, Ă lâOpĂ©ra national de Paris, Palais Garnier, en septembre et octobre 2016 – du 14 septembre au 15 octobre 2016
LIVRES PARUS signés Jean-François Lattarico (bientÎt chroniqués sur classiquenews) :
BUSENELLO, un théùtre de la rhétorique
Giovan Francesco Busenello : Delle ore ociose / Les fruits de lâoisevetĂ© : Ă©dition critique et traduction de 5 livrets dâopĂ©ras pour Cavalli
LIRE aussi notre annonce dĂ©pĂȘche du livre de Jean-François Lattarico : « BUSENELLO, un théùtre de la rhĂ©torique”
CD : CD, compte rendu critique. Francesco Cavalli : Heroines of the venetian baroque : Héroïnes du Baroque vénitien (2 cd Ricercar)