RĂ©digĂ©e au moment de la diffusion sur Arte en 1991 de la fameuse TĂ©tralogie du centenaire de Bayreuth (1876-1976) signĂ©e ChĂ©reau et Boulez, la mythique Ă©quipe française, la traduction d’Henri Christophe est Ă©ditĂ©e chez SymĂ©trie. Le texte a Ă©tĂ© composĂ© pour ĂŞtre lu sur les images de cette production, dans le temps imparti pour chaque sĂ©quence, dans la durĂ©e du spectacle, selon les contraintes aussi pratiques (2 lignes de texte au bas de l’Ă©cran). Il en dĂ©coule une prosodie rapide, sĂ©quencĂ©e, aux images sensuelles et charnelles, aux Ă©clairs rĂ©flexifs qui engagent et dĂ©voilent tout un Ă©troit rĂ©seau de correspondances entre les tableaux, dans les strates du texte global. Le cerveau de Wagner n’a jamais Ă©tĂ© mieux compris dans une langue Ă la fois prĂ©cise, violente, organique et flamboyante. C’est immĂ©diatement l’intelligence du dramaturge Wagner qui surgit, son sens du verbe, sa ciselure des portraits psychologiques et des situations.
Traducteur en 1991 pour Arte, Henri Christophe éclaire les facettes prosodiques du Ring
Wagner traduit : une révélation poétique
Ne prenons que deux exemples parmi les plus denses et psychologiquement fouillĂ©s du Ring : extraits de La Walkyrie, le monologue de Wotan qui s’adresse Ă sa fille chĂ©rie BrĂĽnnhilde et lui avoue son impuissance face aux arguments de l’Ă©pouse Fricka qui lui demande de rompre sa protection auprès des Valse… Puis extrait du CrĂ©puscule des dieux : le dernier monologue de BrĂĽnnhilde, l’Ă©pouse trompĂ©e par Siegfried qui cependant frappĂ©e d’un discernement supĂ©rieur, comprend le sens profond de tout le cycle, pardonne Ă celui qui l’a trahie, et restitue l’anneau maudit aux filles du Rhin…
D’une façon gĂ©nĂ©rale, le texte de Henri Christophe est direct, plus clair du point de vue des idĂ©es et des images formulĂ©s ; sĂ©quencĂ© en phrases courtes, il souhaite (mĂŞme si sa destination n’est pas d’ĂŞtre chantĂ©) reproduire le rythme du chant lyrique ; le dĂ©coupage qui en dĂ©coule semble suivre les mĂ©andres du continuum musical : Henri Christophe a Ă©coutĂ© chaque scène musicale en formulant la taille, le dĂ©bit de ses traductions. Evidement indications scĂ©niques et didascalies n’Ă©tant pas indiquĂ©es entre parenthèses, le lecteur perd en comprĂ©hension scĂ©nique et visuelle, mais il gagne une proximitĂ© Ă©motionnelle avec chaque protagoniste que les autres textes Ă la rĂ©daction plus contournĂ©e, n’offrent pas.
MĂŞme pour des non germanistes/germanophones, le travail de Wagner sur l’allitĂ©ration et non la rime, une saveur organique du langage qui convoque la prĂ©sence tangible des pulsions et forces psychique inspirĂ©es des mythes fondateurs qui l’ont tant portĂ© dans la conception globale de la TĂ©tralogie, s’impose : elle attise la lecture dans le feu des forces en prĂ©sence. Le jeu de Wagner est d’anticiper ou de se remĂ©morer, dilatation Ă©lastique et oscillante du temps qui fonde sa fascinante intensitĂ© : passĂ© et futur sont Ă©voquĂ©s presque simultanĂ©ment pour intensifier la perception du prĂ©sent (prolepses ou prĂ©visions, analepses ou flashback). La vision est dĂ©jĂ cinĂ©matographique et l’on repère dans la construction du maillage linguistique ainsi restituĂ©, les filiations et les correspondances multiples du texte, conçu comme un seule et mĂŞme Ă©toffe qu’on la prenne Ă son commencement comme Ă sa fin…
Les idĂ©es prĂ©conçues tiennent bon, or si certains s’entĂŞtent Ă regretter les faiblesses du Wagner librettiste, force est de constater ici la puissance de son verbe, l’Ă©loquence de ses idĂ©es, la cohĂ©rence des imbrications dramatiques, le sens de l’impact dramaturgique. Tout cela restitue la force et la spĂ©cificitĂ© du théâtre wagnĂ©rien, scène plus psychique et politique que narrative et d’action : tout fait sens Ă mesure que les situations se prĂ©cisent, que les confrontations accomplissent leur Ĺ“uvre. Le lecteur saisit enfin l’unitĂ© souterraine du cycle. Peu Ă peu s’affirme la profonde impuissance des ĂŞtres ; ces dieux ambitieux, arrogants s’Ă©puisent dans l’exercice et le maintien absurde de leur pouvoir : la destinĂ©e de Wotan /Wanderer s’en trouve lumineuse ; un rĂ©sumĂ© du cycle entier : chacun tĂ´t ou tard doit assumer les consĂ©quences de ses actes. Au compositeur de dessiller les yeux des aveuglĂ©s. Gageons que le texte d’Henri Christophe accrĂ©dite enfin le principe Ă prĂ©sent explicite d’un Wagner, librettiste affĂ»tĂ© voire gĂ©nial. C’est bien le moindre des apports de cette traduction heureusement Ă©ditĂ©e.
Henri Christophe. Richard Wagner : L’Anneau du Nibelung (Éditions SymĂ©trie). ISBN : 978 2 36485 026 2. 403 pages. 13,80€. FĂ©vrier 2015. Un texte d’introduction très documentĂ© rĂ©capitule l’histoire des traducteurs français de Wagner et aussi la chronologie des crĂ©ations de ses oeuvres dans l’Hexagone… Passionnant.