CD Ă©vĂ©nement, critique. CĂ©sar Franck par Mikko Franck : Symphonie en rĂ©, Ce que l’on entend sur la montagne, Philharmonique de Radio France (1 cd Alpha). Depuis sa crĂ©ation en 1937, le Philharmonique de Radio France nâa jamais semblĂ© aussi heureux et Ă©panoui que sous la conduite du finlandais Mikko Franck. On se souvient dâune remarquable Tosca Ă Orange oĂč le chant orchestral produisait une tension dramatique captivante (Ă©tĂ© 2010). On retrouve le mĂȘme engagement et une entente bĂ©nĂ©fique dans ce programme dĂ©diĂ© au symphonisme de CĂ©sar Franck.
UN POINT DâHISTOIRE⊠Lâunique symphonie de Franck est un sommet du romantisme orchestral en France. Le point dâaccomplissement qui remontant Ă Berlioz et sa fantastique, offre en 1888, le testament symphonique de lâauteur et une rĂ©ponse sans ambiguĂŻtĂ© Ă Wagner.
PrĂ©figurĂ©e par la symphonie en sol majeur (pied de nez Ă celle de Mozart en sol mineur n°40 ? et qui aurait vu le jour vers 1840), la Symphonie en rĂ© mineur est bien la seule, totalement aboutie qui fasse sens : dĂ©diĂ©e Ă son Ă©lĂšve Duparc, la partition est majeure pour le genre en France ; elle est achevĂ©e Ă lâĂ©tĂ© 1888, créée le 17 fĂ©vrier 1889 : Franck rĂ©pond Ă celle de Saint-SaĂ«ns avec orgue de 1885 qui dĂ©jĂ appliquait les prĂ©ceptes de Franck quant Ă la construction selon un plan cyclique : rĂ©pĂ©tition des mĂȘmes motifs, superposition des motifs comme un assemblage Ă©loquent (ainsi andante et scherzo sont jouĂ©s simultanĂ©ment comme un pur exercice formel, dĂ©fi du compositeur qui sâen est expliquĂ©). Puis se furent, Lalo (Symphonie en sol mineur, 1886) ; dâIndy, sa Symphonie cĂ©venole (créée en 1887). Chacun tente de renouveler le genre en rĂ©interprĂ©tant la forme orchestrale (et cyclique). Une expĂ©rimentation continue qui avait Ă©tĂ© inaugurĂ©e par le visionnaire Berlioz et sa Symphonie Fantastique de 1830. Franck marque les esprits autant par la puissance de son gĂ©nie orchestrateur que lâaudace formelle du plan gĂ©nĂ©ral : 3 mouvements (et non pas 4 ⊠comme chez les Viennois classiques), ⊠soit une annonce du triptyque La Mer de Debussy.
LâĂ©criture de lâorganiste Franck nâa pas suscitĂ© de consensus immĂ©diat. Loin de lĂ . Les contemporains critiquent son manque de subtilitĂ© (!) : soit une robustesse voire une puissance tellurique mal dĂ©grossie et mal comprise par Gounod (qui parle de dĂ©monstration de lâimpuissance) ou Ravel qui regrette ses erreurs « foraines » aux sommets les plus mystiques (!)âŠ
MIKKO FRANCK EN FRANCKISTE CONVAINCANT… Rien de tel dans la lecture de Mikko Franck ici, qui comprend les ambitions de la forme sans sacrifier la tension et lâinquiĂ©tude permanentes dâune architecture Ă la fois menaçante et impressionnante. Dans lâoptique du principe cyclique qui fond les Ă©lĂ©ments en un tout organiquement liĂ©, Mikko Franck exprime idĂ©alement en un souffle dramatique continu, lâenchaĂźnement des parties : Lento, allegro non troppo / Allegretto (andante, scherzo) / Finale (allegro non troppo).
On distingue dâemblĂ©e lâĂąpretĂ© et la vibration intranquille du premier mouvement dont le chef exprime aussi lâactivitĂ© souterraine, les forces sousjacentes indomptables comme la lave dâun volcan prĂȘte Ă surgir. Son caractĂšre sombre mĂšne au premier Allegro jusquâau lumineux rĂ© majeur. Nous voici donc en pleine ascension de la montagne ; de falaises Ă pic, effrayantes et noires, jusquâaux cimes solaires.
Piliers dâune marche solennelle et mystĂ©rieuse, les harpes Ă©nigmatiques du II, en pizz (Allegretto, comem la 7Ăš de Beethoven) prennent la hauteur nĂ©cessaire dans le prolongement de lâinterrogation prĂ©cĂ©dente. Les respirations incisives comme celles dâune houle prenante et enveloppante se prĂ©cisent⊠comme ocĂ©anes. La sonoritĂ© exulte mais garde une prĂ©cision dans son Ă©locution, un relief et une matiĂšre faits dâun scintillement intĂ©rieur. Le soin accordĂ© Ă la transparence se dĂ©ploie dans ce mouvement oĂč bois et vents apportent leur Ă©clairage quasi pastoral (douceur enivrante de la clarinette)
Frank fait naĂźtre des frĂ©missements et des nuances Ă©poustouflantes aux cordes (faux scherzo car le tempo reste allegretto), osons dire purement français alors que « sĂ©vit » le wagnĂ©risme ambiant auquel on comprend dĂšs lors que CĂ©sar Franck apporte une alternative sĂ©rieuse. La clartĂ© qui sâaffirme quand les deux thĂšmes se superposent et se combinent, expriment bien lâesprit de dĂ©fi et de rĂ©solution qui anime le compositeur.
Symphonie en rĂ©, Ce que l’on entend sur la montagne…
Mikko Franck, un franckiste convaincant
Le chef du Philharmonique de Radio France nous gratifie dâune sonoritĂ© ample qui creuse toujours davantage le mystĂšre et la profonde interrogation dâun Franck qui fut un mystique. La fin du II sonne comme une rĂ©vĂ©lation finale, dans lâombre et la brume malgrĂ© son Ă©locution dâune rare prĂ©cision.
Le III frappe davantage par son entrain (citation des mouvements prĂ©cĂ©dents et trĂšs habile combinaison victorieuse lĂ encore) : la rĂ©solution des Ă©nigmes antĂ©rieures et le surgissement de la cathĂ©drale sonore, façonnĂ©e avec une grandeur mesurĂ©e et lĂ encore un sens du dĂ©tail passionnant. Au coeur du dĂ©ploiement la rĂ©solution du tout et lâaspiration mystique vers les hauteurs, Mikko Franck fait jaillir comme une Ă©tape nouvelle dans lâaccomplissement spirituel, la voluptĂ© cĂ©leste des harpes qui reviennent ainsi Ă 8â09 expression dâune mĂ©tamorphose rĂ©ussie⊠serait-ce enfin la concrĂ©tisation du passage ? Franck nâest-il pas un prophĂšte, un visionnaire ? Tendue, dramatique et dĂ©taillĂ©e Ă la fois, la lecture convainc totalement et les qualitĂ©s instrumentales du Philhar sont totalement exploitĂ©es.
Dâune inspiration naturaliste tout aussi rĂ©ussie, en tension, climats comme en dĂ©tails infimes, la vibration du poĂšme « Ce que lâon entend sur la montagne » serait bel et bien le premier poĂšme symphonique de lâhistoire (conçu dĂšs 1833), prĂ©cĂ©dent celui du grand ami Liszt, tous deux quasi au mĂȘme moment, inspirĂ©s par Hugo (Feuilles dâAutomnes). La malĂ©diction du destin humain plane chez Franck ; un sentiment dâempĂȘchement qui se traduit aussi par lâimmensitĂ© mystĂ©rieuse de la nature. Grandeur impĂ©nĂ©trable du motif naturel opposĂ© au cri sans espoir de lâhumanitĂ©.
La vision est romantique, sacralise en quelque sorte la montagne, les flots, lâinfini du paysage (« les orbes infinis » comme Ă©manation de la puissance divine). Franck se rapproche du panthĂ©isme grandiose de Berlioz (Damnation de Faust), dialogue avec la spacialitĂ© cosmique du peintre Turner.
On est trĂšs Ă©loignĂ© de la fragilitĂ© des Ă©cosystĂšmes quâa permis de rĂ©vĂ©ler et avec quelle actuelle acuitĂ©, la conscience Ă©cologique. Lâorchestre de Franck dans ses climats Ă©nigmatiques capte la force dâun Ă©quilibre qui Ă©chappe totalement aux hommes. Ce chant des Ă©quilibres impĂ©nĂ©trables se lit aussi chez Schubert que Franck connaĂźt parfaitement et auquel il semble rendre hommage au mĂȘme titre que Bach et quâĂ Beethoven (Symphonie Pastorale).
Si Liszt emprunte un chemin dâĂ©preuves, marquĂ© par les obstacles, la fin quant Ă elle, sâĂ©lĂšve en une lĂ©vitation mystique. Chez Franck, le mouvement est inverse : profondĂ©ment croyant, le compositeur pense et mĂ©dite la fragilitĂ© humaine, sa vaine puissance, son inĂ©luctable naufrage ; tout sâeffondre dans lâombre profonde, pesanteur si prĂ©sente dans le poĂšme dâHugo. Et qui rend la sensibilitĂ© de Franck trĂšs proche de la lyre hugolienne.
Franck dĂ©ploie une maĂźtrise parfaite dans lâart des modulations harmoniques ; son gĂ©nie est tout autant convaincant dans la conception structurelle et lâarchitecture du poĂšme ; il tĂ©moigne dâun cycle de pressentiments et de tristesse ineffable (sentiment pesant/prĂ©sent dans le texte de Hugo).
La partition guĂšre enregistrĂ©e comparĂ©e Ă celle de Liszt, fait entendre les mĂȘmes qualitĂ©s du maestro, directeur musical du Philhar depuis sept 2015 (et reconduit jusquâen sept 2022). Le chef nous montre clairement la pertinence du compositeur face Ă la source hugolienne.
Le poĂšme de presque 29 mn est Ă©noncĂ© comme une suite de respirations spirituelles lĂ encore trĂšs emblĂ©matiques du mysticisme dâun Franck qui orchestre comme un peintre. Sans lourdeur ni Ă©paisseur, dans la transparence de la texture (et son activitĂ© scintillante : cf lâirisation frĂ©missante des six parties de violons au dĂ©but de la sĂ©quence), le geste de Mikko Franck respecte lâĂ©quilibre des plans, le relief des bois dans un miroitement continu des cordes.
Le chef ne se trompe pas, exprimant avec voluptĂ© le son de la grandeur croissante. Ainsi se prĂ©cise dans ses contours progressifs, la montagne magique. Ce que nous dit Franck ici câest lâinĂ©narrable frĂ©missement du monde vivant et minĂ©ral, emprunt de mystĂšre et de secrĂštes vibrations (Ă 8â39, la flĂ»te Ă©merge sur la soie des cordes ; ou Ă 12â48, la clarinette ondulante, vaporeuseâŠ). On gravit peu Ă peu la montagne pour contempler enfin au dessus des cimes la clartĂ© grandiose du panorama. Et la misĂšre humaine.
Mais ce que nous dit la montagne, câest lâivresse de lâaltitude. En maĂźtre absolu du tempo et de la sonoritĂ©, Mikko Franck nous montre quâil sait en vrai poĂšte, ciseler la verve narrative de CĂ©sar Franck, avec cette transparence de la pĂąte sonore que ne maĂźtrisent pas les phalanges germaniques ; le maestro sait rĂ©vĂ©ler chez CĂ©sar, lâarchitecte et le gĂ©omĂštre de superbes paysages sonores.
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CD événement, critique. César Franck par Mikko Franck : Symphonie en ré, Ce que nous dit la montagne, Philharmonique de Radio France (1 cd Alpha). CLIC de CLASSIQUENEWS avril 2020.
César Franck (1822-1890) : Symphonie en ré mineur
Lento, allegro non troppo (18â35)
Allegretto : Andante, scherzo (10â04)
/ Allegro non tropppo (10â15)
CE QUâON ENTEND SUR LA MONTAGNE
PoĂšme symphonique (28â20)
Durée totale: 1h07
Orchestre Philharmonique de Radio France
Mikko Franck, direction
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