COMPTE RENDU, concert. SCEAUX, La Schubertiade, le 8 décembre 2018. Quatuor Modigliani : Schubert, Mozart, Debussy. De toute évidence, ce qui frappe avant tout chez les Modigliani, c’est la sûreté de leur sonorité, l’ampleur du geste en particulier défendu par le premier violon (Amaury Coeytaux), la volonté d’unir et de fusionner une respiration claire et nuancée qui emporte et précise le caractère de chaque pièce. Le programme rentre bien dans la thématique cultivée depuis sa première session par La Schubertiade de Sceaux : piliers de la musique de chambre (dont surtout la présence pour chaque concert du samedi, d’une œuvre clé de Schubert) et horizon stylistique très élargi, car passer ainsi ce 8 décembre, de Schubert à Mozart puis Debussy, exige chez les spectateurs comme de la part des interprètes, une capacité de concentration égale et même progressive, à mesure que l’on passe d’une écriture à l’autre.
Schubert d’abord, incontournable en raison du titre même de la saison musicale à Sceaux : rien n’atteint l’appel à la mystérieuse mélancolie que l’écriture schubertienne… Plutôt passionné, le Quartettsatz D 703 de 1820 est un mouvement de quatuor, sans suite, mais son intensité justifie amplement qu’il soit joué en ouverture du concert : comme un portique d’une rare activité ; les Modigliani, porté par l’activité mélodique incessante du premier violon, en expriment et l’urgence et la détermination.
Quoiqu’on en dise, à chaque audition de l’une de ses oeuvres, Mozart saisit par sa profondeur et sa sincérité. Il est classique et déjà …romantique. Le quatuor K 465 « les dissonances » de 1785 dépasse largement le cadre de son époque, celui du néoclaccisime, des Lumières, à quelques mois de la Révolution française. La liberté du geste, la fougue cependant millimétrée que les Modigliani savent cultiver à travers ses 4 mouvements en disent long sur l’imagination et l’ambition de l’écriture. Mozart plus sûr que jamais, et visionnaire, n’a rien laissé au hasard, surtout pas à l’erreur, comme cela fut avancé par un critique mal intentioné : aucune dissonance en réalité. Ce n’est pas parce que le manuscrit comporte des ratures (si rares dans le catalogue de Mozart) qu’elles indiquent une faiblesse dans l’inspiration. Bien au contraire. Les instrumentistes, précis, fougueux, mais toujours souples, dès le début conçu comme une marche funèbre voire lugubre, s’accordent en nuances ténues : délivrant immédiatement cette élégance viennoise, ce ton de légèreté profonde, soucieux de clarté comme d’articulation, en particulier dans le jeu des dialogues entre le violon I et l’alto… L’Andante cantabile foudroie par sa gravité noire, une sorte de suspension tragique qui redouble de pudeur, comme l’expression d’une intériorité secrète. Contrastant avec ce qui précède, le Menuetto (allegro) affirme une belle élasticité rythmique grâce à un jeu à la fois enjoué et vif. Enfin le dernier Allegro (molto) confirme l’extrême agilité du violon I, sa volubilité toujours musicale qui entraîne ses partenaires, … le sourire du violon II, la carrure du violoncelle.
Après le court entracte, place Ă la pièce maĂ®tresse selon nous. Celle que nous attendons. L’œuvre pour laquelle nous nous sommes dĂ©placĂ©s et qui s’inscrit opportunĂ©ment dans le cycle des cĂ©lĂ©brations du centenaire Debussy 2018 : le seul Quatuor de l’auteur de PellĂ©as, une partition de jeunesse, conçue en sol mineur et datĂ©e de 1892. Debussy y fait la synthèse Ă son Ă©poque des recherches les plus avancĂ©es en matière d’écriture (comme le principe cyclique cher Ă Franck) mais c’est une offrande première, assujettie Ă sa passionnante et puissante personnalitĂ©, en particulier dans la conception de l’architecture harmonique. Inclassable, porteur et dĂ©fricheur d’horizons nouveaux, l’unique Quatuor de Debussy offre une traversĂ©e sertie de surprenants passages, une constellation de rythmes changeants, un caractère continĂ»ment sinueux et mouvant oĂą se love comme une ondulation toujours prĂ©sente et structurante, l’expression renouvelĂ©e d’une sensualitĂ© souvent irrĂ©sistible voire enivrante qui ne cesse de modifier sa forme au cours des quatre mouvements. Ainsi les Modigliani soulignent la voluptĂ© naturelle du premier « AnimĂ© et très dĂ©cidé » / telle une danse libĂ©rĂ©e, Ă l’énoncĂ© très inventif ; l’acuitĂ© superactive des pizz du second mouvement (« Assez vif et bien rythmé », aux effets dĂ©cuplĂ©s d’une guitare ou d’une harpe) ; la qualitĂ© introspective de l’Andantino, entre retenue sensuelle et tristesse simple, avec en fin d’épisode, une exceptionnelle qualitĂ© pudique, Ă la fois allusive et mystĂ©rieuse. LĂ encore le sens des nuances saisit, rappelant dĂ©sormais tout ce en quoi la partition de 1892, annonce dans climats et articulation du flux musical et mĂ©lodique, l’envoĂ»tement futur de son… lui aussi unique, opĂ©ra : PellĂ©as (1902, soit 20 annĂ©es plus tard). Enfin le dernier et quatrième mouvement ne cesse de captiver par son allant irrĂ©pressible, avec cette notation qui n’appartient qu’à la pensĂ©e d’un Debussy très amateur de poĂ©sie : « très modĂ©rĂ© puis très mouvementĂ© et avec passion » ; le tissu harmonique se densifie, s’exalte en particulier par la voix de l’alto et du violoncelle. Debussy semble y peindre une traversĂ©e hallucinĂ©e Ă la manière de la Nuit transfigurĂ©e de Schoenberg, en un souffle Ă la fois dĂ©sespĂ©rĂ©e et Ă©perdu, puis tout s’allège et s’éclaircit comme une flamme qui s’élève. De toute Ă©vidence, Debussy s’affirme dans son Quatuor avec une maĂ®trise et une sĂ»retĂ©, une ivresse sonore que les quatre cordes du Quatuor Modigliani abordent avec caractère, Ă©nergie, passion et voluptĂ©. Passionnant. Encore une session de chambrisme exaltĂ© et subtil Ă Sceaux. De surcroĂ®t dans l’HĂ´tel de ville : une occasion exemplaire de permettre aux citoyens de s’approprier un lieu public, ailleurs, froid et distant. C’est Ă Sceaux, un samedi par mois, Ă 17h, et nul par ailleurs. Lire ici toute la programmation de La Schubertiade de Sceaux, saison 1 : 2018 – 2019.
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COMPTE-RENDU, concert. SCEAUX, La Schubertiade, le 8 décembre 2018. Quatuor Modigliani : Schubert, Mozart, Debussy. Illustrations : © Perceval Gilles / La Schubertiade de Sceaux 2018